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"La psychiatrie est un bon biais pour traiter de l'état politique et social du pays", selon Joy Sorman, auteure de "A la folie"

L'autrice Joy Sorman a passé tous ses mercredis pendant un an dans une unité psychiatrique fermée. Elle raconte cette expérience dans "A la folie", son dernier livre, publié aux éditions Flammarion.

Article rédigé par Laurence Houot
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 22 min
L'écrivaine Joy Sorman, Paris, le 24 mars 2021 (Laurence Houot / FRANCEINFO CULTURE)

A l'heure où l'on s'inquète des répercussions de la crise sanitaire sur la santé mentale, l'écrivaine Joy Sorman fait le récit dans son dernier livre, A la folie (Flammarion), de son immersion pendant un an dans une unité psychiatrique fermée.

L'immersion, c'est sa marque de fabrique. Elle aime s'immiscer dans des univers qui lui sont étrangers. Ainsi elle a plongé dans le monde la viande pour son livre Comme une bête (Gallimard, 2012). En 2013, elle a passé du temps dans une usine, une fabrique de lits au Pré-Saint-Gervais en région parisienne, avant de publier Lit national (éditions Le bec en l'air).

>> "A la folie" : la romancière Joy Sorman en immersion chez les "fous"

On la retrouve chez elle, à Paris, un espace lumineux et paisible, loin de l'univers psychiatrique qu'elle décrit dans son livre. La romancière raconte pourquoi elle a choisi de s'immerger dans le monde de la psychiatrie et comment elle a fait de cette plongée dans le réel une œuvre littéraire.

Franceinfo Culture : comment est née l'idée de ce livre ?

Joy Sorman : Outre mon goût pour la littérature de terrain et d'immersion – je l'ai fait déjà plusieurs fois pour d'autres livres - j'aime bien m'immerger dans des lieux qui me sont à priori étrangers. Là, l'idée était de coupler l'écriture de ce livre à une expérience personnelle et à mon penchant pour l'immersion. C'était aussi une aventure personnelle de passer un an dans ce lieux-là et de choisir un lieu particulièrement mystérieux, opaque pour moi, et qu'on pourrait aussi imaginer hostile, et d'aller y voir un peu plus près.

Où avez-vous fait votre immersion ?  

Dans deux hôpitaux, essentiellement dans une unité psychiatrique fermée, et puis j'ai aussi été dans une unité psychiatrique où les patients n'étaient pas hospitalisés sous contrainte, avec des gens qui venaient de leur propre volonté. Il y a certains patients que j'ai rencontrés dans l'unité ouverte, mais j'ai voulu garder une unité de lieu, alors pour le livre j'ai fait un petit mix des deux.

Comment avez-vous vécu cette expérience, est-ce que ce n'était pas trop dur ?

Si j'y suis allée, c'est que ça ne m'inspirait aucune peur, aucune appréhension et finalement assez peu de fascination. J'y suis donc allée avec pas grand-chose, sans vraiment d'idée préconçue. J'avais lu des livres, vu des films, mais je n'avais pas vraiment d'idée de la folie. J'ai réussi à y aller assez vierge et assez tranquille en me disant, je vais découvrir. Et j'ai découvert, j'ai ressenti cette "familière étrangeté" dont parlait Freud. J'ai découvert quelque chose d'à la fois très étranger, et très lointain, très mystérieux. C'était assez tranquille comme expérience, finalement. Ce n'est pas comme si j'avais une idée au départ, et une autre en sortant en fait. Il y a eu quelque chose de très fluide, même si évidemment j'ai pu être étonnée par moments. Par exemple quand Franck m'a dit tu sais on vient de découvrir la première sirène mâle échouée sur les côtes californiennes, là j'étais étonnée mais dans le bon sens du terme, par la puissance de l'imagination.

Quand j'étais témoin des scènes de violence je n'étais pas étonnée, parce qu'on le sait. Cela ne veut pas dire que ce n'est pas saisissant sur le moment, mais on ne se dit pas ouh là là. Et finalement, ce qui m'a le plus touchée, c'est ce garçon qui s'appelle Arthur, qui est un grand mélancolique,un grand dépressif.

