Marathon de Paris 2024 : comment les applications de running ont changé notre façon de courir

Article rédigé par Pierre Godon
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 8 min
Les applications de running comme Strava ont changé les comportements des pratiquants de la course à pied, par ailleurs de plus en plus nombreux en France. (ASTRID AMADIEU / FRANCEINFO)
Désormais, même le joggeur du dimanche ne sort plus sans son appli, en plus de son short et ses baskets. Un bouleversement technologique qui a modifié en profondeur la pratique de ce sport.

"Mais c'est quoi ce sport sans intérêt ?" Forcé de chausser les baskets en plein confinement parce que "c'était le seul sport autorisé", Paul, la vingtaine, voit remonter à la surface des souvenirs enfouis de ses années collège. Le premier footing volontaire de sa vie a failli être le dernier, "et puis mon frère m'a parlé de Strava". La deuxième sortie vire au coup de foudre : "Je voyais se matérialiser mon effort, je pouvais comparer à ce que faisaient les autres. Ça a agi comme un booster incroyable de motivation." Quatre ans plus tard, il avale pratiquement 150 km par semaine.

Comme lui, des millions de Français ont changé leur façon de courir grâce aux applis de running. Du tour du pâté de maisons pour garder la ligne au marathon de Paris, dimanche 7 avril, où Strava revendique la mesure de la performance de 55% des 50 000 inscrits. Il y a encore deux décennies, il fallait être à la fois sacrément motivé et calé en maths pour référencer ses données. "Je modélisais au mètre près mon itinéraire sur un logiciel de cartographie puis je me chronométrais", raconte Guillaume Adam, 2h23 au marathon à 33 ans.

"Je reportais tout ça dans un tableau Excel pour avoir mon temps au kilomètre."

Guillaume Adam, adepte du running

à franceinfo

Puis Nike a lancé le FuelBand, un bracelet connecté "assez rudimentaire", d'après Nicolas, un pionnier du running d'avant.

Strava mieux en le mesurant

Tout ça, c'est du passé. Bienvenue dans l'ère du "quantified self", où tout est mesuré. "On peut dire qu'une app comme Strava fait désormais partie de l'équipement, au même titre que les chaussures", résume Grégory Vermeersch, patron de la branche française de l'entreprise leader du marché, qui revendique 6 millions d'utilisateurs en France (et 120 millions dans le monde). Un processus décrit à la perfection par Nir Eyal, pape de la "conception comportementale", soit l'influence du design pour modifier les habitudes humaines.

Dans une note de blog en 2014, il écrit : "Les designers devraient être capables de remplir le blanc dans la phrase suivante : 'à chaque fois que l'utilisateur ___, il utilise mon appli'. Le mot en blanc, c'est le déclencheur interne qui nous fait utiliser ce produit pour cette action." Si vous avez le réflexe de chercher l'application Strava, Runkeeper (propriété d'Asics), Kiprun (Décathlon), Nike Run Club ou Runtastic (Adidas) dans votre téléphone quand vous pensez au mot "courir", vous êtes un coureur connecté du XXIe siècle, selon ce spécialiste du marketing.

Ce joggeur moderne est l'un des sujets d'études de Bastien Soulé, professeur à l'université Lyon 1, au sein du Laboratoire sur les vulnérabilités et l'innovation dans le sport. "On peut utiliser ces apps d'une multitude de manières", expose-t-il.

"Certains recherchent une analyse fine de leur performance, d'autres se contentent de leur temps au kilomètre. D'autres enfin s'en servent comme d'un journal de bord de leur activité sportive."

Bastien Soulé, chercheur

à franceinfo

Avec une nuance de taille sur la persistance de l'usage de l'application après l'avoir installée. Interrogé, Strava n'a pas souhaité communiquer de chiffre sur le taux d'abandon, "mais ces applis touchent surtout des sportifs réguliers". Ce qui représente, pour le running, entre 5 et 10 millions de Français, selon les estimations de la Fédération française d'athlétisme.

Se faire des amis en chemin

Si la nature même de l'activité n'a pas changé – il s'agit toujours d'utiliser ses jambes pour aller le plus loin et le plus vite possible – celle-ci a bien évolué. "On pourrait presque dire que, grâce aux applis, le running n'est plus un sport individuel", vend Grégory Vermeersch, de Strava France. "J'y retrouve le côté bienveillant du Facebook des débuts", illustre Gaétan Gohin.

"Tout ce qu'on a à partager, c'est notre passion du sport et des encouragements."

Gaétan Gohin, adepte du running

à franceinfo

L'équivalent du "j'aime" sur Strava s'appelle le "kudos" et des chercheurs néerlandais ont montré que ces encouragements virtuels incitaient à chausser plus souvent les baskets.

En partageant vos itinéraires favoris, vous n'êtes pas à l'abri de trouver des compagnons d'entraînement. "Quelques semaines après le semi-marathon de Boulogne-Billancourt, j'étais au marché et on me tape sur l'épaule : 'C'est bien toi Gaétan ? Bravo pour ta course. J'ai fini quelques mètres derrière toi !' Maintenant, je cours deux ou trois fois par semaine avec ce gars."

La course à l'échalote pour des segments

Si Strava n'est pas un réseau social qui "cherche à capter l'attention des gens", selon Grégory Vermeersch, le site participe d'une gamification du running, avec ses "segments", des tronçons de route où les coureurs se disputent des records de vitesse ou de fréquentation, ses challenges (courir 10, 20 ou 100 km sur un mois) et même ses influenceurs.

