: Reportage Roland-Garros 2022 : à la rencontre des marqueurs, ces hommes et ces femmes derrière les statistiques
Installés derrière l’arbitre, les marqueurs relèvent une série de données qui s’affichent ensuite sur le tableau des scores et les écrans de télévision. Au-delà des connaissances tennistiques, la tâche requiert concentration, rapidité et résistance au stress.
Court Philippe-Chatrier, mercredi 1er juin. Installé derrière l'arbitre de chaise, boîtier noir en main, Nicolas Dalmasso appuie sur des boutons au rythme des échanges de Daria Kasatkina et Veronika Kudermetova. Coup droit, revers, ace... à l'instant où le coup sort de la raquette, ses doigts valsent. A sa gauche, stylet dans la main droite, tablette électronique posée devant elle, Kimberly Chaba tapote sur l'écran pour valider en moins de deux secondes le nom de la gagnante du point et le type de l'ultime coup. Habillé aux couleurs de Roland-Garros, le duo fait partie des 52 marqueurs mobilisés sur le tournoi du Grand Chelem.
"En tant que marqueur, on occupe le meilleur job de Roland-Garros. On est payé à regarder des matchs, assis en tribune." Avec déjà neuf quinzaines dans le rétroviseur, leur collègue Nicolas Berger mesure sa chance. Lors du quart de finale entre Rafael Nadal et Novak Djokovic, ce dernier faisait partie de l'équipe de marqueurs choisis pour officier sur le court Philippe-Chatrier.
Vitesse et précision
Des rôles de l’ombre des Internationaux de France, celui des marqueurs fait sans doute partie des moins connus. Pourtant, chaque jour, le public - spectateur comme téléspectateur - bénéficie de leur travail. Vitesse du service, affichage du score, nombre d’aces, pourcentage de coups gagnants après le premier service... Toutes ces données, et bien d'autres encore, n'existeraient pas sans eux. Ils sont présents sur les courts des tournois simples dames, messieurs, doubles dames, messieurs, mixte, le trophée des légendes, ainsi que les demi-finales et finales des tournois de tennis fauteuil, quad et juniors.
Affectés au "radar" ou à la "console", les marqueurs participent à la collecte de multiples informations. A partir du boîtier, Nicolas Dalmasso - contrôleur aérien dans la vie - déclenche le radar permettant de mesurer la vitesse du service. A lui de repérer où a atterri la balle pour l'indiquer et ainsi permettre à l'algorithme d'être ajusté. La suite de ses cliquetis permettra par exemple d'afficher le nombre d'échanges d'un rallye.
A la console, Kimberly Chaba devra quant à elle préciser le plus justement possible le type de coup gagnant : revers, faute provoquée ou directe, lob, amorti au filet... A chaque coup, une palette de propositions pour affiner la statistique. La professeur de tennis amiénoise de 23 ans réalise la tâche sans difficulté. Au-delà des connaissances tennistiques, la fonction demande concentration, rapidité et résistance au stress.
Des profils variés
En cas de problème informatique, tout est prévu. France Développement Electronique (FDE), la société qui gère l'ensemble des statistiques des marqueurs, assure le soutien technique. Dans son sac à dos bleu, le marqueur trouvera un talkie-walkie (utile en cas de panne ou d'incident), mais surtout un calepin avec un stylo et des feuilles de marque. Les chiffres et informations collectés sont envoyés sur les écrans du court, mais aussi à un prestataire extérieur qui les met à disposition des chaînes télévisées, ainsi qu'aux sites de paris sportifs. Consigne importante : le marqueur doit attendre l'annonce orale de l'arbitre avant d'enclencher l'affichage du score et de la statistique.
"Au départ, je n'avais pas conscience de l'impact de ce rôle, des répercussions mondiales et instantanées."
Alexandre Crognierà franceinfo: sport
Cet enseignant en Staps de 25 ans à l'université de Rodez fait partie des huit débutants de l'édition 2022. Si des places sont ouvertes chaque année, elles restent chères, la plupart revenant d'une année sur l'autre. Sur les 52 marqueurs, âgés de 19 à 56 ans, dont 17 femmes, beaucoup ont découvert le poste par le bouche-à-oreille. Originaires des quatre coins de la France, tous sont des passionnés de tennis, souvent encore eux-mêmes joueurs.
Tous les profils se côtoient : étudiants, professeurs de tennis, enseignants, ingénieurs... Au fil des années, des liens se tissent, des colocations s’organisent le temps de la quinzaine. Si le logement n’est pas pris en charge - à l’inverse de leurs repas pris sur place -, leur journée de travail est rémunérée autour de 110 à 130 euros bruts (pour un service de 10 h à 22 h, avec deux heures de pause déjeuner et dîner, hors heures supplémentaires si un match s'éternise). Recrutés par la Fédération française de tennis (FFT), ils travaillent sous des contrats d'intérim.
