La victoire d'un skipper étranger est-elle la meilleure chose qui puisse arriver au Vendée Globe ?
Dans le monde de la voile, nombreux sont ceux qui pensent que le Britannique Alex Thomson, actuellement en pleine bagarre aux avant-postes, peut faire passer la course autour du monde dans une nouvelle dimension.
Pour paraphraser la célèbre réplique de l'avant-centre Gary Lineker sur le football, le Vendée Globe est une course autour du monde qui oppose entre vingt et trente navigateurs qui partent en solitaire, et à la fin, c'est un Français qui gagne. Titouan Lamazou, Alain Gautier, Christophe Auguin, Michel Desjoyeaux (deux fois), Vincent Riou, François Gabart et Armel Le Cléac'h ont marqué de leur empreinte "l'Everest des mers". De plus en plus de voix se font entendre, dans le milieu de la voile, de Roland Jourdain à Loïck Peyron, pour espérer que cette hégémonie tricolore prenne fin, avec comme meilleur candidat Alex Thomson, le marin britannique (et plus précisément gallois), en pleine bagarre pour la tête de course ce samedi 21 novembre. Pour certains, il y va même de la survie de l'épreuve.
Le Vendée Globe naît un soir de 1987... à Sydney. Une douzaine de marins, en majorité français – mais on trouve aussi le Sud-Africain Bertie Reed ou l'Américain Mike Plant autour de la table – échafaudent une course autour du monde sans escale... alors qu'ils font précisément escale entre deux étapes du BOC Challenge, une grande course à étapes autour du monde reliant Newport (Etats-Unis) à Sydney (Australie) en passant par Le Cap (Afrique du Sud). "Il fallait que tous les skippers arrivés attendent le dernier concurrent, et ça pouvait parfois durer un mois", décrit Didier Planson, futur bras droit de Philippe Jeantot, premier patron du Vendée Globe. Si l'idée est collective, ce même Jeantot, également navigateur et vainqueur de ce fameux BOC Challenge 1987, s'approprie la mise en œuvre de cette nouvelle épreuve, dans son port d'attache des Sables-d'Olonne.
Une affaire sablo-sablaise
"Le Vendée Globe, c'est d'abord une affaire sablo-sablaise, poursuit le même Planson, coauteur du très documenté Ainsi naquit le Vendée Globe (éd. Rouquemoute, 2020). Même les communes limitrophes n'ont pas voulu mettre la main à la poche. Le conseil général, qui donnera son nom à la course, n'interviendra que 18 mois avant le départ." Des moyens limités, mais l'ambition d'aller chatouiller les Anglo-Saxons. "La volonté politique n'a jamais été d'organiser une course française. L'objectif était que la moitié du plateau soit constituée d'étrangers. Je fournissais même, sur les deniers de mon employeur, des cassettes vidéo à Philippe Jeantot pour qu'il puisse communiquer dessus pendant les escales du BOC !"
Quelques années plus tôt, la Route du rhum, créée en 1978, "avait piqué les concepts anglo-saxons, en y ajoutant la volonté de faire le show et en y injectant de l'argent", rappelle Denis Horeau, ancien directeur du Vendée Globe en 1989 et de 2004 à 2016. Comme dans de nombreux sports, en football par exemple, les Anglais inventent le sport, et les Français développent les compétitions. Mais la course s'achevant au large de Pointe-à-Pitre connaît d'entrée une chance qui a fait défaut au Vendée Globe : "Pour l'avenir de la Route du rhum, il valait mieux qu'un Canadien [Mike Birch] gagne [la première édition], lâche dans Le Monde un connaisseur du milieu en 1978. Les Britanniques, qui se méfient de tout ce qu'ils n'organisent pas, ne pourront pas dire que cette course a été truquée."
