Transat Jacques Vabre : "La tête est déjà un peu partie dans la course..." Bloqués à quai, les skippeurs entre deux eaux dans l'attente d'un nouveau départ
Rester à quai quand sa tête est déjà en mer. Depuis une semaine, la quasi-totalité des bateaux engagés dans la Transat Jacques Vabre, à l'exception des Ultim, les plus gros, attendent le feu vert des organisateurs pour prendre le départ de cette course reliant Le Havre (Seine-Maritime) à la Martinique. Initialement prévu dimanche 29 octobre, il a été reporté au lundi 6 novembre pour les Ocean Fifty et les Class40, et au mardi 7 pour les Imoca, après plusieurs jours d'incertitude en raison de la tempête Ciaran. "Gérer les imprévus fait partie de la vie d'un skippeur de course au large", relativise Samantha Davies (Initiatives-Cœur).
Après avoir suivi le déplacement de son bateau et un nouvel amarrage plus solide pour résister à la tempête, tel un "Tetris" dans le port du Havre, Samantha Davies, a décidé de rentrer chez elle à Guidel (Morbihan), en attendant une date de départ. "J'en profite pour passer un peu de temps avec mon fils, comme ce sont les vacances scolaires, même si lui avait déjà son programme avec ses copains", sourit-elle.
"Je n'ai rien de prévu"
Engagée en Imoca (bateaux de 18 m), la seule catégorie toujours amarrée au Havre, Samantha Davies tente de retenir le côté positif de ce maintien forcé à terre. "J'essaie de me reposer, car les semaines avant le départ ont été très chargées. Je fais un peu de sport pour me maintenir sans trop forcer. Je profite de ma famille. Et puis, comme beaucoup de Bretons, j'ai protégé mon abri de jardin du mieux possible", détaille celle qui n'avait jamais connu de report aussi long en course au large. Il y a aussi eu "une petite logistique familiale à assurer", entre garde d'enfants à revoir et conséquences plus globales du report.
Même planning improvisé pour Yannick Bestaven (Maître Coq V), dernier vainqueur du Vendée Globe, rentré chez lui à La Rochelle (Charente-Maritime) dès l'annonce du report le 29 octobre : "Comme cette semaine n'était pas prévue, j'en profite pour passer du temps en famille, faire des sports que j'aime comme le kitesurf et le wingfoil, avec de la prépa physique et du yoga pour me détendre un peu. J'ai pu aussi faire du bricolage à la maison, tout en regardant du coin de l'œil les fichiers météo", raconte le skippeur, vainqueur de la Transat en Class40 (12 m) en 2011 et 5e en Imoca en 2017.
Sébastien Rogues (Primonial), engagé dans la catégorie des Ocean Fifty (15 m), apprécie ce temps libre imprévu. "Ce qui est très drôle, c'est que je n'ai rien de prévu cette semaine. J'ai donc du temps pour boire un café avec mes amis. C'est tellement rare que c'est presque appréciable d'être chez soi, sans rien à faire", remarque le skipper.
Reprendre une vie normale en restant concentré sur la course
Bien que les navigateurs sachent s'adapter à cette situation, rester à terre n'est pas le plus simple des imprévus à gérer pour un marin. "C'est sûr que passer de la traversée de l'Atlantique à un arrêt à Lorient, cela change beaucoup de choses", admet Sébastien Rogues. À la différence des Imoca, les Ocean Fifty et les Class40, soit 50 bateaux, vivent une course en deux étapes. Autorisés à prendre le départ, ils ont toutefois été obligés de s'arrêter à Lorient (Morbihan) en attendant le passage de la tempête. Les Imoca, trop nombreux, ne pouvaient être accueillis dans aucun autre port, ce qui explique le report de leur départ.
Rentré également chez lui, à La Baule (Loire-Atlantique), Sébastien Rogues avoue devoir jongler entre reprendre une vie normale et rester concentré sur la course. "On se retrouve réintégré dans un planning familial, avec une vie de famille qui fonctionne comme si on n’était pas là, ce qui est normal, puisque nous ne devions pas être là", raconte le tenant du titre de sa catégorie.
Un entre-deux qu'il faut savoir appréhender. "Je suis assez adepte de l'imagerie mentale, donc il y a des moments où je refais mes gammes, mes manœuvres dans ma tête... Je peux être là physiquement, mais totalement absent psychologiquement. Ma famille sait quand il y a quelqu'un dans le corps ou non", sourit-il encore. Pour Samantha Davies, le plus dur n'a pas été la semaine passée à quai, mais l'annonce du report faite le jour même du départ.
"Quand on doit partir dans des conditions engagées, on se prépare mentalement à partir à la guerre. Alors il a fallu encaisser cette descente d'adrénaline."