Professionnalisation accrue
Depuis cinq ans, la FFT a repris la main sur ce service, auparavant géré par un prestataire extérieur, et l'a profondément professionnalisé. "Désormais, les nouveaux bénéficient de deux jours de formation en mars à Roland-Garros. Ils apprennent à utiliser la tablette en se basant sur des anciens matchs. Puis, on discute de l'attribution des coups, pour voir s'il s'agit d'une faute directe ou provoquée par exemple, en observant des joueurs sur le terrain", détaille Quentin Sureau, responsable adjoint du service vie sur le court (ramasseurs de balles et marqueurs) à la FFT. Une nouvelle journée de remise à niveau, pour tous, se déroule à la veille du lancement des qualifications.
La professionnalisation des marqueurs est concomitante à l'apparition des paris sportifs en 2016. De l'ère de l'affichage du score avec des palettes en bois, à celle des boîtiers mécaniques puis électroniques, le monde de la marque évolue constamment. Mais l'irruption des paris s'apparente à une révolution. "Cela a redéfini notre métier car les besoins des sites de paris sportifs sont bien différents de ceux des télés. On a ajouté des étapes supplémentaires", retrace Maria Salvetti, qui est, avec plus de 25 Roland-Garros au compteur, l'une des trois superviseurs chargés d'évaluer et conseiller les marqueurs.
Parmi les nouveautés : le starting-point. Le marqueur doit enclencher un bouton lorsque le joueur lance sa balle avant de servir. Le processus signe alors immédiatement la fin des paris sur l’échange à venir. Appuyer tardivement peut donner des informations supplémentaires aux parieurs. Enclencher trop précocement - par exemple si le joueur s’y reprend à plusieurs fois - limite de fait la période d’ouverture des paris.
"Les paris ont tout changé"
Avec le recul, Nicolas Berger estime que les paris "ont tout changé" : "Avant, on était vraiment concentré sur la statistique. Là, il faut scorer (indiquer le vainqueur du point) sans se tromper et le plus vite possible". Ingénieur chez Mercedes en Allemagne, il dit ressentir la pression de ces sociétés qui ne manquent pas de se manifester si une erreur est commise. "La crainte des marqueurs porte un nom : l'undo. Cela signifie qu'ils ont réalisé qu'ils se sont trompés et qu'ils doivent revenir en arrière pour corriger", précise Quentin Sureau, alerté sur son téléphone à chaque "undo". Or, une correction vaut une annulation de tous les paris joués sur le point en question. Un changement aux conséquences financières vertigineuses.
Ces enjeux justifient une surveillance pointilleuse des marqueurs. Le contrôle s'effectue tant sur le court, qu’à distance. "Dans une salle, nous disposons de toutes les informations en direct sur ordinateur. Nous pouvons suivre le match et observer ce que fait le marqueur", indique Quentin Sureau. Moins un marqueur commettra d’erreurs, plus il sera rapide et précis, plus grandes seront ses chances d’évoluer sur des grands courts. "En général, ils y sont affectés dès la deuxième année. Mais cette semaine, deux de nos nouveaux ont déjà marqué sur le Suzanne-Lenglen et le Simonne-Mathieu car ils ont été très bons."
Une heure de travail, une heure de pause
Surveillance donc, mais aussi protection. En raison du fléau des matchs truqués, les marqueurs reçoivent une formation en déontologie - ils ont interdiction de parier - et sont alertés sur la présence possible de spectateurs cherchant à manipuler l'issue d'une rencontre. "C'est un vrai fléau. Comme des personnes peuvent se placer derrière nos marqueurs, ils doivent nous prévenir dès lors qu'on leur pose des questions douteuses", pose Quentin Sureau. "Lorsque la situation se présente, nous alertons la sécurité et faisons un signalement. Par ailleurs, la police tourne en civil. Mais pour qu'ils puissent intervenir, ils doivent assister à un flagrant délit", complète Frédéric Derniaux, superviseur des marqueurs.
Pour ménager leur concentration, les marqueurs alternent une période d'une heure devant la console ou le radar, suivie d'une heure de pause. Devant l'enjeu, la pression du public et l'heure tardive du match Nadal-Djokovic, les rotations étaient réduites et s'effectuaient toutes les quarante-cinq minutes. "Dans une rencontre comme celle-ci, il ne faut pas se laisser perturber par l'ambiance et se concentrer sur l'arbitre et les juges de ligne", conseille Nicolas Berger, qui à l'instar de ses collègues a rendu une copie vierge de toute erreur. Sur le Central, au binôme s'ajoute d'ailleurs un troisième marqueur qui vient en appui.
Au lendemain de ce match épique, à la question de savoir si, posté derrière la chaise de l'arbitre à compulser des statistiques, il a pu admirer le niveau de jeu, Nicolas Berger répond sans hésiter : "Avec le temps, cela devient mécanique. Aujourd'hui, je profite comme un spectateur."
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