"Tout ce qui n'est pas au service de mon histoire va à la poubelle" : entrez dans l'atelier de fabrication du romancier Pierre Lemaitre
L'auteur d'"Au revoir là-haut" revient dans cette rentrée littéraire d'hiver avec "Le Grand Monde", une saga familale flamboyante dans laquelle il s'attaque aux Trente Glorieuses. Rencontre.
Après sa trilogie sur l'entre-deux-guerres, Pierre Lemaitre publie Le Grand Monde, premier opus d'une tétralogie consacrée à la période des Trente Glorieuses. A l'occasion de la sortie de cette saga familale époustouflante, le romancier livre à Franceinfo Culture quelques secrets de fabrication de ses romans, qui cartonnent en librairie depuis Au revoir là-haut, Goncourt en 2013. Miroir de nos peines, dernier volet de sa trilogie sur l'Entre deux Guerre Les enfants du désastre, s'est vendu à plus de 450 000 exemplaires en grand format et en poche et Le serpent majuscule son premier polar écrit en 1985, qui n'avais jamais été édité, a dépassé 120 000 exemplaires vendus.
Décontracté, souriant, jambes ballantes pendues sur l'accoudoir de son fauteuil rouge vif, la star des librairies nous reçoit avec simplicité dans les locaux de son éditeur, Calmann-Levy, prêt à parler généreusement de sa passion pour la littérature, de la manière dont il mijote ses récits, et de sa fidélité inconditionnelle au roman populaire, son cheval de bataille.
Franceinfo Culture : qu'avez-vous voulu raconter avec ce nouveau roman?
Pierre Lemaitre : fondamentalement, pour moi, Le Grand Monde, c'est l'histoire d'une famille. C'est mon 13e ou 14e roman, je ne sais plus je n'ai pas compté, mais je n'avais jusqu'ici jamais abordé ce classique de la littérature qu'est la saga familiale. Depuis les Rougon-Macquart (Emile Zola, entre 1871 et 1893) jusqu'aux Buddenbrook (Thomas Mann, 1929), j'en passe et des meilleures, c'est un des sujets les plus tentants pour les romanciers.
"La famille c'est le creuset de ce qui nous a fabriqué, de ce qui nous a construit, ou parfois déconstruit."
Pierre Lemaitreà Franceinfo Culture
La famille, c'est aussi des interactions très riches du fait de ce creuset familial. A cela il faut ajouter que toutes ces histoires ne sont jamais indépendantes de la période sociale vécue. Pour toutes ces raisons, de nombreux romanciers se sont lancés dans l'écriture d'une saga familiale. Moi, je ne l'avais pas fait jusqu'ici parce que je pensais que je n'avais pas la maturité pour le faire. Je trichais, je biaisais. Je prenais dans la précédente trilogie un personnage d'un livre antérieur et on retrouvait évidemment à chaque fois les collatéraux. Mais je n'avais jamais affronté le truc de face. Et puis à la fin de la trilogie précédente (Les enfants du désastre), j'ai eu l'impression d'arriver à une certaine maturité dans ce que je sais faire. Je me suis dit : allez maintenant il n'y a plus à tortiller, on se retrousse les manches et on tente sa chance …
Comment cette saga familiale s'inscrit-elle dans votre grand projet littéraire sur le XXe siècle ?
Les historiens conviennent pour la majorité d'entre eux que le XXe siècle démarre après la première guerre mondiale, et s'achève avec la chute de Berlin en 1989, qui correspond à fin de la Guerre froide. C'est un siècle très court, qui dure 70 ans. Donc le projet que j'avais au départ, c'était de faire trois trilogies. La première sur l'entre-deux-guerres, que j'ai menée à terme, la seconde sur les Trente Glorieuses, que je viens d'entamer avec Le Grand Monde, et puis une troisième qui traitera des années de crise. Donc neuf livres. Mais il y en aura finalement au moins dix car je vais faire une tétralogie sur les Trente Glorieuses, pour la simple et bonne raison que la période a duré trois décennies et que si je découpe ça sur des périodes de dix ans, c'est trop long pour les personnages. Un personnage qui a 17 ans, si on le retrouve 10 ans plus tard, il en a 27. Ce n'est plus la même personne et vous avez raté tout ce qui s'est passé entre les deux, et qui a fait qu'elle est devenue ce qu'elle est. J'ai donc choisi de resserrer les moments où on va retrouver les Pelletier, et du coup de faire plutôt une tétralogie.
Dans ce premier opus, vous nous présentez une image des Trente Glorieuses très surprenante, pourquoi ?
