Derrière le succès d'"Anatomie d'une chute" de Justine Triet, un montage signé Laurent Sénéchal en course pour les Oscars

La belle aventure du film de Justine Triet est aussi celle d'un technicien, le monteur Laurent Sénéchal, dont le travail a déjà été récompensé par un César. Il est également en lice pour l'Oscar.
Article rédigé par franceinfo Culture avec AFP
France Télévisions - Rédaction Culture
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Le monteur français Laurent Sénéchal célèbre son succès après avoir remporté le César du meilleur montage pour le film "Anatomie d'une Chute" lors de la 49e édition de la cérémonie des César du cinéma à l'Olympia, à Paris, le 23 février 2024. (GEOFFROY VAN DER HASSELT / AFP)

Il a déjà décroché un César et il est nommé aux Oscars pour son travail sur Anatomie d'une chute de Justine Triet, le monteur Laurent Sénéchal raconte à l'AFP l'envers de la fabrication du film au destin hors du commun. En bonne place pour les Oscars (le 10 mars au soir à Los Angeles, diffusé dans la nuit du 11 mars en France), avec cinq nominations, le film a déjà remporté six César (dont ceux de la réalisation, du montage et de la meilleure actrice pour la comédienne Sandra Hüller), le Bafta du meilleur scénario et deux Golden Globes en janvier.

Le succès du film honore un métier moins connu que celui de la réalisation, mais essentiel, auquel les producteurs d'Anatomie d'une chute ont accepté de consacrer 38 semaines. Un temps exceptionnellement long par rapport aux standards de l'industrie. "C'est un luxe de pouvoir faire un film où le montage est aussi important", reconnaît Laurent Sénéchal, qui a remercié les producteurs du film Marie-Ange Luciani et David Thion en recevant son César.

"Justine est complètement obsessionnelle"

L'occasion aussi de rappeler le leitmotiv que Justine Triet a partagé avec lui le premier jour du montage. "Je ne laisserai aucun connard venir dans cette pièce et m'expliquer quoi faire", avait déclaré la cinéaste en lui confiant qu'elle "(avait) envie de prendre (son) temps" pour Anatomie d'une chute, son quatrième film.

"Justine est complètement obsessionnelle, le montage est un des endroits les plus essentiels pour la mise en scène", faisait remarquer Laurent Sénéchal avant la cérémonie des César. Huit mois de tournage et un peu plus pour le montage pendant lesquels la réalisatrice et son monteur, tous deux âgés de 45 ans, échangent, travaillent ensemble, se complètent. Ce temps a notamment permis au duo de peaufiner la désynchronisation son-image, primordiale pour l'ambiguïté de la fiction.

Plus d'une centaine d'heures de rushs

Artisans du cinéma, les monteurs sont reconnus pour leur savoir-faire, sans pour autant développer une patte, car la vision du cinéaste prime. Laurent Sénéchal estime que le monteur ne doit pas laisser "sa signature" sur le film : "C'est un métier d'adaptation, on est des raconteurs d'histoire, des accoucheurs qui accompagnent" le cinéaste.

Des 130 heures de rushs d'un projet initialement conçu comme une série, il ne restera au final qu'un long-métrage d'une durée de 2h32, savamment construit autour d'un procès et de flash-back de la vie d'un couple qui explose. "Avec Justine, c'est le troisième film (fiction) qu'on fait ensemble. Plus on se pratique, plus on se connaît, plus certaines choses deviennent évidentes", raconte à l'AFP Laurent Sénéchal, qui a également travaillé sur tous les films du compagnon et coscénariste de la réalisatrice, Arthur Harari.

Guidée par le jeu des acteurs

Au montage, "certains réalisateurs travaillent avec un premier jet", une sorte de brouillon qui permet de se faire une idée initiale. Chez Justine Triet, au contraire, "tout passe par le jeu d'acteur. Elle part des prises, et de la matière, pour voir où ça l'amène. Et d'ajouter : "Ça la fait complètement dérailler quand elle voit quelque chose de mal joué", affirme-t-il dans un sourire. "Donc on fait tout le chemin ensemble, ce qui prend beaucoup de temps" de montage. Lors de la cérémonie des César, Laurent Sénéchal a assuré qu'il avait "une corbeille dorée" en évoquant la performance de la comédienne allemande Sandra Hüller, dont on assiste au procès après la chute mortelle de son mari.

"On va au marché en regardant les rushs et on fait la cuisine à partir de ce marché", illustre-t-il. "C'était énormément de travail, beaucoup d'action, mais on n'était jamais perdus. C'était joyeux". Aussi complexe que fin, le film passe au scalpel les rapports de domination au sein du couple, les enjeux de genre, les rouages de la justice, le regard de la société, celui des enfants... Mais réaliser, c'est aussi renoncer, explique Laurent Sénéchal. "On avait beaucoup de matière en plus", confie-t-il, comme, par exemple, sur le rôle des médias. Il était prévu que "la presse soit comme un personnage supplémentaire, avec des journalistes qui filmaient". "On a vraiment réduit ça, car ça devenait trop complexe".

Complicité à toute épreuve

Les monteurs jouent un rôle capital pour donner vie à un film, qui s'avère crucial dans la course aux Oscars. "Il ne peut pas y avoir de bon film avec un mauvais montage, explique à l'AFP Kevin Tent. Le monteur a travaillé avec Alexander Payne sur sa comédie Winter Break, conte de Noël sur la solitude de trois âmes forcées de passer le réveillon ensemble dans un lycée américain huppé des années 1970. Le film est nommé cinq fois, à l'instar d'Anatomie d'une chute. Et tous deux sont nommés dans la catégorie meilleur montage, tout comme le favori Oppenheimer pour l'Oscar du meilleur film où les deux films sont également en lice. Car les récompenses "meilleur film" et "meilleur montage" sont très corrélées à Hollywood.

Depuis près d'un siècle, 40% des vainqueurs de la récompense suprême ont aussi raflé le trophée technique. Seuls onze longs métrages ont remporté la statuette du meilleur film sans être nommés pour le meilleur montage. Des chiffres qui soulignent à quel point le montage constitue l'essence même du cinéma. Plus que le scénario ou le tournage, de grands réalisateurs comme Stanley Kubrick ou Orson Welles tenaient cette étape technique comme la clé de la fabrique d'un film.

Ce travail nécessite une grande complicité entre réalisateur et monteur : de nombreux cinéastes ont un technicien attitré, qu'ils conservent de film en film. Reine du métier avec trois Oscars, la monteuse Thelma Schoonmaker suit ainsi Martin Scorsese depuis le début de sa carrière, il y a plus de 50 ans. Nommée pour Killers of the Flower Moon – qui concourt lui aussi pour le meilleur film –, elle souligne régulièrement leur symbiose. "Il m'a appris tout ce que je sais sur le montage", a-t-elle confié au site CineMontage en février. "Nous avons la même sensibilité."

Pour Justine Triet et Laurent Sénéchal, c'est leur quatrième collaboration (Les Ombres de la maison, Sybil, Victoria et Anatomie d'une chute). A-t-il peur d'être remplacé un jour par l'intelligence artificielle ? Il reconnaît avoir été bluffé par des petites séquences générées automatiquement par son smartphone à partir de ses vidéos et pense que l'outil sera utilisé comme assistant d'ici à dix ans sans qu'on soit "plus surpris". Mais rien ne remplacera l'humain, espère-t-il : "Si on confie les rushs d'Anatomie à un ordinateur, on n'aura pas le même film !"

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