S'il y a bien eu moult concurrents étrangers à s'aligner aux Sables-d'Olonne, bien peu avaient un voilier capable de gagner. La faute à une avance technologique française qui a garanti une sacrée longueur d'avance aux Tricolores lors des premières éditions. Encore aujourd'hui, des dix skippers étrangers engagés, seul Alex Thomson a le bateau et les financements qui lui permettraient de l'emporter. Monter une équipe capable de gagner le Vendée Globe coûte, au bas mot, 10 millions d'euros, entre la construction d'un bateau XXL, son entretien, les salaires de l'équipe à bord. Le prix des foils, ces moustaches accrochées à la coque du bateau, équivaut au budget total d'un concurrent promis au fond du classement, soit 500 000 euros.
Dégotter cette somme s'apparente au parcours du combattant pour les concurrents internationaux. "En arrivant au départ du Vendée Globe 2016, j'étais déjà rincé après des mois à batailler pour intéresser des partenaires étrangers, se souvient le Néo-Zélandais Conrad Colman, qui n'avait pu rassembler que "5% du budget de Banque Populaire" (le bateau d'Armel Le Cléac'h, futur vainqueur) malgré une solide expérience de plusieurs tours du monde en équipage. Forcément, avec un bateau loin de sa prime jeunesse acheté quelques mois avant la course, aucune chance de batailler pour la gagne. Ça n'a apparemment interloqué personne que le premier Néo-Zélandais, issu d'une terre de marins s'il en est, ne participe au Vendée Globe qu'en 2016.
Comme la Britannique Samantha Davies ou d'autres concurrents étrangers, Conrad Colman a fini par s'installer en Bretagne. "C’est comme si, pour faire le Tour de France, les équipes devaient s’installer deux ans auparavant en France et ne s’entraîner qu’en France", soupire le marin Halvard Mabire, compagnon de la skippeuse britannique Miranda Merron, engagée sur l'édition 2020, dans Ouest-France. A un jet de pierre autour de Lorient (Morbihan), vous trouvez les architectes qui conçoivent la quasi-totalité des bateaux, pratiquement tous les sous-traitants de l'industrie de la voile de compétition, le centre de Port-La-Forêt (Finistère) – le "Clairefontaine" de la navigation en solitaire – et les locaux de la classe Imoca, l'association qui régit les normes de ces voiliers. Autant d'acteurs qui n'ont pas forcément intérêt à changer les choses. "Le président de l'Imoca est breton, les membres du conseil d'administration, des skippers leaders d'opinion, sont aussi du cru, et ces derniers défendent les intérêts de ceux qui les paient, donc les sponsors français", décrit Denis Horeau, qui signe le livre Mon Vendée Globe (Ed. François Bourin, 2020). D'où une certaine tendance à encourager des bateaux toujours plus gros, qui entraîne une hausse mécanique des budgets, et freine encore plus l'investissement étranger.
Prenons un exemple : vous achetez un bateau pour participer au Vendée Globe, vous devez le faire contrôler pour qu'il soit classé Imoca. Vous habitez la région de Lorient ? En deux coups de cuiller à pot, c'est réglé. Vous habitez ailleurs ? Il faut faire venir les jaugeurs à vos frais. "Il n'y a qu'Alex Thomson qui ait les moyens d'être basé à l'étranger", insiste Denis Horeau. Le skipper toulonnais Sébastien Destremau, dernier de l'édition 2016, en garde un souvenir amer dans son livre Seul au monde (XO Editions, 2017) : "Les gardiens du temple de la classe Imoca ne s'y prendraient pas autrement s'ils voulaient me mettre des bâtons dans les roues (...). La clique de Port-La-Forêt pond un règlement obligeant les bateaux qui ne possèdent pas de certificat de jauge depuis 2008 à passer un contrôle complet de la quille au mât. Cela coûte une blinde, 10 000 euros au bas mot. (...) Je me dis que, là-haut, les mecs ont vraiment envie de rester entre eux." On compte 11 marins basés dans le Morbihan, un tiers de la flotte, sur l'édition 2020. Sans compter ceux qui sont installés dans le Finistère... En 2008, les natifs de Bretagne représentaient les deux tiers des concurrents français.