Là, on sait pas quoi dire, on ne sait pas quoi faire. On est là, on a l'impression que tout est vain, que tout est maladroit. On ne sait même pas si on peut poser la main sur son épaule. Il y a quelque chose de très très dur parce que vous êtes face à un malheur sans borne, et ça c'est assez bouleversant.

Joy Sorman

à franceinfo Culture

Alors que quand vous êtes face à Franck qui délire totalement, qui ne manifeste pas de souffrance, c'est autre chose. C'est toujours la question de la souffrance dans la folie. On enferme quelqu'un qui ne souffre pas. Normalement soigner c'est soigner la souffrance, mais si le fou ne souffre pas pourquoi l'enfermer ? Et pour quoi est-ce qu'on le soigne ? Quand vous êtes face à Arthur, là c'est un pur bloc de souffrance, on vous dit il faut faire quelque chose sauf que qu'on ne peut rien faire, en fait. Ce sont des moments qui étaient assez difficiles, ces moments où la psychiatrie échoue. On a beau savoir que c'est de la souffrance, l'hôpital psychiatrique, quand vous êtes face à quelqu'un qui a perdu tout sens, quand vous le vivez vraiment, quand vous êtes face à ce bloc de souffrance-là, ça, c'est quelque chose qui est assez inimaginable, je pense, quand on ne l'a pas croisé.

Pourquoi avoir choisi la folie ?

La folie pour moi c'est un fait littéraire total, un sujet éminemment littéraire et je suis même étonnée qu'il n'y ait pas plus d'écrivains qui s'emparent de ce sujet. D'abord parce que la folie est une aventure du langage. Ce qui caractérise la folie, c'est justement une langue dégondée, délirante, une langue qui déraille. Il y a cette expérience d'un verbe qui se coupe du réel aussi, et d'un verbe qui invente d'autres mondes. En ce sens-là il y a vraiment une espèce de parenté entre la littérature et l'expérience de la folie.

La folie est un lieu de fiction aussi parce que finalement le fou c'est celui qui a été déçu par le réel et qui en invente un autre, qui s'invente des identités. En ce sens-là aussi, on est dans la littérature, on est dans l'invention d'une réalité autre que celle qui nous est donnée, et qui nous déçoit. Et d'ailleurs on voit bien dans mon livre qu'il y a un glissement des personnes vers les personnages, qu'il y a une espèce de confusion.

Et troisième point, quand on fait une littérature un peu politique ou sociale - et ces questions m'intéressent -  je trouve que l'institution psychiatrique est un bon biais pour traiter l'état politique et social du contemporain. Pour toutes ces raisons, je trouve que c'est un sujet idéal quand on est auteur, tout simplement.  

Est-ce que ça a été compliqué de rentrer dans l'hôpital psychiatrique, de faire accepter votre présence ?

Ça a été très compliqué. Il a fallu que je sois aidée d'un psychiatre, ne serait-ce que pour avoir les contacts. Toute seule, je n'y arrivais pas. Si vous vous pointez à l'hôpital et que vous dites est-ce que je peux avoir un rendez-vous, en dehors d'un cadre thérapeutique, c'est impossible. Et même avec l'aide de ce psychiatre, ça a été compliqué. Lui-même a essuyé plusieurs refus avant de m'obtenir un premier rendez-vous. Ensuite il a fallu que je rencontre plusieurs fois le chef de service, que je rencontre les équipes, la direction administrative, avec qui j'ai signé un contrat de confidentialité. Au début, l'administration voulait avoir un droit de regard sur le manuscrit. J'ai refusé. Donc ça a été très long et je pense que sans l'aide de ce psychiatre je n'aurais pas réussi. Il y a quand même une paranoïa de l'institution.  

Comment vous êtes-vous glissée dans ce monde et comment avez-vous travaillé sur place ?

Il y a avait plusieurs dispositifs. J'ai toujours un petit carnet qui tient dans la poche. Quand j'assistais par exemple à des entretiens très formels entre le psychiatre et le patient, j'étais "autorisée" à assister à l'entretien, le cadre était formel et donc je pouvais sortir mon carnet et noter. Mais ça, c'était finalement une petite partie du temps. La plupart des journées, je les passais à me balader dans le service, à m'asseoir à côté des patients qui regardaient la télé, à aller dans la salle de repos des soignants pour essayer de discuter.

