: Reportage Orléans : dans le théâtre occupé, des intermittents se mobilisent pour mettre en lumière la situation de tous les précaires
Le mouvement d'occupation des théâtres, parti de l'Odéon à Paris, a gagné toute la France. Près d'une centaine de salles sont désormais concernées. Franceinfo est allé à la rencontre des intermittents qui ont investi le théâtre d'Orléans.
"Théâtre ouvert." Ces deux mots écrits en rouge et noir sur un drap blanc détonnent sur la façade lisse et vitrée du théâtre d'Orléans (Loiret). D'autant plus que, comme toutes les salles de spectacle, le lieu est fermé au public depuis le 30 octobre, dans le cadre des mesures sanitaires prises pour lutter contre l'épidémie de Covid-19. Ce théâtre, planté en plein cœur de la ville, est l'un des tout premiers à avoir été investis, à l'instar du théâtre parisien de l'Odéon qui l'est depuis le 4 mars. Comme lui, une centaine de lieux culturels sont actuellement occupés en France, selon la CGT Spectacle.
Les intermittents ont décidé d'occuper leurs lieux de travail pour attirer l'attention sur leur précarité. Mais aussi pour alerter sur la situation de tous les précaires qu'ils estiment menacés par la réforme de l'assurance-chômage, qui doit entrer en vigueur le 1er juillet. A Orléans, ils invitent depuis plus de trois semaines les passants à venir à leur rencontre. Franceinfo vous emmène dans les coulisses de cette occupation.
"Ce mouvement a réanimé le théâtre"
A l'intérieur du théâtre, un calme apparent règne. Sur le grand comptoir ovale de l'accueil trônent machines à café, bouilloires électriques et gobelets. Derrière, deux grandes affiches souhaitent la bienvenue "à vous qui découvrez ce lieu d'occupation". Cela fait plus de 20 jours, et pratiquement autant de nuits, que Laurent, 42 ans dont vingt-et-une années d'intermittence, occupe les lieux. "Je suis là en tant que citoyen qui se mobilise pour ceux qui ne peuvent pas parler", annonce-t-il. Acteur et dramaturge, il est l'un des premiers à avoir posé ses affaires dans le hall du théâtre, le vendredi 12 mars à "17 heures 17". Depuis, ils sont entre 30 et 80, chaque jour, dans les lieux. "Ce mouvement a réanimé le théâtre qui était vide", s'enthousiasme Caroline, 41 ans, chargée d'administration et de billetterie.
"Je trouvais le monde de la culture assez silencieux jusqu'à présent et là je suis contente de voir que ça bouge."
Caroline, employée du théâtre d'Orléansà franceinfo
Sous l'impulsion des occupants, le hall s'est transformé en un immense salon avec des tapis chamarrés au sol, des grandes banquettes rouges et des lampes sur pied. Une multitude d'affiches, dessins et pense-bêtes recouvrent les murs. Sur cette "liste de choses à faire" géante, les occupants viennent chercher les dernières informations et leur rôle à tenir pour la journée. Après avoir jeté un œil sur le tableau "orga occupation", chacun sait qui préside l'assemblée générale aujourd'hui, qui distribue le ravitaillement ce soir ou qui dort ici cette nuit. Un peu plus loin, dans un coin en retrait sous l'escalier, on trouve un atelier consacré aux affiches où sont peints, souvent à la dernière minute avant de partir en manifestation, les slogans adoptés en AG.
En quelques jours, cette bâtisse de verre et de béton est devenue un lieu d'occupation où "l'on échange, débat, réfléchit..." Mais aussi où "l'on se trompe et s'enrichit ensemble", décrit le "protocole d'occupation des lieux", placardé sur le mur. Tout cela dans le respect des règles sanitaires, assurent les militants. Car aucun occupant ne veut faire de ce lieu un cluster qui nuirait tant à la santé des occupants qu'au mouvement d'occupation.
"Ça bouge et ça m'aide à tenir"
Un ballet incessant d'allées et venues s'orchestre dans le hall. Tous se retrouvent ici pour quelques heures ou plus, le temps de tromper l'isolement ou d'oublier l'absence de cachets, comme pour Anna*. Depuis le début de la crise sanitaire, cette plasticienne de 34 ans et jeune maman n'arrive plus à se projeter professionnellement. "Nos métiers sont en train d'être détruits", se désole-t-elle. Cette dynamique collective fait du bien aussi à Baptiste, 47 ans, qui n'en peut plus. "J'ai des crises d'angoisse, je dors mal, explique ce pianiste qui a très peu travaillé depuis un an. J'ai envie de claquer la porte, mais ici il y a une émulation, ça bouge et ça m'aide à tenir."
"Venir ici est un bonheur. Cela me fait vraiment du bien de ne plus me sentir seule."
Anna, plasticienneà franceinfo
Si les intermittents du spectacle sont à l'initiative du mouvement, les occupants sont de toutes origines professionnelles. Artistes, techniciens, étudiants, professeurs... Tous sont les bienvenus, qu'ils viennent occuper les lieux ou soutenir le mouvement. A l'entrée du théâtre, Max, 63 ans, s'affaire devant un grand tableau blanc. Marqueur à la main, ce marionnettiste prépare une nouvelle feuille d'inscription pour le comité de soutien. "Que cela soit pour donner un coup de main à la logistique, monter des actions ou apporter à manger, tout est bon pour soutenir les occupants", souligne ce militant de la première heure.
