Roland-Garros : le jour où Roger Federer a cru voir son rêve volé par un gamin de vingt ans
5 juin 2009, début d’après-midi, Porte d’Auteuil, Paris. Les trois coups de bâtons n’ont pas encore été donnés que le théâtre est déjà prêt pour un spectacle qui va durer plus de trois heures, mais dont les acteurs n’ont pas encore lu le scénario. La répétition générale a été bâclée, expéditive même. Dans le rôle principal, Roger Federer a d’abord martyrisé un Gaël Monfils impuissant en trois petits sets (7-6, 6-2, 6-4), avant que Juan-Martin Del Potro, l’Argentin à qui il donnera la réplique en demi-finale, ne fasse de même contre l’Espagnol Tommy Robredo (6-3, 6-4, 6-2).
Federer Del Potro ? Ces deux-là se connaissent, mais tout les oppose. Monstre physique, frappeur inflexible, le géant Argentin n’a que 20 ans au moment d’affronter le Suisse, qui éclabousse le circuit de sa classe à coups de revers slicés depuis une bonne décennie. Miné par les échecs de trois finales successives (2006, 2007, 2008), "Rodgeur" vise cette année un premier sacre à Roland, seul titre du Grand Chelem qui manque encore à son palmarès. Une victoire à Paris, et le Suisse viendrait combler le trou béant qui lorgne au milieu de son étagère à trophées, fournie à souhait (5 Wimbledon, 5 US Open, 3 Open d’Australie).
Dans les rues de la capitale, tout le monde ne parle que de ça. Les médias s’en donnent à coeur joie, et L’Equipe se charge de planter le décor dans son édition du jour. Vincent Cognet écrit "Depuis l’élimination de Rafael Nadal, voire de son dauphin de la saison sur terre battue Novak Djokovic, la question brûle toutes le lèvres à Roland-Garros : Roger Federer peut-il le faire ? Traduisez, décrocher enfin le seul titre du Grand Chelem qui manque à son palmarès". Cette question, le principal intéressé se la pose évidemment à lui-même, au moment de poser le pied sur la brique rouge du court Philippe-Chatrier pour la sixième fois de la quinzaine, l’avant-dernière, si tout va bien.
Comment pourrait-il en être autrement ? L’ogre de l’ocre n’est plus là, le matador de la terre battue est absent depuis qu’un Suédois à la barbichette soigneusement lustrée a décidé de lui voler la vedette, et de renvoyer ses projets de quintuplé au placard (Rafael Nadal avait remporté les 4 dernières éditions de Roland-Garros). Mis en lumière par son exploit contre l’Espagnol en 1/8e de finale, ce n’est tout de même pas Robin Soderling, 25e joueur mondial, qui va empêcher le sacre annoncé du Bâlois ? Pire encore, ce n’est certainement pas un modeste Chilien comme Fernando Gonzalez - il est vrai tombeur d’Andy Murray au tour précédent - qui va retarder le couronnement du maître en finale ? Non, le vrai danger est ailleurs, et bien plus proche que cela. Il est argentin et gravite déjà dans le top 5 mondial depuis quelques mois.
"Le meilleur serveur argentin de l'histoire"
Si la valeur n’attend pas le nombre des années, le talent non plus. Révélé sur le circuit ATP deux ans plus tôt, Juan-Martin Del Potro est ce qu’on appelle un modèle de précocité dans le jargon. Bourreau de Gustavo Kuerten à Indian Wells alors qu’il avait à peine atteint l’âge de la maturité, le natif de Tandil (Argentine) arrive à Roland dans la peau d’un sérieux outsider. Quatre titres consécutifs (Stuttgart, Kitzbuhel, Los Angeles et Washington) et un quart de finale à l’US Open ont suffi à faire de l’Argentin un adversaire redoutable, à prendre au sérieux, plutôt deux fois qu’une. Roger Federer le sent bien, avant de défier le colosse d’1m98. "Ce match, le n° 2 mondial en a décelé les pièges avant de le débuter. Il sait que ses cinq écrasantes victoires sur l’Argentin ne comptent plus à l’heure d’une demi-finale abordée par Del Potro sur la lancée d’une glorieuse campagne parisienne" peut-on également lire dans l’Equipe.