C'est une question de feeling. J'y allais toujours un peu à l'intuition.

Joy Sorman

à franceinfo Culture

Parfois je sentais que les gens avaient envie de me parler, d'autres pas, et je me faisais plus ou moins discrète. Quand je sentais que ça n'allait pas être intrusif, que ça n'allait pas être violent, je sortais mon carnet et je prenais quelques notes. Quand je sentais que ça allait être mal vécu, ou que ça allait justement couper la parole, là, j'essayais d'enregistrer au maximum et puis après j'allais m'isoler dans un coin et je prenais quelques notes rapidement. Et puis le soir, en rentrant chez moi, je mettais tout ça au propre quand même, pour ne pas oublier. Donc ça se faisait vraiment au cas par cas, en fonction des situations, des jours, des personnes.

Comment ont réagi les gens à votre présence ?

Les patients, je pense qu'ils trouvaient ça assez incongru en même temps ils voyaient plutôt ma présence comme "l'animation du mercredi". Ils savaient que le mercredi, il y avait quelqu'un qui venait et ils voyaient que j'étais quelqu'un qui avait envie de parler, d'écouter. Il y avait cette convivialité du mercredi, où j'étais là. Ils savaient que c'était pour écrire un livre. Pour certains c'était très loin, très abstrait, surtout pour ceux qui sont très atteints ou très sédatés. Pour d'autres, c'était quelque chose de plus concret. Souvent ils me demandaient : alors ça avance, tu écris sur quoi, tu vas écrire quoi, est-ce que je vais être dans ton livre, est-ce que je vais être le héros de ton livre ? Et moi je ne savais pas parce que jusqu'à la fin de l'immersion je ne savais pas ce que j'allais écrire.

Avec les soignants ça a été plus compliqué. Certains étaient contents que je sois là comme témoin et surtout comme témoin de leur souffrance, et d'autres, et je comprends très bien d'ailleurs, n'étaient pas ravis d'avoir quelqu'un dans les pattes, qui traîne, qui regarde, qui laisse traîner ses yeux, ses oreilles, qui perturbe la bonne marche du service.

Pourquoi avoir choisi, cette fois, de ne pas en faire un roman ?

Au tout début, je me suis posé la question du roman. Dans le livre il y a ce personnage de Fantomette qu'on retrouve un matin dans un lit, qui ne veut pas bouger, alors qu'elle n'a pas l'air folle. C'est "le" moment de fiction du livre. Fantomette est le seul personnage que j'ai inventé, qui est d'ailleurs mon espèce de double. J'ai été tentée à un moment par un roman comme ça. Et puis je me suis rendu compte que ça ne tenait pas, parce que cela me paraissait très compliqué de faire un travail d'imagination sur un sujet aussi délicat, aussi mystérieux, aussi complexe, aussi opaque, un sujet qui pose beaucoup de questions éthiques, qui met en jeu des individus extrêmement fragiles et souffrants. Tout d'un coup ça me semblait presque indécent de passer par un roman.

Pourquoi indécent ?

Pour moi en tous cas. J'ai pu lire des romans sur la folie, et je n'ai pas trouvé ça indécent, mais là, je me suis dit il y a une matière tellement forte, pourquoi inventer. Quand ils ont commencé à me parler justement, et que j'ai commencé à recueillir cette parole très singulière, je me suis dit mais il y a une telle puissance, pourquoi j'irais inventer une langue de la folie alors que celle qui m'est livrée, elle est juste, elle est brute, et je vais la restituer. La réalité était tellement puissante qu'elle emportait tout.

Votre livre nous informe aussi sur l'institution et l'histoire de la psychiatrie, est-ce que c'était un de vos objectifs ?

Oui, tout ça dit quelque chose de l'institution psychiatrique. On sent qu'il y a une durée. On sent que je ne suis pas la même au début et à la fin. En fait, il y avait un peu deux lignes parallèles pendant l'immersion.

Il y avait mon expérience de terrain et puis j'ai aussi énormément lu pendant cette année-là pour essayer précisément de comprendre et d'éclairer un peu ce que je voyais, ce que je vivais.