But alors you are french ?
Le Vendée Globe garde quelques mauvais réflexes de PME régionale. Son financement par de l'argent public entraîne une recherche – légitime – de retombées avant tout au niveau local. Si les skippers sont obligés par le règlement à envoyer des images – ce qui a fait couler beaucoup d'encre avant le départ – lesdites vidéos seront par défaut dans la langue de Molière. "Un bon point de départ serait que chaque skipper fasse une partie de sa communication en anglais, peste Alex Thomson dans une interview au Télégramme, avant le départ de la course. Je crois que l’histoire que raconte le Vendée Globe est suffisamment forte pour en faire l’un des plus importants événements sportifs au monde. Et, en tant qu’équipe étrangère, on trouve ça dommage que cela ne soit pas plus rapide."
Si ça coince, c'est peut-être au niveau de la direction de la course qu'il faut chercher. "Les textes de course ne sont plus traduits dans un anglais correct, fulmine Denis Horeau. Quand j'étais directeur de la course, je m'étais battu pour qu'on embauche une traductrice qui soit parfaitement bilingue, mais qui maîtrise aussi le vocabulaire de la voile !" Le même Horeau se souvient aussi de réflexes discutables quand il s'agissait d'absoudre un navigateur du cru : "Quand Michel Desjoyeaux invente la jurisprudence Apollo 13 [en 2001, le navigateur avait communiqué avec son équipe pour parvenir à réparer son moteur, ce qui lui avait permis de rattraper Ellen McArthur, alors en tête], qu'est-ce que c'était sinon de l'assistance en bonne et due forme ? On a modifié le règlement de la course pour l'édition suivante." Et quand on lui demande ce qu'il se serait passé si Ellen McArthur avait utilisé pareil procédé pour fondre sur son concurrent français, Denis Horeau avance : "Je ne sais pas si on ne l'aurait pas pénalisée."
Une éventuelle victoire d'Alex Thomson n'effacera pas d'un coup de baguette magique tous les handicaps qui grèvent les projets étrangers. A commencer par la notoriété de la course. "Il y a eu une véritable frénésie médiatique quand Ellen McArthur a terminé deuxième [en 2001]. Mais le soufflé est retombé très vite, rappelle Mark Jardine, qui dirige un des sites anglo-saxons de référence sur la voile, Sail World. Alex est une personne vraiment sympathique, il passe très bien à l'écran, j'espère qu'il pourra continuer à faire la promotion de la voile au Royaume-Uni s'il continue à dominer la course." Son statut de pionnier pourrait au moins lui valoir de rentrer dans le cercle très fermé des marins connus par tous les Britanniques, ou presque : Ben Ainslie, multiple médaillé olympique, et Robin Knox-Johnston, vainqueur du Globe Challenge, sorte de Vendée Globe avant l'heure, dans les années 1960, qui, lui, est pratiquement inconnu de ce côté-ci de la Manche.
L'édition 2024 ne s'annonce pas forcément radieuse. Denis Horeau souligne un certain "essoufflement de la formule actuelle de la course à la performance" et préconise une réorientation de la course vers des valeurs écologiques ou scientifiques. Plus prosaïquement, la crise économique provoquée par la pandémie de Covid-19 aura sans doute des conséquences. Si 30 bateaux avaient pu s'élancer en 2008, au début de la crise des subprimes, la flotte avait fondu d'un tiers quatre ans plus tard. Faute d'intéresser les investisseurs étrangers, l'édition 2024 pourrait connaître le même sort. Et le temps presse pour intéresser les nouveaux marchés de la voile : les investisseurs chinois se sont déjà positionnés sur l'Ocean Race 2022 (anciennement Whitbread et Volvo Ocean Race), qui fait désormais étape à Shenzhen, tout comme des projets mexicains ou brésiliens.
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