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"Du Pascal Praud vient de tomber" : on a passé une journée dans le service du CSA qui reçoit les plaintes des téléspectateurs

Article rédigé par Raphaël Godet
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9 min
Le logo du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA), à Paris, le 29 juillet 2014. (THOMAS SAMSON / AFP)

A chaque séquence controversée à la télé ou à la radio, une avalanche d'e-mails et de courriers (plus ou moins sérieux) arrivent sur le bureau du gendarme de l'audiovisuel. 

Cet article a été publié dans sa version originelle le 3 novembre 2018. Nous le republions jeudi 17 janvier, à l'occasion du 30e anniversaire de la création du CSA.


Une petite voix traverse les couloirs du 18e étage du Conseil supérieur de l'audiovisuel. "Tiens, il y a du Pascal Praud qui vient de tomber." Sur son ordinateur, Fabienne Anglade contrôle les plaintes qui arrivent sur le bureau du gendarme de l'audiovisuel, dont le siège est situé à deux pas de la tour Eiffel, à Paris. "On en a déjà reçu une quinzaine depuis ce matin, estime la responsable du pôle relations avec les téléspectateurs. A vrai dire, c'est un petit score..." Ce mardi 23 octobre, une dame en a aussi après "L'Amour est dans le pré" sur M6 qui "n'a encore pas commencé à l'heure", et un monsieur assure avoir failli s'étouffer en entendant "certains personnages" de la série "Un si grand soleil" sur France 2 "dénigrer" La Manif pour tous.

On pensait devoir slalomer entre des piles de cartons remplis de courriers bien salés. Raté. Les saisines, comme on dit en interne, se font via un formulaire en ligne aujourd'hui. "Il y a une dizaine de champs obligatoires à remplir. On demande à la personne de donner ses coordonnées complètes, puis de nous expliquer le programme ou l'émission qui a pu la choquer ou la surprendre, détaille Fabienne Anglade. Si on est aussi tatillons, c'est parce que c'est une démarche sérieuse, engageante, citoyenne. Pas juste un coup de gueule sans lendemain."

Fabienne Anglade, responsable du pôle Relations avec les téléspectateurs au CSA, le 23 octobre 2018, à Paris.  (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

En sept ans à la tête du pôle relations avec les téléspectateurs, Fabienne Anglade en a vu des vertes et des pas mûres. "On reçoit vraiment de toutCela va du coup de gueule parce qu'une présentatrice a osé changer de coiffure au reportage sur la guerre en Syrie jugé partial." Ces derniers mois, 166 téléspectateurs ont par exemple écrit au CSA pour se plaindre que "le volume sonore des programmes était trop fort". Un autre propose aux animatrices de porter des jupes plus courtes

Cet été, un monsieur a écrit pour demander aux réalisateurs de faire des plans moins serrés car on voit les caries des gens.

Fabienne Anglade, du CSA

à franceinfo

Il y a aussi ceux qui ont les poils qui se hérissent à chaque anglicisme, à chaque liaison oubliée, à chaque concordance des temps non respectée... "On peut recevoir des courriers manuscrits avec accusé de réception", sourit Fabienne Anglade. Plus étonnant, en revanche, cette candidate de "Wild, la course de la survie", sur M6, qui a directement toqué à la porte du CSA après avoir constaté que ses "petits ennuis digestifs" avaient été filmés et diffusés. "Elle considère avoir été humiliée", analyse Fabienne Anglade, dont le bureau offre une vue imprenable sur Radio France.

Ce n'est pourtant pas la Maison ronde qui donne le plus de travail au CSA. Loin de là. S'il n'existe aucun classement par émission ou par chaîne, il est malgré tout assez facile de sortir celles qui tiennent la corde. Plus de 7 000 saisines depuis le début de l'année concernant "Touche pas à mon poste" sur C8, près de 4 000 "Salut les Terriens" (devenus "Les Terriens du samedi"), également sur C8, plus de 700 pour son petit frère "Les Terriens du dimanche", plus de 1 000 pour "L'Heure des pros" (présentée sur Pascal Praud) sur CNews, plus de 600 pour "Punchline", également sur CNews, et plus de 400 pour "On n'est pas couché" sur France 2. 