Joy Sorman

à franceinfo Culture

Comme j'ai fait de la philo, j'avais étudié Deleuze, Foucault, Guattari, et j'avais déjà un petit background sur la question. Mais je me suis mise à lire et à relire. J'ai tout un rayon là en haut de bibliothèque, avec que des livres sur le sujet. J'ai relu tous les cours de Foucault au Collège de France, les livres de Lucien Bonnafé, de Jean Oury, toute l'histoire de la psychothérapie institutionnelle, l'histoire de La Borde. J'ai regardé beaucoup de documentaires, j'ai lu des témoignages de patients, de soignants… 

J'ai même acheté des manuels pour les étudiants en psychiatrie, avec des cas pratiques, et j'ai appris les symptômes des maladies. C'est ce que je fais toujours quand j'écris, il y a toujours cette part documentaire. J'avais envie d'éclairer les choses par ce biais intellectuel et historique, et d'essayer de restituer une histoire de la psychiatrie. C'était très important de comprendre comment on en était arrivé là, par rapport à un âge "plus heureux" de la psychiatrie. C'était important de comprendre les rouages de l'institution. A partir du moment où je parlais aussi d'une institution, il fallait quand même un peu la décortiquer.

Comment avez-vous réussi à intégrer toutes ces informations dans votre livre sans alourdir le récit ?

Cela a été un équilibre difficile à trouver. Au début j'avais tendance à faire des tunnels historiques ou analytiques, que j'ai fait sauter parce que ça arrêtait le récit, c'était plombant. J'ai donc essayé de faire une espèce de travail de couture entre les personnes, les situations qui faisaient échos avec les politiques psychiatriques, l'histoire de l'administration, l'histoire de la folie, l'histoire du soin. Quand une situation évoquait pour moi avec un moment historique ou bien avec un rouage de la psychiatrie ou de la mainmise de l'administration psychiatrique, j'essayais de les travailler ensemble, de les articuler sans que ce soit lourd.

Comment avez-vous finalement construit votre livre ?

Pendant le temps de l'immersion, j'accumulais de la matière en me disant ouh là là qu'est-ce que je vais faire de tout ça, comment je vais l'ordonner, comment je vais la construire ? Quand j'ai terminé mon immersion, je ne savais toujours pas, et j'étais même assez paniquée parce que j'avais une masse de notes monstrueuse. Je n'ai pas tout utilisé, et j'ai mis un peu de temps à trouver la forme.

Et puis finalement je suis revenue à quelque chose de très simple, qui est en fait le récit d'une année dans un service psychiatrique. Je me suis dit que ce à quoi j'avais été confrontée, c'était des individus, qui sont devenus des personnages, et donc je me suis dit je vais construire le livre comme ça. Il y a donc ces chapitres avec la plupart du temps un personnage, et quelques scènes. C'était tellement compliqué qu'il fallait que la forme soit simple. Je me suis donc rabattue sur un dispositif formel simple, pour raconter quelque chose de très compliqué. Et c'est quand j'ai renoncé justement à échafauder un structure complexe que j'ai réussi à écrire mon livre.

Comment avez-vous travaillé l'écriture de ce livre qui, s'il n'est pas une fiction, est écrit dans une forme très littéraire ?

Dans ce livre, mon écriture est peut-être un peu plus calme, un peu plus dépouillée que dans mes autres livres. Une sobriété née de cette espèce de prudence que j'avais par rapport au sujet, de l'humilité qu'il fallait avoir par rapport au sujet. Quand on s'attaque à un sujet comme ça, on se méfie. On se méfie du sensationnalisme, et on se méfie aussi du romantisme.

Romantiser, poétiser la folie, c'est quand même l'écueil terrible.

Joy Sorman

à franceinfo Culture

Donc il ne fallait pas lâcher les chevaux d'une certaine manière. Il fallait tenir quelque chose d'un peu sec. Donc ici l'écriture est un peu plus posée. Quand j'avais écrit La peau de l'ours, là je m'étais lâchée, alors que dans ce livre il y a une sorte de garde-fou éthique dans l'écriture.

