"Tout ce qu'elle touche, elle le transforme" : l'incursion inattendue et symbolique de Beyoncé dans la country
Des hommes hagards devant une affiche de la star légèrement vêtue, mais chaussée de santiags et coiffée d'un chapeau de cowboy. En fond sonore, une radio qui zappe sur des classiques de la country et du blues est recouverte par des accords de banjo puis la voix de Beyoncé. Le clip promotionnel qui a accompagné l'annonce du nouvel album de la chanteuse, Cowboy Carter, ne lésine pas sur les clichés pour annoncer une plongée dans les racines de la musique américaine. Texas Hold 'Em et 16 Carriages, les deux premiers morceaux dévoilés lors du Super Bowl, le confirment : dans son huitième disque, qui sort vendredi 29 mars, la chanteuse de 42 ans amorce un nouveau virage artistique, cette fois vers la country.
Moins de deux ans après Renaissance, "Queen B", comme on la surnomme, revient avec le deuxième acte d'un projet pensé comme une trilogie. Si son précédent album était résolument électro et house, donc éloigné du R&B ou de la pop qui ont fait la renommée de la chanteuse, ce nouveau disque s'aventure vers un genre, la country, "qui est la version commerciale, apparue dans le sud des Etats-Unis dans les années 1920, d'une musique folk", définit pour franceinfo Elsa Grassy, maîtresse de conférences en civilisation des Etats-Unis à l'université de Strasbourg.
Beyoncé n'a pas oublié la leçon de "Daddy Lessons"
Sur la couverture de ce nouvel opus, on retrouve Beyoncé sur sa monture, comme sur la pochette de Renaissance, mais affublée d'éléments évoquant ce genre si ancré dans l'histoire des Etats-Unis : elle brandit le drapeau américain et porte une combinaison qui reprend ses couleurs, ainsi qu'une paire de bottes et un chapeau de cowboy. Dans le texte publié sur Instagram au moment de réveler cette pochette, l'artiste décrit son nouveau projet comme né d'un échec et d'une frustration : il est la réponse à "une expérience (...) vécue il y a plusieurs années, au cours de laquelle [elle] ne [s'est] pas sentie la bienvenue... et il était très clair qu'[elle] ne [l'était] pas".
Une référence implicite à un épisode survenu en 2016, après la sortie son album Lemonade, sur lequel figure Daddy Lessons. L'appartenance de ce titre au genre country fait déjà débat. Aux Grammy Awards, Beyoncé est nommée dans de nombreuses catégories, mais pas celle du meilleur morceau de country, raconte Slate. "Les radios country ont un gros pouvoir de décision sur ce qui va se vendre et sur les récompenses distribuées. Les Country Music Awards (CMA) prennent surtout en compte la diffusion en radio, or Beyoncé n'avait quasiment pas été jouée" sur les stations spécialisées, se souvient Elsa Grassy. "Les Grammys ont, eux, tout simplement exclu la chanson de la catégorie country".
La chanteuse est tout de même invitée sur la scène des CMA, accompagnée des Dixie Chicks, groupe de country féminin un temps ostracisé par le milieu pour son opposition à la guerre en Irak. En ligne, cette apparition provoque des réactions très négatives, et parfois ouvertement racistes, chez une partie des fans du genre, raconte le New York Times.
"Les Blancs se sont réapproprié cette musique, donc quand un artiste noir s'y frotte, il y a des réactions racistes. C'est ce qu'elle a vécu au moment de Daddy Lessons et encore aujourd'hui avec Texas Hold 'Em, que certaines radios country américaines ne voulaient pas jouer", analyse Nicolas du Roy, directeur éditorial de Spotify France. La popularité du nouveau single a, cette fois, obligé ces stations à revoir leur copie.
A la poursuite de ses racines texanes
Ce huitième album "est le fruit de plus de cinq ans de travail", écrit Beyoncé sur Instagram. Pour l'artiste, il s'agit d'un retour à ses racines familiales, elle la Texane, née à Houston. Mais aussi à ses racines musicales, en poursuivant le voyage entamé avec Renaissance. "Elle a toujours essayé de se renouveler durant sa carrière", observe Narjes Bahhar, journaliste et responsable du rap chez Deezer. Révélée avec le R&B des Destiny's Child, passée par la funk, le hip-hop avec son mari Jay-Z, sacrée reine de la pop en solo, Beyoncé a touché à l'électro et la house sur son précédent disque et se penche donc, avec Cowboy Carter, sur un autre genre généralement associé à des artistes blancs. "Elle incite à s'intéresser à ces musiques, à leur histoire et leurs racines afro-américaines", développe Narjes Bahhar. Tout en faisant passer des messages "forts et militants".
"C’est une artiste de tous les paris, qui sont construits sur une expérience et expertise. Elle poursuit sa mue musicale."
Narjes Bahhar, journaliste et responsable du rap chez Deezerà franceinfo
Les notes de banjo, instrument emblématique de la country, entendues dès les premières secondes de Texas Hold 'Em ont une connotation "très politique", poursuit Elsa Grassy. Derrière cette mélodie, on retrouve la musicienne Rhiannon Giddens, figure emblématique de la scène folk américaine. "Elle travaille à la vulgarisation de l'histoire noire de la country, et surtout du banjo", illustre la spécialiste de la civilisation américaine. Au départ utilisé uniquement par les artistes noirs, cet instrument est progressivement entré, au XIXe siècle, dans la variété blanche, après avoir été utilisé pour caricaturer les Noirs dans les spectacles racistes en "blackface".