Il est vrai que cette année, le parcours du gamin de 20 ans Porte d’Auteuil ressemble davantage à une promenade de santé qu’à une succession d’obstacles. Demandez donc à Michael Llodra, Viktor Troiki, Igor Andreev ou Jo-Wilfried Tsonga, tous balayés par la montagne sud-américaine. "Del Potro a des bras tentaculaires et des jambes si longues qu’avec lui le court peut paraître tout petit. Il ne faut donc pas se fier aux apparences : ce n’est pas parce qu’il mesure 1,98 m qu’il ne sait pas mettre un pied devant l’autre", écrit le journaliste Alexandre Juillard, qui dresse un portrait somme toute élogieux de l’adversaire de Roger. "Il est l’incarnation même du joueur moderne", affirme non sans fierté Franco Davin, son entraîneur.
"Avant, un joueur grand par la taille ne savait pas bouger. Lui a une mobilité étonnante pour son gabarit. C’est naturel, mais pas seulement, car on insiste énormément sur le travail des jambes. Il a beaucoup de force en bas, ce qui lui permet d’aller sur les côtés et de vite repartir dans la direction opposée. Il bouge bien, il frappe fort, mais pas seulement, puisque l’arme absolue du numéro 5 mondial est son service", poursuit le journaliste, alors que de son côté, le capitaine argentin de Coupe Davis Tito Vasquez n’hésite pas à parler de Del Potro comme le "meilleur serveur argentin de l’histoire".
Tout cela, Roger Federer l’a bien cerné, et a parfaitement su contrer les armes de l’Argentin lors de leurs cinq dernières confrontations, toutes remportées par l’Helvète, dont une fessée monumentale à l’Open d’Australie trois mois plus tôt (6-3, 6-0, 6-0). Sur le papier, Federer n’a donc pas trop de soucis à se faire, d’autant qu’il vient de surclasser son adversaire une nouvelle fois, en demi-finale au Masters 1000 de Madrid. Un avantage qu’il ne semble pas confirmer à l’entame de ce match. Malgré l’ovation du public français - totalement acquis à sa cause lors de son entrée - le Suisse perd pied rapidement face aux lourdes frappes de son adversaire, pas du tout gêné par le slice du numéro 2 mondial. À coups de services gagnants et de parpaings envoyés à 150km/h, Del Potro s’adjuge la première manche (6-3), contre toute attente.
Deux matches dans le match
"Il a un physique incroyable" se souvient le journaliste Thomas Sotto, en évoquant la carrure de l’Argentin, "Del Potro, ça fait peur. C’est ce genre de joueurs qui sortent un peu de nulle part, qui viennent d’Amérique du Sud et qui deviennent très forts sur terre battue. Il y a toujours des joueurs comme lui, qui émergent et qui font un tournoi incroyable, même si Del Potro avait déjà prouvé son talent sur le circuit à l’époque" explique-t-il. Du talent, le gamin en a, et compte bien le mettre à profit. Dans le deuxième set, Federer est dominé. Il connaît les pires problèmes pour retourner le service adverse, mais il parvient à tenir son engagement. Le tie-break se profile, la tension monte, doucement. Encore un set encaissé et les ambitions du champion, qui vise la victoire finale et rien d'autre, en prendraient un sérieux coup. Heureusement pour lui, le Suisse gagne six des sept premiers points et conclut sur sa deuxième balle de set (7-2). Les compteurs sont remis à zéro.
De nouveau perdu dans la troisième manche, Roger Federer semble payer physiquement son marathon disputé 4 jours plus tôt face à Tommy Haas. Monstrueux de puissance et de vitesse, Juan-Martin Del Potro en profite pour passer la seconde, et balade son adversaire en fond de court (6-2). Le Suisse va mal, très mal. Il est en mauvaise posture et la défaite se dessine petit à petit.