"A la folie", de Joy Sorman, 2021 (FLAMMARION)

Il y a aussi avec ce projet l'idée d'importer dans mon écriture, dans ma langue, la langue des patients et la langue des soignants. Je n'étais pas toute seule à parler alors que la plupart du temps pour les autres livres, je l'étais. C'est ce qui donne ce "je" hybride". On passe du "je"  de la narratrice au "je" du patient, au "je" du soignant. C'est un "je" qui glisse de moi aux patients, des patients aux soignants, et qui revient à moi. Donc il y a des langues qui viennent d'ailleurs, que j'importe. Cela donne une tonalité particulière au texte.

Enfin il y a une chose qui m'intéresse toujours, qui est le rapport aux sens, le rapport à la matière. A un moment dans le livre, je dis que j'aurais voulu être comme un animal, c'est-à-dire être juste dans la captation sensorielle des lieux. Parce qu'à l'hôpital psychiatrique, on est quand même enfermés dans une boîte. Et je voulais capter la matière de cette atmosphère, les odeurs, les sons les couleurs, les lumières. Et donc cette écriture "sensitive", qui peut caractériser d'autres de mes livres, je l'ai mise à profit ici aussi.  

Comment vous situez-vous par rapport à ce que l'on appelle le "Nouveau journalisme", ou la littérature de "non-fiction" ?

Je ne me pose la question que comme ça en fait. Pour moi, la question est celle de mon inclination personnelle. C'est aussi une aventure personnelle de vivre pendant un an un jour par semaine dans une unité de soins psychiatriques. Pour moi, la question c'est d'abord de savoir comment j'ai envie de passer ma vie en fait. Qu'est-ce que j'ai envie de faire de mon temps. J'ai envie de sortir de chez moi, j'ai envie d'aller découvrir des lieux que je ne connais pas et j'écris aussi pour acquérir un savoir que je n'ai pas. Avant d'écrire pour éventuellement donner à voir quelque chose aux autres, j'écris pour augmenter mes propres connaissances. J'ai envie, ça m'intéresse pour moi, pour ma vie, de passer un an dans un service psychiatrique donc j'y vais. Ça m'intéresse l'immersion, ça m'intéresse de sortir de moi, d'aller loin de mon lieu d'origine.

Cette affaire de littérature du réel, on sait qu'elle est assez en vogue en ce moment. Il y a une génération, dont je fais partie, qui réactive un peu ça même si ça n'a jamais disparu.

Depuis Zola la littérature du réel ne s'est jamais arrêtée, mais c'est vrai qu'en ce moment elle est assez saillante, assez visible.

Joy Sorman

à franceinfo Culture

Ce qui est marrant aussi c'est qu'il y a beaucoup de femmes de ma génération qui s'en emparent, comme Olivia Rosenthal par exemple. On peut se demander aussi s'il n'y a pas un effet de mode, lié à la situation politique et sociale, en crise depuis quelques années. A la faveur d'une société contemporain en crise, on va regarder de plus près les auteurs qui s'immiscent dans le réel. C'est sans doute un moment favorable, mais je me dis aussi qu'il y a peut-être aussi un effet de loupe qui fait qu'on a l'impression qu'il y en a plus. En tous cas, c'est vrai que la non-fiction est très regardée aujourd'hui. Et moi ça m'intéresse. 

Qu'est-ce que la littérature peut apporter par rapport au journalisme ou à l'information ?

La première vertu de l'écrivain c'est la patience, et pour moi ce livre, il raconte aussi ça. La patience des patients, ma patience, celle de passer un an là-bas, et aussi la patience des soignants.

Ce qui distingue la plupart du temps la littérature du journalisme, c'est l'expérience de la durée.

Joy Sorman

à franceinfo Culture

Écrire un livre, c'est d'abord du temps. Écrire un livre c'est passer deux ans de sa vie sur le même motif, et cette expérience de la durée, c'est vrai qu'elle se raréfie. En ce sens-là il y a quelque chose de désirable dans la littérature. C'est vrai que c'est un peu l'inverse de BFM TV. J'ai rien contre BFM TV, c'est sans doute très bien que tout ça existe, qu'il y ait de la place pour tout. Mais c'est vrai que l'expérience de la durée, elle est essentielle pour regarder dans le détail. Ce qui caractérise la littérature, c'est le détail.

