Cinéma : "Ne pas être reconnue dans mon propre pays a longtemps été une blessure", confie Euzhan Palcy, Oscar d'honneur en 2022

Première femme noire aux commandes d'un film hollywoodien, première cinéaste à recevoir un César de mise en scène, la réalisatrice française de 66 ans a signé notamment les longs-métrages "Rue Case-Nègres" (1983) ou "Une saison blanche et sèche" (1989), ainsi que plusieurs documentaires. Désormais considérée comme une pionnière, Euzhan Palcy fait l'objet d'une rétrospective au Centre Pompidou à Paris.
Article rédigé par Matteu Maestracci
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5 min
La cinéaste Euzhan Palcy, le 6 février 2024 à Paris (MATTEU MAESTRACCI/ FRANCEINFO/ RADIO FRANCE)

"De toute façon, vous ne pouvez pas me rater, j'ai une doudoune de toutes les couleurs", nous glissait-elle avant l'interview. Petite silhouette dans le hall d'un bel hôtel parisien élégant et très haut de plafond, la cinéaste Euzhan Palcy est de retour au Centre Pompidou à Paris, pour terminer une rétrospective normalement prévue en novembre, mais écourtée par la grève du personnel du musée. Ce qui suscite la fierté de l'intéressée, dont le naturel et le franc-parler éclabousseront l'échange suivant.

Franceinfo : Vous êtes honorée, on l'imagine, par cet événement ?

Euzhan Palcy : Oui forcément, d'autant que malgré mes quarante ans de carrière, c'est la première rétrospective de la sorte en France, mon pays, et elle a mis du temps à venir. Nous réalisateurs, nous créons pour que les gens voient vos œuvres, surtout avec l'énergie qu'on y met, le temps qu'on dépense. Il y a eu trois événements en Angleterre, mais aussi le MoMA à New York dès 2011, mais aussi ailleurs aux Etats-Unis, ou encore en Afrique du Sud. Mais pas chez nous...

Pourtant, vos films ont eu du succès en France : 1,4 million de spectateurs pour Rue Case-Nègres ou encore plus de 520 000 pour Une saison blanche et sèche... Mais il vous manquait cette reconnaissance institutionnelle ?

J'ai eu un Oscar d'honneur et ce n'est pas rien, je le dis vraiment sans prétention, nous sommes deux réalisatrices françaises dans ce cas avec ma grande sœur Agnès Varda (remis en 2017, ndlr). Je me souviens qu'elle avait été célébrée à juste titre, or, pour moi dans la presse ou de la part des politiques, du ministère de la Culture, ça n'a pas été retentissant. Imaginez un Teddy Riner ou un Mbappé qui gagneraient un titre mondial sans fête à leur retour ou sans félicitations ! C'est comme s'il ne s'était rien passé du tout. 

"Et si j'ai fait l'essentiel de mon parcours aux Etats-Unis, c'est parce que je n'ai pas pu le faire en France. On ne voulait pas de mes projets. Pour des raisons de racisme, il faut appeler un chat un chat."

Euzhan Palcy

à franceinfo

Le racisme a marqué votre carrière en France, selon vous ?

Ah oui, bien sûr. Par exemple, mon premier long-métrage, Rue Case-Nègres, a été très compliqué à produire, à tourner, à financer. Un vrai parcours du combattant, même si j'ai fini par y arriver. Un grand studio de cinéma français, et pas n'importe lequel, m'a même dit texto : "Ce n'est pas le style de la maison". Bon, quand vous entendez ça... En plus, moi je ne voulais pas aller à Los Angeles : je voulais travailler ici, dans mon pays, mais les Américains me proposaient des projets. Je suis partie et je ne l'ai jamais regretté. Je ne cherche pas la reconnaissance, je suis une cinéaste en mission pour relier les cultures, toucher les gens, et rétablir des vérités historiques, sur l'histoire des Noirs notamment.

C'est toujours une blessure ou maintenant vous êtes passée à autre chose ?

J'ai quand même eu beaucoup de chance de faire tout ce que j'ai fait. Mais quand je vois les réactions aux Etats-Unis, qui ont même demandé "What's wrong ?", ce qui n'allait pas en France... Je suis la première réalisatrice noire à avoir eu un Oscar d'honneur, ou à avoir été produite par Hollywood, donc pour eux c'est très important. Et, sur place, ils n'ont pas compris qu'on ne fasse pas plus grand cas de cette distinction, et cela a beaucoup pu me blesser. Parce que je suis française. J'ai quand même reçu une lettre du président Emmanuel Macron quand on a appris que je recevrais cet Oscar, il écrivait par exemple que je contribuais "au rayonnement international de notre pays". J'ai été très touchée, mais il n'y a jamais eu de suites. Je n'ai jamais obtenu de rendez-vous avec l'ex-ministre de la Culture, Rima Abdul Malak. Mais sincèrement, j'ai décidé de tourner la page et je poursuis mon chemin, sans haine, ni rancœur. Il n'y a plus de colère en tout cas.

La réalisatrice française Euzhan Palcy en 1989 sur le tournage de son film "Une saison blanche et sèche" (DR)

Cette rétrospective est donc l'occasion de vous "reconnecter" avec le public français et de faire découvrir ou redécouvrir votre œuvre ?

Oui et d'ailleurs le public me le rend bien, et je l'en remercie. Les séances sont pleines, ils ont redemandé qu'on projette Rue Case-Nègres, donc on l'a remis, ça me met beaucoup de baume au cœur. On m'a dit que c'était la première fois lors d'une rétrospective à Beaubourg que les gens se levaient et étaient aussi bruyants pour acclamer les films. Mais beaucoup de gens aussi me demandent pourquoi ils n'ont pas entendu davantage parler de moi avant.

Vous avez été une pionnière comme cinéaste femme, et noire aussi, ici et à l'étranger. Depuis quelques années en France, des réalisatrices comme Maïmouna Doucouré ou Alice Diop, des films comme Un petit frère de Léonor Serraille ou Les miens de Roschdy Zem nous proposent la vie de personnages ou familles racisées, mais sans que leur couleur de peau soit le principal enjeu du film. Vous diriez qu'on avance en la matière ?

Oui et je suis très heureuse quand je vois ces films, je me dis que les choses évoluent, certes lentement, mais dans le bon sens. C'est un train qui avance à petite vitesse. Mais, en tous cas, il avance, même si ça reste un combat et que ça prend du temps. Certains de ces projets ont d'ailleurs mis des années à se faire. Mais je suis content de voir ces jeunes arriver, se battre, et je leur souhaite le meilleur. Et je me tiens à leur disposition avec mon expérience ! 

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