Le plus connu d'entre eux, "Casquette verte", Alexandre Boucheix dans le civil, accepte ce titre à contrecœur. "J'en ai bien conscience, admet-il. Quand j'ai créé un tronçon dans le Bois de Vincennes, le 'V de Gravelle', il fallait passer dans un buisson pour faire le petit dénivelé, rien d'extraordinaire, 23 m d'un côté et 27 m de l'autre. Désormais, à cause du passage, l'accès a été fortement élargi. Des dizaines de personnes y courent à toute heure du jour et de la nuit." Mais contrairement aux coins à champignons, "le principe du running social est de partager ses bons spots."

Strava peut aussi compter sur des têtes de gondole de luxe, des champions comme Mehdi Frère, arrivé deuxième du semi-marathon de Paris, ou Jimmy Gressier, finaliste des derniers Mondiaux sur 10 000 m, pour inspirer ses membres.

"Pas loin de chez moi, au parc de Sceaux, il y a un segment qui est détenu par Mehdi Frère. J'y passe souvent, j'ai réalisé le 13e temps, et j'en suis très fier. J'en ai parlé à mes enfants", sourit Gaétan Gohin.

Ils sont fous, ces runners connectés ? "J'ai créé un compte Strava pour mes sorties avec mes enfants qui me suivent à vélo, pour ne pas faire baisser ma moyenne au km", souffle un utilisateur, pas forcément fier de cette astuce. "Pendant le confinement, des amis ont créé un deuxième compte Strava pour pouvoir dépasser la limite du rayon d'un kilomètre sans se faire dénoncer à cause de la cartographie de l'appli", glisse un autre. Une anecdote qui rappelle la gaffe des soldats français qui avaient révélé l'emplacement d'une base militaire au Mali en enregistrant leurs footings autour de leur caserne. 

La meilleure façon de courir

Et si ces applications, source de fierté pour les coureurs, accentuaient la bigorexie, l'addiction au sport, au point de provoquer des blessures ? Il n'existe pas encore d'étude scientifique qui établisse de façon certaine un lien de cause à effet. Plusieurs chercheurs assurent toutefois que la tendance des apps à mettre en avant le volume kilométrique pousse l'utilisateur à des efforts superflus. Sur sa version abonnés, Strava met d'ailleurs en garde : "Cette fonctionnalité ne remplace pas les conseils d'un entraîneur. (...) Ces données ne représentent pas le seul indicateur de votre condition physique. Soyez à l'écoute de votre corps, ne vous mettez pas en danger."

Le départ de la catégorie élite lors du marathon de Paris 2023, le 2 avril, sur les Champs-Elysées. (MICHEL STOUPAK / NURPHOTO)

"L'usage qu'on fait de ces applis peut amener à les retourner contre soi, résume Florence Morisseau, enseignante et kinésithérapeute à La Clinique du coureur. Une personne sur deux qui se met à la course à pied se blesse dans les six semaines suivant sa reprise." Bien souvent, le coureur veut aller trop vite, trop haut, trop fort, pour garder la ligne ou préparer une course, ce qui n'est pas forcément lié au fait d'être sur une application. A une nuance près :

"Quand on voit dans son fil quelqu'un qui court 70 km par semaine, on ne se rend pas compte qu'il n'y est pas arrivé du jour au lendemain."

Florence Morisseau

à franceinfo

D'où l'existence d'une réelle demande pour des entraîneurs, hors du cadre contraignant du club d'athlétisme. Décathlon, via Kiprun, a ainsi distillé pendant dix semaines des conseils de champions à ses utilisateurs qui préparaient les 42,195 km parisiens. "Nous avons plus de 8 000 plans de préparation prévus dans l'optique de ce seul marathon, illustre Damien Mulliez, chef de produit Kiprun Pacer. La majorité de nos utilisateurs sont des pratiquants qui souhaitent être accompagnés de manière globale : outre le calcul de la VMA [vitesse maximale aérobique, un indicateur clé pour les sports d'endurance], nous proposons des conseils pour les étirements, la nutrition, la préparation mentale et physique." Avec une carotte supplémentaire : les heures d'entraînement passées sur l'application permettent de générer des points sur le compte fidélité de l'utilisateur, en vue d'un prochain achat.

Encore plus pointu, le service payant Run-Motion, dirigé par Guillaume Adam, revendique 2 000 participants au départ des Champs-Elysées. "Aujourd'hui, on peut proposer des programmes personnalisés très fins, notre appli a même une fonctionnalité pour s'adapter aux cycles menstruels", appuie celui qui revendique 88% de réussite pour ses ouailles, pourtant avec des objectifs ambitieux. L'autre solution consiste à questionner son influenceur préféré. "Il y a des gamins de 14 ans qui me demandent mon avis avant de se lancer dans l'ultra-trail, s'étonne Alexandre Boucheix. Je donne toujours d'abord des conseils de vieux con, je recommande de bien s'entourer sur le plan médical, de faire un test cardiaque."

Et si la prochaine étape était la substitution d'autres réseaux sociaux ? Adieu LinkedIn ? Gaétan Gohin raconte avoir déjà recruté quelqu'un en se basant sur son historique Strava, "sérieux, qui court avec assiduité tôt le matin, tard le soir, fait des sorties longues pendant les vacances, c'est un indicateur." Adieu Tinder ? "Ma demande en mariage est enregistrée sur Strava", sourit "Casquette verte". Vraiment, vous ne courrez plus de la même façon.

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