Cela a été une de mes surprises. J'avais 10 ans dans les années 60, et pour moi, les Trente Glorieuses, c'était Pompidou, c'était la voiture, le frigo, la télé, c'était le béton, les villes, c'était l'enrichissement des familles. C'était la période, sans doute la dernière, où les gens pouvaient penser à bon droit que leurs enfants auraient une meilleure vie qu'eux.
"Mes parents par exemple, qui étaient d'origine très modeste, ont pu acheter leur appartement. Ils se sont endettés mais ils ont acheté leur logement."
Pierre Lemaitreà Franceinfo Culture
Et puis quand j'ai regardé de plus près le début des Trente Glorieuses, je me suis rendu compte que ces premières années n'étaient pas si roses, qu'elles ressemblaient plutôt aux années d'après Première guerre mondiale, des années de rationnement, de pénurie, de cartes d'alimentation, de chômage, d'inflation, d'insalubrité dans les logements…
"Les Trente Glorieuses se sont fait attendre. Elles sont loin d'être trente en fait !"
Pierre Lemaitreà Franceinfo Culture
J'ai vraiment été le premier surpris de découvrir tout cela. Mais comme j'aime toujours prendre l'histoire un peu de biais, cela m'a intéressé de démarrer avec cette vision à laquelle on ne s'attend pas.
Vous n'êtes pas historien, comment travaillez-vous la partie historique de vos romans ?
D'abord, je lis les quotidiens et les magazines de l'époque tous les jours. C'est une méthode d'immersion extrêmement efficace, parce qu'en lisant les journaux, vous finissez par comprendre comment les gens pensent, comment ils s'habillent, le prix des choses, quels sont leurs soucis, leurs angoisses, qu'est-ce qui les intéresse, qu'est-ce qui les passionne, comment ils parlent… La deuxième méthode consiste à lire les historiens de l'époque, qui ont écrit des grandes généralités, qui ont balayé cette période-là. J'ai donc deux matériaux, l'un qui me permet de m'immerger dans le quotidien des personnages, et l'autre de comprendre la "superstructure" historique de la période qui m'intéresse.
C'est un travail énorme non ?
Je me suis rendu compte que d'aller chercher des informations qui serviront à nourrir quatre lignes, mais quatre lignes dont dépend votre histoire, peut prendre un temps absolument fou. C'est pour cette raison que j'ai pris une assistante, une jeune historienne agrégée, docteure depuis quelques mois. Ce qui me prendrait à moi un temps phénoménal va lui demander à elle une journée de travail à la BnF parce qu'elle est experte et qu'elle va savoir tout de suite où chercher, et comment me le synthétiser. Comme elle connaît mes livres, que je lui raconte mon histoire, elle sait exactement ce que je cherche. Pour moi elle est comme une banque de ressources !
Et tout ce que vous racontez dans votre roman est historiquement vrai ?
Et bien la deuxième chose que je demande à cette jeune historienne, justement, c'est de relire le roman, et de me dire ce avec quoi elle est d'accord, ce avec quoi elle n'est pas d'accord, et cela donne lieu à une discussion. Parfois je décide de garder un élément avec lequel elle n'est pas d'accord. Tant pis, je sais que ce n'est pas très orthodoxe, et un peu "anhistorique". Si ça sert mieux mon propos, je préfère parfois être historiquement pas très juste, mais "romanesquement" vrai. Mais je le fais en toute connaissance de cause, j'assume, et si on me demande des comptes, je peux expliquer pourquoi j'ai fait ce choix.
Comment gérez-vous toute cette documentation ?
Tout ce qui n'est pas au service de mon histoire va à la poubelle. Et donc l'écrasante majorité des choses que je sais, je ne l'utilise pas.
"Le risque majeur du roman historique, à mon avis, c'est de vouloir absolument dire tout ce que l'on sait, de vouloir "rentabiliser" la documentation."
Pierre Lemaitreà Franceinfo Culture
Dans certains romans historiques, on trouve parfois des boucles narratives qui sont là uniquement pour placer un élément historique. Il me semble que la rigueur romanesque impose de ne recourir qu'à ce qui sert au fil de l'histoire, aux personnages, sans ça on se retrouve à être obligé de faire des acrobaties inutiles. Je trouve ça totalement inefficace. Ça n'apporte rien et ça déséquilibre le récit. Mais c'est vrai que c'est extrêmement frustrant. Il m'arrive de travailler pendant des semaines sur un truc avec mon assistante, elle creuse, on échange, et puis je finis par l'appeler pour lui dire qu'on abandonne.