"Cet instrument est associé à des stéréotypes racistes, ce qui le rend peu attirant pour les artistes afro-américains d'aujourd'hui, analyse Elsa Grassy. Rhiannon Giddens fait presque œuvre d'exorciste en voulant conjurer les spectres qui y sont associés." Elle, mais aussi Robert Randolph, présent sur 16 Carriages et classé parmi les 100 meilleurs guitaristes du monde par le magazine américain Rolling Stone en 2010, sont des musiciens ayant une réelle connaissance de la country. "Grâce à eux, Beyoncé s'assure une légitimité qu'elle n'avait pas en arrivant de la pop", avance la professeure de culture américaine.
Une incursion sur le terrain de Taylor Swift ?
Comme toujours avec Beyoncé, dont le sens des affaires et du marketing n'est plus à prouver, le lancement de cet album a été savamment pensé. Les deux nouveaux singles ont été dévoilés durant le Super Bowl, l'événement le plus regardé de l'année aux Etats-Unis. Usher assurait le show durant la mi-temps, et Taylor Swift celui dans les tribunes, en suivant la performance de son compagnon Travis Kelce, joueur des Chiefs de Kansas City. Beyoncé a réussi à prendre la lumière malgré cette forte concurrence. Cette communication dissimule-t-elle une volonté de faire de l'ombre à Taylor Swift, qui compte désormais quatre Grammys du meilleur album de l'année, contre... zéro pour Beyoncé, au grand dam de son mari Jay-Z ? Ou de piétiner les platebandes de celle qui s'est d'abord fait connaître dans la country ?
"Son but n'est pas de concurrencer Taylor Swift ou de montrer qu'elle est plus forte que l'industrie musicale de la country. Elle fait ce qu'elle veut. Elle innove et travaille afin d'amplifier sa pop avec une conscience de son héritage", balaie Elsa Grassy, qui évacue les accusations d'opportunisme dont la star a pu être la cible.
"L’album de Beyoncé dit plus sur la vitalité d’un genre qu’une quelconque rivalité entre deux popstars."
Elsa Grassy, spécialiste de la civilisation américaineà franceinfo
Cette rivalité est attisée par certains médias, mais ni Beyoncé, ni Taylor Swift n'y prennent part. Dans une interview à Time Magazine, cette dernière assure que les deux artistes sont "au-delà de cette conversation, parce qu'elle et moi essayons de faire de plus grandes choses". "Cette rivalité fait partie du jeu, mais traduit une misogynie très ancrée dans nos sociétés", qui enfermerait les femmes artistes dans la comparaison entre elles, regrette Narjes Bahhar.
"Le mélange des genres est de plus en plus immédiat"
Ce huitième opus aux accents sudistes traduit surtout une nouvelle tendance musicale. "Un genre n'est plus cantonné à un public", remarque Nicolas du Roy de Spotify France. "Tout se mélange, les artistes s'aventurent sur des terrains inattendus. Et avec le streaming, ce mélange des genres est de plus en plus immédiat." Pour accompagner les artistes country invités sur ses deux singles, Beyoncé a également convoqué Raphael Saadiq et Hit-Boy, soit un artiste soul réputé et un producteur influent de la scène hip-hop aux Etats-Unis. "Elle a un ADN hip-hop et R&B, tout ce qu'elle touche, elle le transforme en 'du Beyoncé'", théorise Narjes Bahhar. C'est aussi ce qu'assure la star sur Instagram : "Ce n'est pas un album de country. C'est un album de Beyoncé."
Alors que l'album vient de sortir, le poids de la chanteuse sur la culture populaire est déjà tangible. Texas Hold 'Em est devenu un hit, comptabilisant plus de 200 millions d'écoutes sur Spotify et se classant dans le top 10 de plusieurs pays habituellement peu friands de country (Brésil, Australie, France, Pays-Bas, Mexique...). Il a aussi permis à la chanteuse de devenir la première femme noire à prendre la tête du classement Hot Country Songs du magazine Billboard, qui fait référence pour la musique country. Une performance qui lui a valu les félicitations de l'icône du genre Dolly Parton.
Ce raz de marée venu du Texas a d'autres conséquences inattendues. Les écoutes de Daddy Lessons, son titre de 2016, ont grimpé de 540% sur Spotify aux Etats-Unis. Et d'autres artistes bénéficient du regain d'intérêt pour la place des chanteuses noires dans la country. Ainsi, Tanner Adell a vu les écoutes de son titre Buckle Bunny multipliées par quatre sur la plateforme. "Je suis curieuse de savoir si ça va durer et s'il y aura des récompenses country pour Beyoncé ou pour d'autres artistes noirs", s'interroge Elsa Grassy. Beyoncé pourra peut-être compléter sa collection de statuettes de Grammys, elle qui en compte déjà 32, record absolu. En attendant le dernier acte de sa trilogie...
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