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Hommage national à Daniel Cordier : le jour où l'ancien résistant a décidé de rétablir la vérité sur Jean Moulin

En 1977, Daniel Cordier était l'invité de l'émission "Les Dossiers de l'écran". Face au chef du mouvement résistant Combat, Henri Frenay, qui accusait Jean Moulin d'être un agent double, il n'avait pas trouvé les mots pour défendre son patron. Dès lors, il s'est lancé dans des recherches historiques pour rétablir sa mémoire.

Article rédigé par franceinfo - Florence Morel
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9min
Daniel Cordier, Compagnon de la Libération et secrétaire de Jean Moulin, le 17 juin 2014. (MUSEE DE L'ORDRE DE LA LIBERATION / AFP)

Le ton monte sur le plateau de la célèbre émission "Les Dossiers de l'écran", ce 11 octobre 1977Installés face à face dans de grands fauteuils en cuir camel, Henri Frenay et Daniel Cordier ne s'étaient plus croisés depuis trente-cinq ans. Le premier est un habitué des plateaux télé, présentant son dernier livre, L'Enigme Jean Moulin (éd. Robert Laffont, 1977). A la tête du plus important mouvement de résistance non communiste, Combat, il défend la thèse selon laquelle Jean Moulin n'est pas le résistant que le public connaît, mais plutôt un agent double des services secrets russes.

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Face à lui, Daniel Cordier, de 15 ans son cadet, ancien secrétaire de Jean Moulin, balbutie quelques mots avec un léger zozotement, pour défendre celui qui était son chef : "Ce soir, je voulais apporter des documents, mais on m'a dit que ce n'était pas le lieu. Je pouvais apporter un paquet de documents, car... Enfin... C'était mon poste, c'était ma fonction." En quittant le plateau d'Antenne 2, Daniel Cordier sait qu'il n'a pas convaincu. Pourtant, lui aussi est un Compagnon de la Libération, la plus haute distinction de l'Ordre de la Libération, pour son engagement de la première heure dans la Résistance. C'est à ce titre qu'un hommage national lui est rendu jeudi 26 novembre aux Invalides, six jours après sa mort, à Cannes, à l'âge de 100 ans.

De l'extrême droite au secrétariat de Jean Moulin

C'est donc lors de cette fameuse soirée d'octobre 1977 que la vocation de Daniel Cordier est née. De résistant, il est devenu gardien de mémoire, passeur d'histoire, en décidant de se plonger dans les documents qu'il avait scrupuleusement gardés, inconnus de beaucoup d'historiens. "Je me suis dit : 'Mais au fond, depuis la guerre, je vis très heureux, je fais ce qui me plaît. Mais Jean Moulin, c'était mon patron, c'est lui qui m'a appris la peinture et aujourd'hui je suis incapable de le défendre. Je suis un salaud'", confiait-il au micro de France Culture en 2013.

Pourtant, au départ, rien ne prédestinait le jeune homme de 19 ans, engagé à l'extrême droite, à devenir l'employé de "Rex", l'alias de Jean Moulin. Après des mois d'entraînement à Londres, le jeune maurrassien est finalement parachuté à Montluçon en 1942 et Jean Moulin, chargé d'unifier les mouvements de résistance intérieure, l'engage comme secrétaire. "Il avait fait de moi, théoriquement, un marchand de tableaux qui s'intéressait à la peinture, parce que, dès qu'il y avait du monde, il parlait de peinture", se souvenait Daniel Cordier dans un documentaire sur France 3 Aquitaine en 2018.

Après-guerre, Daniel Cordier s'éloigne le plus possible de ses anciens camarades, mais il accepte quand même de participer à l'émission. "Je n'étais jamais passé à la télévision. J'étais loin, très, très loin de tout ça", se souvenait-il, toujours sur France Culture. "Moi, j'avais coupé en 1946. Je n'avais jamais lu aucun livre de souvenirs, même pas ceux du général de Gaulle. La Résistance, pour moi, c'était fini."

"Henri Frenay s'exprimait admirablement et connaissait mieux son dossier, justifiait-il en 1979, face à Bernard Pivot, dans l'émission "Apostrophes". J'étais très impressionné par son discours, cohérent et logique. Et je n'ai su que répondre, si ce n'est des aboiements, des contrevérités."

Chercher, trier, recouper

Après cette débâcle télévisée, la nouvelle carrière d'historien qu'il embrasse le pousse à retrouver pour la première fois depuis trente-cinq ans ses compagnons de guerre. Pendant six ans, Daniel Cordier se plonge dans ses propres archives. Il constitue également une équipe et se fait aider par un historien reconnu, Jean-Pierre Azéma.