Le record pour Cyril Hanouna

Dans cette immense tour qui surplombe la Seine, le rush hebdomadaire a lieu "généralement le lundi matin", une fois que les émissions polémiques du week-end sont passées. "Parfois, je les regarde chez moi, et je me dis : 'Ça c'est bon, on va avoir plein de plaintes lundi', s'amuse Fabienne Anglade. C'est de la déformation professionnelle, on n'est pas des téléspectateurs comme les autres."

Depuis le 1er janvier, le CSA a déjà reçu 26 000 saisines. Le "record 2018" est pour l'instant détenu par Yann Moix après son passage sur le plateau des "Terriens du samedi", samedi 23 septembre. Ce soir-là, chez Ardisson, l'écrivain et réalisateur avait accusé les policiers de "chier dans [leur] froc", de se "victimiser à longueur d'émissions de télévision", avant d'ajouter que leurs "cibles préférées sont les pauvres et les milieux défavorisés".

Résultat : 3 889 saisines reçues. Loin derrière, on retrouve une séquence de "Touche pas à mon poste" sur C8 qui, selon ses détracteurs, banalise le viol conjugal (près de 650 saisines atteintes le jour de notre venue) et un débat sur le burkini dans "Punchline" sur CNews (588 saisines). La fameuse phrase "Votre prénom est une insulte à la France" qu'Eric Zemmour a adressée à la chroniqueuse Hapsatou Sy sur le plateau des "Terriens du dimanche" a provoqué (seulement) un peu plus de 300 saisines. Cette "affaire du prénom", comme on l'appelle dans les couloirs du CSA, est toujours en cours d'examen. 

A ce jour, "la palme des saisines" revient à "TPMP" et son canular sur les homosexuels du 18 mai 2017. En quelques jours, 38 930 saisines ont été reçues : record absolu. Un an et demi après, les équipes du pôle Relations avec les téléspectateurs en ont encore le vertige. "Ça nous a quand même fait tout drôle, se souvient Fabienne Anglade en levant les yeux. C'était une véritable avalanche, ça sonnait de partout..."

Généralement, on voit le phénomène monter, on est aussi alertés par les équipes communication. On nous dit : 'Ouh là là, ça commence à s'énerver sur Twitter, il va y avoir des répercussions dans les saisines...'

Fabienne Anglade, du CSA

à franceinfo

Dans les autres services aussi, on n'a pas oublié. "On attendait que ça se passe,. Le lien vers le formulaire du CSA a beaucoup tourné sur les forums, sur les sites de pétitions, on se le passait. L'effet est forcément décuplé." Le dossier Cyril Hanouna devrait encore s'épaissir après qu'il a diffusé des photos dénudées de l'animatrice Karine Ferri dans son émission du mercredi 31 octobre, photos qui avaient été publiées en 2004 dans le magazine Playboy. 

Des mygales et du homard

Médiatique ou pas, chaque saisine reçue est automatiquement traitée et envoyée neuf étages plus bas, celui de la direction des programmes. Une kyrielle de juristes prend alors le relais. Casque sur les oreilles, celle qui est spécialiste des questions liées au pluralisme, aux droits et aux libertés est justement en train de découper une séquence de TF1 qui pose problème. Après l'avoir isolée, elle va en retranscrire les dialogues, puis la visionner autant de fois que nécessaire pour bien comprendre ce qui cloche.

