"Miroir de nos peines", Lemaitre referme en beauté sa trilogie dans la "débâcle"
Le Prix Goncourt 2013 conclut son triptyque sur l'entre-deux guerres avec la drôle de Guerre et la débâcle, comme si vous y étiez !
Pierre Lemaitre referme avec Miroir de nos peines (Albin Michel) paru début janvier, sa trilogie amorcée avec Au revoir là-haut, Prix Goncourt 2013, vendu à 610.000 exemplaires (sans compter la version poche). Cette grande fresque historique et romanesque en forme de feuilleton s'achève sur l'épisode surréaliste de la "drôle de guerre" suivie par la débâcle. Un roman enlevé, vivant, documenté, que l'on dévore vitesse grand V.
Après une plongée dans l'après Première guerre mondiale, ses gueules cassées et l'improbable arnaque aux monuments aux morts d'Au revoir là-haut, Pierre Lemaitre avait brossé dans Couleurs de l'incendie (Albin Michel, 2018) 325.000 exemplaires vendus, le portrait de Madeleine Péricourt, et la belle émancipation d'une femme bourgeoise sur fond de crise économique dans les années trente. Il s'attache, dans ce dernier volet, à un personnage secondaire du premier volume : Louise, fille de Jeanne, la logeuse d'Edouard et Albert, la petite fille qui l'aidait à fabriquer ses masques.
On retrouve Louise en avril 1940. La jeune femme a désormais trente ans. Elle est institutrice, n'est pas mariée, n'a pas d'enfants, à son grand désespoir. Elle occupe ses heures de loisirs à aider monsieur Jules dans La Petite Bohème, son restaurant. Chaque samedi, depuis vingt ans, un vieil homme qu'on appelle 'le docteur" vient s'y asseoir pour déjeuner, toujours à la même table, sans rien dire. Jules et Louise se sont habitués à sa présence.
La débâche comme si on y était
Mais ce 6 avril 1940, pendant que les soldats protègent les frontières du pays le long de la fameuse ligne Maginot en jouant aux cartes (drôle de guerre), le vieil homme fait une demande incongrue à Louise : il aimerait qu'elle se déshabille. En échange, il lui propose une rondelette somme d'argent. D'abord offusquée, la jeune femme finit par accepter. Mais au moment où elle se trouve nue devant le vieil homme, dans une chambre d'hôtel, il se tire une balle dans la tête. L'épisode, tragique, constitue pour la jeune femme le point de départ d'une série de découvertes à propos d'un pan de son histoire, jusque-là secret bien gardé…
L'enquête oblige Louise à quitter Paris. La jeune femme n'est pas seule. Avec l'offensive inattendue des troupes allemandes par les Ardennes, l'armée française est en déroute ; Louise rejoint le cortège de milliers de Français jetés sur les routes, emportant avec eux tout ce qu'ils peuvent… "La voiture cahotait lentement dans le flot des fuyards qui était à l'image de ce pays déchiré, abandonné. C'était partout des visages et des visages. Un immense cortège funèbre, pensa Louise, devenu l'accablant miroir de nos peines et de nos défaites."
En pleine débâcle, et parallèlement aux aventures de Louise, le lecteur suit les pérégrinations de quatre autres personnages : Raoul, soldat voyou et magouilleur, et son pleutre d'acolyte Gabriel, prisonniers parce que déserteurs, Fernand, garde mobile qui se fait cambrioleur pour satisfaire les désirs supposés de sa femme, ou encore Désiré, extraordinaire personnage mythomane, que l'on verra tour à tour dans les habits d'un avocat, puis d'un responsable de la communication au service du ministère de l'Information, ou encore prêtre improvisé pratiquant un latin farfelu, officiant dans un camp de réfugiés belges et luxembourgeois perdu dans le centre de la France. Ce lieu surréaliste se trouve être celui vers lequel convergent tous les protagonistes de cette rocambolesque histoire.
Un travail d'orfèvre
Avec Miroir de nos peines, Pierre Lemaitre clôt en apothéose sa trilogie sur l'Entre-deux-guerres. D'une plume tendue comme un arc, le romancier nous projette dans cet incroyable épisode de l'histoire de France, la drôle de Guerre et la débâcle pour conclure l'épopée. Le romancier travaille son texte comme un meilleur ouvrier de France. C'est ciselé, modelé, rythmé, des rebondissements à tous les étages, des dialogues jaillissants, des personnages dessinés comme des figures du cinéma français des années 40, qu'il aime et nous fait aimer, même s'ils sont des escrocs.
Des questions déjà amorcées dans le deuxième volet reviennent ici avec force, sur le statut de la femme, sur la question de la maternité, sur celle du désir féminin et de la liberté. On y retrouve le penchant de Pierre Lemaitre pour la chronique sociale, une pointe d'anarchie bien distillée dans les détours.
Le personnage de Désiré, en porte-parole du ministère de l'information pendant la débâcle, donne aussi l'occasion au romancier de démontrer, de manière décalée mais juste, la naissance de la propagande moderne. Un roman qui fait écho à notre époque, dans lequel "chacun va trouver sa vérité", souligne le romancier dans une interview à franceinfo. "Ce qui est très difficile dans les périodes comme les nôtres, où les repères s'effondrent assez facilement, où les grands récits ont fait faillite, c'est de se repérer, de comprendre ce qui nous arrive. Et c'est vrai que l'histoire permet de nous donner des marqueurs qui nous permettent, je crois, de mieux saisir la complexité dans laquelle nous sommes inscrits", ajoute le romancier.
Ce troisième et dernier opus est une réussite, que l'on déguste comme le dernier épisode d'un feuilleton dont on sait que la diffusion va, hélas c'est inévitable, s'arrêter…
Miroir de nos peines, Pierre Lemaitre (Albin Michel – 536 pages – 22.90 €)
Extrait :
"Les reporters envoyés sur place adressant à leur rédaction des informations (et des photos) qui traduisaient l'intensité des combats, Désiré opta dès le deuxième jour pour ce qu'il nomma une "dramatisation maîtrisée".
- L'attaque allemande se développe avec une violence accrue, mais partout, nos troupes et les alliés combattent avec vaillance contre l'ennemi qui déploie un effort extrême.
A l'issue de ce point de presse, Désiré se tenait lui-même à la porte et remettait à chaque participant le texte de la déclaration dont il avait fait la lecture.
"Je prends ainsi le pouls de la France, avait-il expliqué au sous-directeur. Je calme les inquiétudes, je distille de la confiance, je renforce les convictions. Et j'influence." Trois jours après le début de l'offensive allemande, un journaliste lui demanda naïvement :
- Si notre armée et les Alliés sont aussi efficaces qu'on le dit, pourquoi les boches continuent-ils d'avancer ?
- Ils n'avancent pas, répliqua Désiré, ils font mouvement vers l'avant, c'est très différent."
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