Samantha Davies, skippeuse d'Initiatives-Cœurà franceinfo sport
"La tête est déjà un peu partie dans la course, reconnaît la skippeuse, qui a accroché une 5e place sur la Jacques Vabre en 2015. On ne pense qu'à ça. Du coup, j'ai pu suivre les Ultim à travers la carto, ainsi que les autres catégories qui ont dû s'arrêter à Lorient. J'ai d'ailleurs fait un passage au port de Lorient, pour voir les bateaux à la base. C'est ma façon de rester dans la course, même si je n'avais pas besoin d'y aller. Ça bouillonne un peu."
Réparer la casse d'un Le Havre-Lorient agité
Mais tous n'ont pas eu la chance d'avoir une semaine de repos à la maison. Certains ont dû s'activer à Lorient pour réparer les dégâts occasionnés sur le trajet jusque dans le Morbihan. C'est le cas d'Hervé Jean-Marie et Jean-Yves Aglae, deux skippeurs martiniquais qui participent à leur première Transat Jacques Vabre, dans la catégorie des Class40. "Notre équipe a bien anticipé les choses. Et la communauté antillaise s'est mobilisée pour nous trouver un hébergement à Lorient", raconte Jean-Yves Aglae (Martinique Tchalian).
Comme pour de nombreux bateaux de la flotte, la sortie de la Manche puis le contournement de la Bretagne ont été des passages complexes à manœuvrer avec la tempête Ciaran. Depuis, le binôme s'attelle aux réparations, notamment des deux safrans du bateau – qui permettent de le diriger – ainsi que d'une voile déchirée.
"On établit un ordre de priorité sur les réparations, afin de traiter les plus urgentes et utiles pour nous permettre d'arriver en Martinique."
Hervé Jean-Marie, skippeur de Martinique Tchalianà franceinfo sport
"Nous avons amené la voile à un voilier jeudi matin, pour estimation des réparations et obtenir un délai. Si elle n'est pas réparable dans le temps qui nous reste, soit nous partons sans, ce qui est un gros coup dur, soit nous la remplaçons, mais nous serons soumis à une pénalité", ajoute Jean-Yves Aglae, qui se réjouit toutefois d'avoir pu rejoindre Lorient.
Changement de stratégie en cours
Avant même de connaître la nouvelle date officielle de départ, Sébastien Rogues a retrouvé ses quartiers à Lorient depuis vendredi, pour passer du temps avec son bateau et son équipe, afin de rester dans la dynamique de course. "Nous n'avons pas eu de casse, mais l'arrêt à Lorient a été bénéfique pour remettre le bateau à son plein potentiel", explique-t-il. Pour se tenir prêt, aussi : "Quand la fenêtre du départ va s'ouvrir, il est probable qu'elle soit de courte durée. Nous devrons donc être en capacité de sauter assez vite dans nos cirés, pour reprendre la course avec un rythme effréné. Il est très probable que la Transat soit raccourcie, avec une route directe vers la Martinique."
Depuis quelques jours en effet, les équipages étudient de possibles nouvelles routes pour rejoindre la ligne d'arrivée, alors que les organisateurs ont annoncé de nouveaux itinéraires, samedi 4 novembre. "Avec une route plus directe que prévu, du fait du report, les stratégies potentielles vont évoluer, avec un parcours type Route du Rhum, analyse Samantha Davies, qui ne quitte pas la météo des yeux. Depuis quelques jours, je me replonge donc dans mes préparatifs de la Route du Rhum de l'an dernier, au chaud à la maison."
Entre un départ en différé et un parcours revu, l'édition 2023 de la Transat Jacques Vabre est déjà inédite à plus d'un titre, ce qui ne réjouit pas Yannick Bestaven. "J'entends beaucoup de gens dire que la Transat est partie dimanche, ce qui est un peu difficile à entendre. Pour moi, le départ n'a pas été donné. D'ailleurs, le départ des Ultim a neutralisé toute la course. Et l'arrêt à Lorient... ce n'est pas la Transat Jacques Vabre d'aller à Lorient", regrette-t-il, tout en ayant conscience des difficultés rencontrées par les organisateurs.
"Je me demande si le prochain départ sera aussi médiatisé et suivi que dimanche [29 octobre]", s'interroge-t-il. Si Sébastien Rogues regrette aussi le "bin's médiatique" engendré par ce report, le skippeur de Primonial veut revenir à l'essentiel. "Notre sport a cette beauté de fonctionner avec les éléments, qui sont bien plus forts que nous. Encore une fois, nous en avons la preuve et nous avons plutôt intérêt à ne jamais forcer les choses."
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.