Une juriste au CSA, à Paris, le 23 octobre 2018. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

Dans le bureau d'à-côté, où sont notamment traitées les questions de protection de l'enfance, un salarié fait remarquer que "Plus belle la vie" sur France 3 est "un programme qui fait beaucoup réagir parce qu'il essaie de coller à la réalité sociale et à l'actualité"

Le fait que deux hommes s'embrassent nous a valu des plaintes, une mère qui explique comment fabriquer un joint aussi, ça ne passe pas toujours.

un salarié du CSA

à franceinfo

Le CSA ne dispose pas encore de pôle Maltraitance animale, et c'est bien dommage. Parce que les émissions de cuisine remontent désormais assez haut dans la pile des dossiers à traiter. Il y a quelques semaines, une association de protection des arachnides s'est inquiétée du traitement infligé à des mygales dans une émission de téléréalité. En avril, c'est "Top Chef" qui a créé "tout un pataquès" après que des homards vivants ont été plongés dans de l'eau bouillante. En octobre 2017, c'est la présence d'une femelle chimpanzé sur le plateau de "Salut les Terriens" sur C8 qui a fait réagir. Vêtue d’une robe rose, Tiby était présentée comme la petite amie du chroniqueur Laurent Baffie. "Les temps changent, fait remarquer un salarié du CSA. A l'époque, il y avait l'émission de Maïté qui tuait des anguilles et des animaux sur sa table, et ça ne choquait personne."

Que l'on parle de "homards", de "nouilles dans le slip", du "référendum en Nouvelle-Calédonie" ou du "conflit dans l'est de l'Ukraine", il faut environ deux mois pour traiter une saisine. Le temps qu'elle passe entre les mains de la direction juridique, du directeur général, de groupes de travail... puis des sages du CSA.

Ils se réunissent une fois par semaine en réunion plénière. L'ambiance ? "Ce n'est pas vraiment un tribunal, pas vraiment la récré non plus", souffle-t-on en interne. En fait, tout dépend de l'ordre du jour puisque toutes les séquences qui posent problème sont visionnées par l'assemblée. Toutes ? "Oui, sans exception", continue cette même source. 

C'est vrai qu'on aborde toutes sortes de sujets, plus ou moins graves, plus ou moins importants. Je reconnais que ça demande une certaine agilité intellectuelle quand il faut passer de quelque chose de très sérieux à quelque chose de plus léger.

Sylvie Pierre-Brossolette

à franceinfo

Sylvie Pierre-Brossolette, qui siège au CSA depuis 2013, conçoit qu'il arrive aussi aux sages "de plaisanter ou en tout cas d’avoir un léger sourire aux lèvres face à des séquences plutôt vulgaires ou déplacées. Après tout, on est des humains. On peut aussi être consternés quand on tombe sur des saisines dites obscènes ou très déplacées." Parmi les moments "gênants" ou "cocasses", la séquence des nouilles dans le slip dans "TPMP" (le 25 janvier 2016) est souvent citée. A moins que ce soit cette fellation diffusée sur Paris Première à une heure de grande écoute. "La crudité des propos est parfois dure à entendre, surtout quand il faut regarder plusieurs fois une séquence, poursuit la directrice des programmes Laure Leclerc. Au quotidien, notre matière première va du très léger au très grave, on doit s’adapter."

Je me souviens du sketch dit de 'L'Asiatique' de Kev Adams et de Gad Elmaleh. Ce jour-là, on avait ri parce que la cible était complètement ratée.

un salarié du CSA

à franceinfo

Pour autant, difficile d'accuser le CSA de punir à tout va. Sur la centaine de dossiers Droits et libertés instruits chaque année, les deux tiers sont classés sans suite. Seulement un tiers fait l'objet de sanctions. Cela va du simple courrier de rappel à l'amende. L'an dernier, le CSA a prononcé 35 mises en demeure et 6 sanctions pour manquement à la déontologie. Trois concernaient C8, une France 2, une NRJ et une Radio Courtoisie. Pour l'instant, la sanction la plus lourde a été infligée à Cyril Hanouna : trois millions d'euros d'amende pour son canular sur les homosexuels. 

Et les chaînes dans tout ça ? "Elles ont l'occasion de se défendre, d'expliquer pourquoi elles estiment ne pas avoir fauté. Généralement, elles acceptent notre décision", assure Sylvie Pierre-Brossolette. "Mais bizarrement, le 'stagiaire' a souvent bon dos quand il s'agit d'excuser une bourde technique", glisse malicieusement un salarié qui souhaite rester anonyme. 

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