"J'ai tiré au clair ces accusations [d'espionnage]", disait alors Daniel Cordier, toujours dans "Apostrophes". "Ç'aurait pu être vrai. Je me suis mis au travail dans cette perspective. Comme je connaissais bien les archives de la Résistance, je m'étais mis en tête de faire la preuve que Moulin était cryptocommuniste [dont les idées sont proches de celles des communistes sans être affirmées]. Je me suis vite aperçu qu'il n'y avait absolument rien, aucun indice d'aucune sorte, mais qu'en plus, il existait des documents que j'avais oubliés qui prouvaient exactement le contraire." 

"Il a fait ce travail avec la foi du charbonnier"

L'autodidacte recoupe toutes les preuves qu'il peut, ne laisse rien au hasard. "Il a une démarche scientifique", salue Christine Levisse-Touzé, historienne spécialiste de la Seconde Guerre mondiale, présidente du conseil scientifique du musée de l'Ordre de la Libération, contactée par franceinfo. "Il avait un respect absolu des preuves et des faits." Daniel Cordier a ainsi apporté des récits précieux pour comprendre le quotidien des résistants. "Il a, pièces d'archives à l'appui, expliqué pourquoi des dissensions existaient entre les chefs de la Résistance, abonde Laurent Douzou, historien spécialiste de la Résistance. Notamment entre Jean Moulin et Pierre Brossolette. Cela se savait avant 1983, mais Cordier a mis en évidence cet affrontement, à partir de pièces d'archives et de rapports mentionnant des disputes précises."  

"Il a précisé beaucoup de choses en travaillant sur archives. Il disposait de comptes-rendus de réunions, avec des dates précises et le relevé de qui y était présent ou non."

Laurent Douzou, historien

à franceinfo

Se méfiant des témoignages oraux, il base ses recherches sur les écrits, recoupe avec précision les dates et les faits. "Il a fait ce travail avec la foi du charbonnier", reconnaît Laurent Douzou. Il a étudié tous les détails de la vie de Jean Moulin. A tel point qu'il a publié trois tomes sur sa vie dans les années 1990, qui faisaient plus de 1 000 pages chacun [Jean Moulin, l'inconnu du Panthéon, 1989-1993, éd. Lattès]. Il restait trois autres tomes qui devaient couvrir de 1942 à 1943, mais son éditeur l'a lâché." 

Pour beaucoup, Daniel Cordier est celui qui a opéré "un tournant historiographique". "Il a été une figure essentielle dans l'émergence d'une narration historique nourrie à la fois de l'expérience et de la connaissance", affirme dans un texte publié sur Facebook l'historien Henry Rousso, directeur de recherche à l'Institut d'histoire du temps présent. "C'est d'autant plus remarquable qu'il a refusé de se laisser enfermer dans la posture de l'héroïsme pour mener un combat pour défendre une interprétation documentée des faits, contre les contes et légendes d'une histoire sainte. En cela, il aura rendu encore un grand service à la Résistance et à son pays."

Quand Daniel Cordier s'affirme face aux résistants

"Il a eu un rôle d'aiguillon, il a mis sur la place publique le débat. Pour lui, on n'écrit bien qu'à partir d'archives écrites", poursuit Laurent Douzou. En juin 1983, Daniel Cordier s'illustre lors d'un oral à la Sorbonne devant un parterre composé d'historiens et d'anciens résistants. Cela fait désormais six ans qu'il dédie sa fortune personnelle, bâtie sur sa carrière dans l'art et les deux galeries qu'il tenait à Paris entre 1956 et 1964, à la recherche de la vérité sur Jean Moulin.

"Pendant cette allocution, il insiste sur le fait qu'il s'appuie sur des textes d'archives, alors que les témoins face à lui, eux, s'appuient sur leurs souvenirs", explique Laurent Douzou, qui s'apprête à publier un texte sur l'événement. "Ce qu'il souligne, c'est que les souvenirs ne sont pas toujours fiables, que la mémoire est faillible. C'est paradoxalement un acteur des luttes de ce temps, un témoin, qui va porter le coup le plus rude à une histoire écrite par les témoins."

"C'est une grande œuvre utile pour tous, résume Christine Levisse-Touzé. On n'hésite pas à le recommander au grand public et aux étudiants d'histoire en master ou en thèse." Une manière de faire perdurer la mémoire de l'ancien résistant.

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