Comment l'affaire Vinicius a fissuré la chape de plomb qui pèse sur le racisme dans le foot espagnol
Vinicius Junior n'a pas seulement entendu. Il a tout vu aussi. Sur la pelouse du stade Mestalla, dimanche 21 mai, "Vini" s'est soudainement arrêté de courir pour pointer du doigt le supporter de Valence auteur selon lui d'insultes racistes à son égard. Le supporter ? Pas tout à fait. Deux autres vidéos montrent une tribune entière, soit plusieurs dizaines de personnes, traiter en chœur et en rythme le joueur brésilien de "mono" ("singe").
Depuis son arrivée dans le championnat espagnol il y a cinq ans, les déplacements durant lesquels le footballeur n'a pas été la cible d'insultes racistes se comptent sur les doigts d'une main. "Ce n'était pas la première fois, ni la deuxième, ni la troisième. Le racisme est normal en Liga", a dénoncé Vinicius Junior sur son compte Instagram après la rencontre.
Sauf que cette fois, l'affaire a trouvé un écho mondial. En signe de solidarité, le Christ Rédempteur de Rio de Janeiro a été plongé dans le noir pendant une heure, lundi soir. Vinicius Junior était encore dans le vestiaire de Valence lorsque le président brésilien, Lula, a lâché ces quelques mots en marge du G7 au Japon : "Nous ne pouvons pas tolérer que le fascisme et le racisme s'installent dans les stades de football."
Dix incidents visant Vinicius depuis 2021
Rien que depuis 2021, le quotidien sportif AS (lien en espagnol) a compté dix incidents visant explicitement l'attaquant de la Seleçao. Fin janvier, un mannequin à l'effigie du joueur a été pendu à un pont de Madrid, avant le derby face à l'Atlético. Faut-il y voir un lien avec ce qui s'est passé dimanche à Valence ? En tout cas, la police a annoncé, mardi 23 mai, l'arrestation de quatre personnes dans le cadre de cette enquête. Après les faits de dimanche, le parquet de Valence a ouvert une enquête pour "délit de haine" et trois jeunes ont été interpellés. "L'enquête se poursuit pour identifier d'autres auteurs présumés" d'insultes racistes, a précisé la police.
C'est que, jusque-là, la Liga semble traîner des pieds pour agir. Si elle assure avoir transmis huit plaintes cette saison pour des incidents subis par Vinicius, aucune n'a encore débouché sur une sanction disciplinaire, pas même une fermeture partielle de tribunes. Les seules mesures sont en réalité venues des clubs, comme Valladolid ou Majorque, qui ont confisqué des abonnements à certains supporters (pour une période déterminée).
L'habitude de botter en touche
Ces incidents sont symptomatiques d'un système sur lequel l'Espagne a longtemps fermé les yeux. En la matière, le casier du foot espagnol est particulièrement chargé. Certains épisodes ont entraîné une indignation continentale – les joueurs noirs anglais conspués pendant un match amical en 2004, le sélectionneur Luis Aragonés qui motive un de ses joueurs en insultant Thierry Henry, alors son coéquipier en club, le latéral du Barça Dani Alves qui mange une banane lancée depuis les tribunes… Mais ils ne constituent que la face émergée de l'iceberg. Alves le reconnaissait même après ce fameux incident : "Cela fait onze ans que je joue en Espagne et depuis onze ans, c'est pareil."
Dérouler la longue liste des démonstrations de racisme n'aurait pas grand sens. Revenir sur les stratégies de défense des personnes incriminées beaucoup plus. Sergio Busquets, le légendaire milieu du Barça, accusé d'avoir traité Marcelo, latéral du Real, de "singe" en 2011 ? On a mal entendu, assure le club catalan cité par El Mundo (lien en espagnol) : ce n'était pas "mono, mono" ("singe") mais "mucho morro" ("tu es gonflé"). En 2018, Jefferson Lerma se plaint auprès de l'arbitre d'insultes racistes ? "Il m'a dit qu'il en avait marre que les joueurs rouspètent", raconte l'ancien joueur de Levante au journal AS. "Ce qu'il y a de mieux à faire, c'est de les ignorer et de continuer à jouer", voulait croire, fataliste, Jonathan Mensah, pas épargné pendant son passage au sein du club de Grenade, dans The Athletic. Le Costaricien Paulo Wanchope a même été agressé par des ultras de son propre club, Malaga, durant un entraînement, relate The Guardian : "Je suis allé voir celui qui avait un mégaphone pour qu'il me le répète en face." Il a fallu l'intervention de ses équipiers et de la police pour éviter que les choses ne dégénèrent.
L'excuse du folklore
Encore ? Certains reporters valenciens ont assuré qu'un stade entier traitant de singe le malheureux Vinicius relevait du folklore… Presque vingt ans plus tôt, Juan Castro, du quotidien sportif Marca, assurait sérieusement au Guardian que "les cris de singe n'ont aucun caractère raciste. C'est une blague." Ils ne sont pourtant jamais adressés à des joueurs blancs. Toujours en 2004, des supporters de l'Atletico Madrid qui traitaient de singe le latéral madrilène Roberto Carlos n'écopaient que de 500 euros d'amende… A problème "folklorique", amende folklorique, il faut croire…
Les faits de dimanche pourraient-ils marquer un tournant ? Au lendemain du fameux match, lundi, la plupart des médias espagnols ont appelé à une action plus ferme. "Il ne suffit pas de ne pas être raciste, il faut être antiraciste", a écrit en lettres blanches sur fond noir le journal sportif Marca, dans une tribune en une de son édition. "Basta ya" ("ça suffit"), a titré pour sa part El Mundo Deportivo.
"Condamner, ça ne suffit plus", a renchéri mardi devant la presse l'entraîneur du Real Madrid, Carlo Ancelotti. "Les institutions ont une opportunité, maintenant, pour prendre des mesures drastiques sur ce sujet important", a insisté le technicien italien.
Dans un communiqué, le gouvernement espagnol a annoncé qu'il proposerait à la Fédération ainsi qu'à la Liga une "campagne de sensibilisation" à destination des supporters, avec des "actions ponctuelles" pour lutter contre "le fléau du racisme". "Il faut dire clairement que nous sommes antiracistes : l'Espagne combat ces comportements, les condamne et fait tout pour les éradiquer", a insisté, à l'issue du Conseil des ministres, la porte-parole du gouvernement de gauche, Isabel Rodriguez.
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