Pourtant il n’abdique pas et profite d’une baisse de la température liée à la météo moins clémente pour trouver un second souffle. C’est à ce moment précis que le public du Chatrier, très calme jusqu’alors, décide de se réveiller pour venir en aide à son champion. "Les spectateurs, très calmes eux aussi, ne vinrent vraiment à sa rescousse qu’au milieu du quatrième set" écrira l'Equipe. En 38 minutes, Federer reprend l’ascendant et parvient à breaker l’Argentin à trois reprises. Il revient à hauteur dans cette partie (6-1). Tout se jouera dans le dernier set.
Plus en jambes, le Bâlois retrouve de l’allant pour frapper trois coups gagnants qui lui donnent le break d’entrée. La chaleur en moins, Federer renaît de ses cendres, alors que Juan-Martin Del Potro lutte pour maintenir sa régularité au service. Mais à force de taper comme un mammouth, l’Argentin se fatigue, et perd logiquement sa première balle. Il doit céder son engagement pour la deuxième fois du set, réussit à sauver une balle de match à 5-3, mais Federer conclut dans un dernier jeu quasiment parfait.
La fin d'un combat de plus de 3h30, dont les deux gladiateurs ressortent vidés. "Il s’est accroché, même au plus fort de la tempête argentine, et il a eu raison. Roger Federer a été dominé, bombardé par l’artillerie lourde de Del Potro, criblé parfois par le feu des premières balles au dessus des 200 km/h de son colosse d’adversaire. Mais jamais le Suisse n’a démissionné" résume parfaitement Le Figaro. Au prix d’un combat de titans, le favori s’en finalement est sorti. La victoire est là, l'honneur est sauf, et le rêve d’un nouveau Grand Chelem à portée de mains. Il a pourtant bien failli être gâché par l'insolence, mais surtout le talent hors-norme, d'un gamin de 20 ans.
"L'une des 1/2 les plus difficiles de ma carrière"
Pas rancunier pour deux sous vis à vis d'un public qui ne l'a quasiment pas encouragé de la rencontre - mais qui lui manifestera tout son amour dans les années futures - le 5e joueur mondial reconnaît sa défaite, tout en avouant à demi-mot qu'il se sentait capable de renverser son adversaire. "Etre si près de le battre, c’est le moment le plus fort que j’ai jamais vécu. Je n’ai pas de mots pour exprimer ce que je ressens. J’ai laissé ce match me filer entre les doigts" consent Del Potro.
“C’était une des demi-finales les plus difficiles de ma carrière, et l’une des plus émotionnelles, comme celle jouée contre Marat Safin à Melbourne en 2005” avoue de son côté Roger Federer, exténué. "Je suis triste pour lui” ajoute-t-il à propos de Juan Martin Del Potro, sorti du court central en larmes mais acclamé par le public du Chatrier. "Il n’y a pas de finale de Grand Chelem facile. Parce que le joueur de l’autre côté (Soderling) a également remporté six matches et qu’il est dans la forme de sa vie" finira par conclure le Suisse. Une finale que le Bâlois est allé chercher au fond de ses tripes, au courage, à l'abnégation. Rien ni personne ne pouvait se mettre sur sa route vers le titre, et "Rodgeur" l'a fait comprendre au vaillant jeune homme de 20 ans qui s'est présenté face à lui en ce vendredi de juin.
Oui ce Juan-Martin Del Potro de 2009 aurait certainement mérité tout autant que lui d'aller en finale de Roland-Garros. Oui l'Argentin a démontré qu'il était, malgré son jeune âgé, un prétendant logique aux prochains tournois du Grand Chelem. Il le prouvera deux mois plus tard à l'US Open, en dominant en finale ... Roger Federer. Mais il reste que cette journée de printemps était celle d'un homme, celle d'un champion, à qui personne ne pouvait voler son rêve ultime, pas même un gamin surdoué.
Le résumé du match : avec l'aide des extraits de l'Equipe du 6 juin 2009.
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