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Infographies Tour de France : est-ce que ça sert encore à quelque chose de s'échapper sur une étape de plaine ?

Les chiffres sont formels : dans le cyclisme actuel, s'échapper ne sert presque à rien. Mais jusqu'à une époque récente, les équipes de sprinters n'arrivaient pas à cadenasser la course, et ceux qui grillaient la politesse au peloton avaient davantage de chances de l'emporter.

Article rédigé par Pierre Godon
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 7min
Le coureur français Yoann Offredo, spécialiste des échappées au long cours, se fait reprendre par le peloton lors de l'étape Fougères-Chartres de l'édition 2018 du Tour de France, le 13 juillet 2018. (JEFF PACHOUD / AFP)

La scène est encore fraîche dans l'esprit des suiveurs du Tour. Lors de l'étape Gap-Privas, parcourue ce 7 septembre, aucun coureur n'a sérieusement tenté de s'échapper lors des 183 km du parcours. Sans doute les cadors avaient-ils en tête de récupérer de leurs efforts de la veille, sur les pentes d'Orcières-Merlette. Mais quid des baroudeurs, cette espèce hybride qui n'aime ni les sprints ni la montagne, et dont les chances de succès sont comptées ? Ont-ils renoncé à "l'échappée publicitaire", ce baroud d'honneur un peu vain qui consiste à occuper les écrans pendant deux ou trois heures, grappiller les 1 500 euros promis au vainqueur des sprints intermédiaires, avant de se faire avaler par le peloton dans les derniers hectomètres ? Les tenants d'une course d'attaque, même sur les mornes plaines façon Waterloo, ont beau brocarder les coureurs qui restent au chaud dans le peloton pendant trois semaines − "il n'y a que leurs mères qui savent qu'ils sont sur le Tour de France !" a lancé l'an passé le baroudeur Stéphane Rossetto  les chiffres sont là. La dernière échappée à être arrivée au bout sur une étape de plat sur le Tour remonte à... 2017. 

Si on exclut toutes les étapes en ligne où figure un col de 2e catégorie ou plus (la difficulté médiane selon la classification du Tour), le nombre de succès des échappés a fondu comme goudron au soleil depuis trente ans.

 

Quand on y ajoute le nombre d'étapes où un coureur s'est fait la belle dans les derniers kilomètres (Julian Alaphilippe l'an passé à Epernay, dernier exemple en date), la sécheresse actuelle n'en est que plus spectaculaire.

 

Désormais, les étapes de plat constituent la chasse gardée des sprinters. Une évidence pour les suiveurs du cyclisme aujourd'hui. Une incongruité pour ceux qui ont un peu de mémoire. En 1992, alors en pleine époque Jean-Marie Leblanc, directeur du Tour de France de 1989 à 2006 qui aimait les premières semaines toutes plates, le premier sprint massif n'intervient qu'à la 10e étape, alors que la Grande Boucle est passée par Bordeaux, Wasquehal ou Bruxelles, dont la topographie évoque plutôt une crêpe qu'un soufflé.

Même les maths sont contre les échappés

Sur les étapes de plat, les équipes de sprinters ont décidé de maximiser leurs chances, en ne laissant plus partir trop de coureurs, contrairement aux époques bénies des échappées fleuves des années 1990-2000. Compter moins de 10 fuyards réduit considérablement les chances de succès, selon un scientifique belge qui a mis au point une formule mathématique calculant les pourcentages de victoire d'une échappée. Il faut dire que, côté coureur, la formule magique a quelque chose d'aléatoire : "Vous devez combiner le bon jour, les bons compagnons d'échappée et le bon moment pour attaquer. Il faut se chauffer pour y parvenir, une bonne semaine je dirais", glisse l'ex-coureur écossais David Millar dans le livre Full Gas, de Peter Cossins (éd. Yellow Jersey, 2018), qui décortique la tactique du cyclisme. Autrement, dit, il faut essayer à plusieurs reprises avant de prendre la bonne échappée. Demandez à Peter Sagan à l'issue d'une soporifique étape entre Fougères et Chartres, longue de plus de 200 km, en 2018, cité par Cycling Weekly (article en anglais). "C'était chiant. On a roulé tranquille [quatre échappées ont quand même été reprises par le peloton] et on s'est juste bagarrés lors des dix derniers kilomètres."

Et comme les organisateurs réduisent peu à peu le nombre de jours de course peu ou pas accidentées, les sprinters ne laissent même plus les étapes de transition, entre Alpes et Pyrénées, aux candidats à la victoire en solo. Des économistes britanniques avaient même calculé l'an passé que la meilleure chance sur le plat pour les baroudeurs se situait lors de la 16e étape, autour de Nîmes, mais rien n'y a fait, l'échappée a été reprise peu avant l'arrivée. Cette année, pas un coureur n'a eu envie de prendre le frais sur la première étape de transition : "Aujourd'hui, le schéma était clair : le sprint ! Pas grand monde avait envie d'aller bouffer du vent pendant plus de 150 ou 160 km juste pour faire de la figuration à l'avant", résume le manager de l'équipe AG2R Vincent Lavenu à l'issue de la sinistre étape Gap-Privas.

Des étapes pour Sagan ou Kittel

Pèche-t-on par excès de prudence ? Il est loin le temps où un Miguel Indurain, auréolé de cinq sacres consécutifs, se lançait à l'attaque à 30 km d'une arrivée vers Liège, un jour de juillet 1995. Aujourd'hui, le même parcours, certes vallonné, mais uniquement de côtes de 3e ou 4e catégorie, verrait un peloton groupé aborder la dernière côte, rattraper les quelques baroudeurs à qui il avait laissé quelques minutes, avant les premières escarmouches des cadors type Alaphilippe ou Valverde, seule alternative à un sprint de coureurs qui passent de mieux en mieux les bosses à l'image de Peter Sagan. Lors du Tour 2017, le manager de la formation Wanty-Gobert, petite équipe belge qui compensait son manque de moyens et de noms ronflants par une présence ininterrompue dans toutes les échappées, s'étonnait que les autres formations se résignent à une victoire au sprint de Marcel Kittel, cinq victoires dans la musette cette année-là : "Tout le monde sait avant le départ [d'une étape de plat] qu'il va gagner. Je ne comprends pas pourquoi plus d'équipes ne participent pas aux échappées..."

Ce qui ne veut pas dire qu'il faut supprimer ces étapes, qui sont les seules à concerner l'écrasante majorité du peloton. Comme le résumait sur le site américain SB Nation (article en anglais) le baroudeur allemand Jens Voigt, professeur ès-échappées au long cours jusqu'à ses 39 ans : "Sur le Tour de France, vous avez peut-être cinq gars qui veulent gagner, ajoutez 10 ou 15 grimpeurs, ça laisse 160 coureurs normaux, qui peuvent juste rêver de gagner une de ces étapes plates !" Cette année, sur le Tour, il est fort possible que seul l'un d'entre eux soit récompensé.

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