Caro, 40 ans, fonctionnaire et musicienne à ses heures, est venue soutenir le mouvement. "Ce soir je vais dormir là et dimanche je vais apporter à manger", annonce-t-elle le sourire aux lèvres. Même engouement pour Benoît. Cet informaticien de 47 ans, arrivé un jour pour filmer l'occupation pour une webtélé locale, n'en est plus reparti et s'occupe depuis du site internet.
Après le deuxième confinement, la vie professionnelle au sein du théâtre a un peu repris. Tout cela, sans que la présence des occupants ne vienne perturber la bonne marche du lieu. "Cette occupation se fait avec notre complicité", assure Séverine Chavrier, directrice du Centre dramatique national (CDN) d'Orléans, qui cogère le théâtre. Les 38 CDN, sous tutelle étatique, soutiennent cette mobilisation. Mais la directrice du lieu ne cache pas ses interrogations pour l'après.
"Comment allons-nous gérer la réouverture du théâtre au public et l'occupation sans créer une division ?"
Séverine Chavrier, directrice du CDNà franceinfo
"On sera là après la réouverture du théâtre au public, et si on nous dégage on reviendra", promet Florian, musicien-occupant de 35 ans. En attendant, occupants et équipes du CDN cultivent leur entente. Une fois par semaine, ils se réunissent pour faire le point sur la situation. La bonne nouvelle du jour, c'est le don de cinq matelas et un accès illimité à la photocopieuse. Quant à la Scène nationale, autre gérant du lieu, elle reste "silencieuse", remarque Florian. L'artiste est chargé des actions musicales au sein du collectif. Il réfléchit depuis quelques jours aux messages sonores de revendication percutants qu'ils pourraient diffuser dans toute la ville.
"Main dans la main avec les précaires"
Pour les quelque 276 000 salariés intermittents, la crise sanitaire est un coup dur qui n'en finit plus. Florian a vu son activité chuter de 80% en 2020. "C'est 600 euros de moins tous les mois, calcule-t-il. Et je dois faire une croix sur le paiement de mes congés, soit quasiment un 13e mois, car je ne cotise plus à la caisse des Congés Spectacles, ni à l'Afdas pour les formations." Dans la liste des revendications nationales écrites blanc sur noir sur l'immense panneau accroché à la rambarde du premier étage du théâtre, les intermittents demandent à ce que leurs caisses soient protégées, car faute de cotisations ils craignent qu'elles ne s'effondrent.
Ils réclament aussi la prolongation de l'"année blanche". Accordée en mai 2020 par Emmanuel Macron, elle permet aux intermittents de conserver leurs droits d'indemnisation, même sans avoir travaillé les 507 heures annuelles exigées par le régime des intermittents. Cette "année blanche" doit se terminer au 31 août. "Or à cette date très peu de personnes auront pu travailler assez pour renouveler leurs droits au chômage", soulève Max. Les manifestants souhaitent également qu'elle soit accordée à tous les travailleurs précaires, dont les extras et les saisonniers.
Mais la première des luttes mises en avant par les occupants est l'annulation totale de la réforme de l'assurance-chômage, dont ils redoutent qu'elle ne précarise encore plus les travailleurs les plus fragiles. Bien qu'intermittent, Laurent s'estime privilégié face à tous ces "invisibles" qui travaillent dans le monde de la culture. "Femmes de ménage, agents de sécurité, chauffeurs, cuisiniers... Nous devons prendre la parole pour tous ces invisibles qui ne font jamais fait grève, qui sont dans l'impossibilité de revendiquer quoi que ce soit car ils perdraient leur travail. Ce sont eux qui vont être touchés par cette réforme de l'assurance-chômage, car on va encore plus les précariser", s'insurge-t-il.
Cette demande de retrait sans condition, Hugo, 40 ans, la partage également. Ce comédien passe régulièrement discuter avec les occupants. "On travaille main dans la main avec les précaires. Ils font partie du monde qui nous entoure alors c'est normal de les défendre avant notre paroisse à nous."
"Ce n'est pas la réouverture des lieux que nous demandons. Mais une garantie que les précaires ne seront pas encore plus précarisés avec cette réforme."
Laurent, occupantà franceinfo
Le collectif ne se contente d'ailleurs pas d'occuper le théâtre. Il s'investit aussi dans les autres luttes sociales, en apportant par exemple son soutien aux soignants. Dès qu'il a connaissance d'une nouvelle manifestation à Orléans, il y participe. Samedi 27 mars, Laurent et quelques autres ont rejoint la mobilisation contre l'implantation d'un nouveau centre de rétention administrative à Olivet, dans la banlieue sud de la ville. Le lendemain, ils ont marché pour le climat dans les rues de la cité. Le vendredi 2 avril, intitulé "vendredi de la colère" comme dans plusieurs autres villes, ils ont formé un cortège silencieux, tout de noir vêtu, et le défilé s'est terminé par l'occupation d'une agence Pôle Emploi. Au fil des manifestations, les artistes ont un espoir : la convergence des luttes.
* Le prénom a été modifié à la demande de l'intéressée.
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.