Pour moi écrire un livre c'est être attentif aux détails.

Joy Sorman

à franceinfo Culture

C'est un lieu où les choses sont personnalisées, individualisées. En littérature, on ne parle jamais en général. Dans un livre on ne dit jamais "les Français" par exemple. On prend un Français, ou un fou, et on le regarde pendant longtemps, dans le détail. Donc c'est cette attention aux détails qui fait pour moi le sel de la littérature. C'est ce qui m'intéresse, et c'est vrai qu'il n'y a pas beaucoup d'autres endroits où ça se passe comme ça. C'est pour ça aussi que la folie c'est intéressant pour un écrivain.

A la fin du livre il y a une psychologue qui dit : on ne peut pas soigner "les fous", on ne peut pas soigner "en général". En psychiatrie on soigne un fou, plus un fou, plus un fou. Un schizophrène, plus un schizophrène, plus un schizophrène et il n'y en a pas deux pareils. C'est le seul lieu dans la médecine où on soigne comme ça. En cancérologie, il y a des protocoles, des protocoles par exemple pour le cancer du sein, c'est le même pour tout le monde, et ça marche très bien comme ça. Mais en psychiatrie, on ne peut pas soigner les fous en général, ça n'existe pas.  

Comment êtes-vous ressortie de cette expérience ?

Je ne peux pas dire que cette expérience m'a véritablement changée, mais ça m'a passionnée intellectuellement et ça a aussi été une expérience affective assez forte. L'hôpital psychiatrique est un lieu où les affects sont très puissants, et c'est vrai que j'ai créé des liens avec certains patients. Je pense qu'on voit que Franck par exemple, je l'aime bien.

L'infirmier Barnabé à un moment il dit que le premier outil du soin c'est l'amour, et en fait on est là pour les aimer.

Joy Sorman

à franceinfo Culture

Et moi j'ai été embarquée là-dedans. J'ai tissé des liens sentimentaux. Ce qui était un peu compliqué à gérer d'ailleurs. Il a fallu que je m'en détache, que je sois vigilante. Donc ça a été une expérience affective et intellectuelle très forte.

Et puis en tant qu'écrivain ça a été aussi une expérience enrichissante, justement parce que le monde de la psychiatrie requiert cette vertu de la patience, et de l'attention. Quand vous êtes dans un endroit où toutes les journées se ressemblent, où l'ennui règne, où les gens sont assis devant la télé complètement abrutis de médicaments, vous avez l'impression que tous les mercredis c'est la même scène qui se répète, et bien il faut être particulièrement aux aguets pour voir qu'il se passe quelque chose en fait, mais du coup ça développe justement cette attention aux détails, cette idée qu'il faut être comme une espèce de tympan prêt à vibrer au moindre souffle d'air, à capter la moindre poussière qui passe.  

En ce sens c'était aussi une expérience littéraire assez forte. Et puis même s'il n'y a pas de vérité qui tienne en psychiatrie, j'ai quand même acquis un savoir, sur cette réalité et ça c'est toujours extrêmement enrichissant.  

Dans votre livre il y a un regard critique sur l'institution, est-ce que vous avez eu des retours depuis la publication du livre ?

Je n'ai pas eu de retours de l'administration elle-même. Je pense qu'ils n'ont pas lu le livre de toute façon, et qu'ils ne le liront pas. Je suis retournée à l'hôpital il y a deux semaines dans le service où j'étais, et j'ai eu des retours plutôt positifs des soignants. De manière générale, j'ai plutôt du soutien des soignants. Je témoigne de leurs conditions de travail difficiles, donc je pense qu'ils sont contents de ça. Je n'y étais pas retournée depuis deux ans, et entre-temps presque la moitié des lits du service ont été fermés. Pour vous dire comment ça s'est encore dégradé… et sinon je reçois régulièrement des courriers de psychiatres, souvent des psychiatres à la retraite qui ont connu la grande époque de la psychothérapie institutionnelle et qui me soutiennent. Mais c'est une frange particulière de cette médecine, qui disparaît et donc je pense qu'ils sont contents que j'en témoigne un petit peu.

"A la folie", de Joy Sorman (Flammarion, 274 pages, 19 €)

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