Diriez-vous que vos romans sont des romans historiques ?
Si on passe au crible le roman historique, on se rend compte que c'est une catégorie un peu fourre-tout, mais qui a quand même une vertu, celle de faire comprendre au lecteur vers quoi il va aller.
Des romans engagés ?
Un roman peut être au service du propos ou au service des personnages, mais c'est rare de pouvoir faire les deux sur un plan égal. Moi, mon truc c'est plutôt d'être sur mes personnages. Par exemple dans Le Grand Monde, il y a à la page 505 cet article de François qui s'alarme des violences policières et interroge sur la République que l'on veut. Tout le monde en lisant ça peut penser à aujourd'hui, à l'actualité récente, et tout le monde sait ce qu'il y a à en penser, mais pour moi, ce qui compte, c'est ce qui se passe pour François qui découvre son édito en Une avec la signature de Denissov, son patron. Pour moi c'est une réflexion permanente de faire en sorte que ce qui ne sert pas directement le personnage reste au second plan.
Jean, Etienne, Geneviève, ou Diem… d'où sortez-vous vos personnages ?
Pour moi, il y a deux manières de les inventer. La première est assez théorique, intellectuelle, abstraite. Elle répond à la question : de quoi ai-je besoin ? Ici les membres d'une famille. Je veux qu'ils ne se ressemblent pas tous, je veux qu'ils traduisent l'esprit du siècle, je veux qu'ils aient entre eux des oppositions, des rapprochements. Alors je fais des essais, je bâti un personnage et je me demande quelle narration il peut endosser, de quelle histoire il peut être le protagoniste, ou l'antagoniste, et puis je me dis il est trop ceci, il est trop cela… C'est une recherche un peu formelle, comme ça. Pour le personnage de Jean, par exemple, cela m'intéressait d'avoir un fils ainé sacrifié par le fantasme paternel, et ensuite de voir jusqu'où pouvait aller un homme dans un échec pareil. Et donc tout à coup ce qui est touchant chez lui devient amoral et ça y est, on y est.
"Jean est à la fois bouleversant, et en même temps insupportable, parce que c'est quand même un sale type. On est dans cette ambivalence des personnages qui caractérise le roman populaire."
Pierre Lemaitreà Franceinfo Culture
C'est la base. Dans le style de littérature dans lequel je sévis, la littérature populaire c'est souvent comme ça, Javert, Valjean, sont des personnages ambivalents.
Et la deuxième ?
Le deuxième type de personnage, c'est celui qui naît par la magie de l'écriture. C'est le personnage que vous ne voyez pas arriver et qui vous tombe dessus. Comme Geneviève. "Jean suit son père dans les rues de Beyrouth vers la savonnerie, et trottine à ses côtés sa petite épouse…" Je la visualise bien, le physique, elle est rondouillette, elle sautille, elle est pomponnée, manucurée, elle fait petite marquise de la bourgeoisie de province. Voilà, ça y est, je la vois.
"Et puis d'un seul coup j'écris : "Cette fille qui n'était ni jolie ni intelligente portait jusqu'à l'incandescence des ambitions démesurées". Là, je pose le stylo."
Pierre Lemaitreà Franceinfo Culture
J'arrête d'écrire et je me dis il y a deux solutions. Soit c'est une mauvaise piste qui si je la prolonge je risque de ruiner mon histoire, soit c'est un filon. A partir de là, je me remets dans la théorie. Je m'interroge sur la manière dont ce personnage va s'emboiter avec celui de Jean, etc. Et là ça s'emboitait pas mal, donc voilà comment un personnage se met à devenir important dans l'histoire, par accident, sans que je l'aie vraiment décidé à l'avance. Désiré, dans Miroir de nos peines, était un personnage que je ne n'attendais pas non plus, comme Diem dans ce nouveau roman, ou Vladi, la nurse polonaise dans Couleurs de l'incendie. Ces personnages qui m'arrivent sous la plume, c'est une chance qu'il faut savoir saisir. C'est l'étincelle dont il va falloir faire un feu, et qu'il va falloir ensuite entretenir.
Vous travaillez un peu comme un profiler finalement ?
Oui et d'ailleurs j'affiche sur le mur derrière moi des photos de gens que je trouve sur internet pour incarner mes personnages, des visages, des hommes, des femmes, des footballeurs, n'importe quoi peu importe… Pour moi c'est important de les voir. Comme j'ai une façon assez visuelle de travailler, j'ai du mal à démarrer si je ne sais pas à quoi va ressembler tel ou tel personnage. Je les garde comme ça affichés pendant des mois, jusqu'à ce que je n'en n'aie plus besoin. Pour le personnage de Jeantet, qui est le directeur de l'agence des monnaies à Saigon, je me suis inspiré d'un acteur que j'adore, François Perrot qui avait une allocution très particulière, alors dès que je regardais sa photo, j'entendais parler mon personnage, qui laisse ses phrases en suspens, et qui passe du coq à l'âne tout le temps… Pareil pour le personnage de Diem, j'avais trouvé une photo d'un asiatique avec des cheveux comme ça, dressés sur la tête, je me suis dis tout de suite celui-là, il est pour moi !
Comment vous y prenez-vous pour construire le roman ?
J'affiche aussi des plans sur mon mur. Si vous dépliez Le Grand Monde, vous allez vous rendre compte que c'est sacrément complexe. Donc je fais des plans, des tableaux, avec l'avancée des personnages jour par jour, parfois heure par heure, et où je note les corrélations avec les autres personnages. C'est très architecturé, parce que c'est une mécanique de précision que j'ai à construire, et je dois faire en sorte, quand la maison est construite, de retirer les échafaudages. Pour le lecteur, rien ne doit arrêter son plaisir, ça doit être une table de billard. C'est tout l'art du romancier, de construire une mécanique très complexe, une mécanique d'horloger, avec plein de rouages qui doivent tourner dans le bon sens, avec des articulations, avec des systèmes de causes et de conséquences, et il faut que cette mécanique compliquée, quand vous la mettez à l'oreille de votre lecteur, elle fasse un doux tic tac.
Quelles sont vos lectures ?
Je ne lis rien. Je travaille tout le temps. Je lis énormément pour mon travail, et j'ai la tête prise par mes propres personnages. Quand je dis rien c'est pour faire image, j'exagère. En fait, je lis des romans entre deux romans, pendant les périodes de promotion. Là je vais acheter les livres de Nicolas Mathieu, de Leila Slimani, Karine Tuil…
"Je pense que l'on n'est pas le lecteur de ses romans, et qu'on n'est pas le romancier de ses lectures. Les choses que j'aime lire en littérature sont celles qui sont le plus éloignées de mes romans."
Pierre Lemaitreà Franceinfo Culture
Je suis un grand lecteur de Proust, et parmi mes contemporains, j'aime Echenoz,Vuilard, Yves Ravey. Là j'ai entendu parler de Monument National, de Julia Deck, je vais me l'acheter et le lire dans le train. Tout ça pour vous dire que ce que j'aime le plus en tant que lecteur n'est pas ce qui influence mes romans. Je dirais que ce qui m'influence, c'est plutôt le lecteur que j'ai été, celui qui a découvert la lecture avec Alexandre Dumas, avec les feuilletons, avec Zola. Oui ceux-là m'ont influencé, et des romans comme Guerre et paix ou Les Misérables, pour moi c'est indépassable. Dans Les Misérables il y a tout. Tout ce que j'aime. Je pense qu'il y a une dichotomie entre ce que je suis comme romancier, et ce que je suis comme lecteur.
Et vos lecteurs, qui sont-ils ?
Pour moi, la littérature populaire est une littérature qui peut être lue par tout le monde, mais pas au même niveau. C'est à mon avis ce qui fait la grandeur de la littérature populaire. Un ado qui lit Le Grand Monde va être intéressé de savoir si Etienne, ce lanceur d'alerte de l'époque, pourra arriver au bout de son truc, un autre va s'intéresser à la page 505 et noter qu'il y a une correspondance entre deux époques, qu'il y a peut-être une réflexion à mener sur la place de l'Etat par rapport aux libertés individuelles, et puis un autre encore va savoir que Joseph, le chat d'Etienne, porte le même nom que celui du "Chat", de Simenon, et appréciera le clin d'œil. Je pense que le bon roman populaire est celui dans lequel cohabitent tous ces lectorats, sans s'exclure l'un l'autre.
Qu'est-ce que vous aimeriez entendre de la bouche de vos lecteurs, sur vos romans?
Vous voulez me pousser à l'immodestie ? J'aimerais qu'un lecteur me dise que quand il lit un de mes livres, ce n'est pas le livre qui lui appartient, mais lui qui appartient au livre. Parce que c'est exactement ce que j'ai ressenti quand j'ai découvert Les trois mousquetaires. Si quelqu'un me disait ça un jour, je pourrais me dire que je suis content de ce que j'ai fait.
"Le Grand Monde", de Pierre Lemaitre (Calmann-Levy, 592 pages, 22,90 €)
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