Qui est Mohed Altrad, l'homme qui affiche son nom sur le maillot du XV de France ?
Celui qui a fait fortune en reprenant une entreprise d'échafaudages a un parcours incroyable... qui l'a amené, ce 8 janvier, sur le maillot de l'équipe de rugby tricolore. Mais avant cela, son nom a été évoqué pour un possible conflit d'intérêts avec Bernard Laporte.
Il est né dans le désert syrien et a réussi à se faire une place au soleil en France. Mohed Altrad, le patron du Montpellier Hérault Rugby, mais aussi du leader mondial des échafaudages, s'est d'abord affiché dans les pages économiques et sportives des journaux. Son livre à succès lui a même valu un passage sur France 2 dans l'émission "Leurs secrets du bonheur" en 2012. Désormais, c'est dans les pages consacrées aux affaires (au sens judiciaire du terme) qu'on retrouve le nom de l'entrepreneur héraultais, soupçonné d'avoir cherché à influencer Bernard Laporte, patron de la Fédération française de rugby, pour favoriser son club. Retour sur son incroyable CV alors que son groupe est devenu, lundi 8 janvier, le sponsor maillot du XV de France.
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Ne lui demandez pas sa date de naissance, il ne la connaît pas. Ce sont ses enfants qui ont tiré au sort. Mohed Altrad est né quelque part dans le désert syrien entre 1948 et 1955, mais il ignore la véritable date. Les détails, en revanche, on ne les lui a pas épargnés. "Je suis né d’un viol, raconte-t-il sans fioritures dans L'Express. Ma mère faisait partie d’une tribu bédouine installée près de Raqqa. Mon père en était le chef, il avait tous les droits. Elle a accouché seule dans le désert, en coupant le cordon avec ses dents." Encore adolescente, elle meurt quelques jours après la naissance de son enfant.
"Je suis un miraculé"
La grand-mère prend le relais. "Elle ne voulait pas que j'aille à l'école", poursuit Altrad. Sa voie est tracée : il gardera des chèvres. Quel besoin de savoir lire ou écrire ? "En Syrie, le Bédouin, c'est l'Arabe de l'Arabe." Alors il part à l'école en cachette, est encouragé par ses professeurs et un cousin sédentarisé. "On peut dire que je suis un miraculé, confie-t-il sur France 2. Quand j'avais 4-5 ans, d'autres enfants m'ont jeté la tête la première dans un trou, dans le désert, et l'ont aussitôt rebouché. C'est la force de la vie qui m'a permis d'en sortir. Pour eux, je n'étais que le fils de la femme répudiée."
Altrad brille sur les bancs de l'école, au point d'être sélectionné pour mener des études supérieures à l'étranger. Dans une Syrie dominée d'une main de fer par Hafez Al-Assad, père de Bachar Al-Assad, c'est l'armée qui le fait rêver. Direction Kiev, en ex-URSS. On lui fournit un passeport et un pécule. Deux jours avant de partir, le voyage tombe à l'eau : l'académie militaire soviétique est pleine à craquer. Plan B : Montpellier, en France, sans objectif défini, avec 200 francs en poche.
Première étape : il apprend le français : "J'étais dans une pièce avec beaucoup d'étrangers, on avait des casques, et on répétait des phrases toute la journée", se souvient-il. Deuxième étape : il devient docteur en informatique, un secteur porteur dans les années 1980. Il crée une entreprise qui fabrique l'ancêtre de l'ordinateur portable – "une valise qui pesait 25 kg" – et revend sa boîte à l'entreprise Matra.
Une centaine d'entreprises absorbées
Un beau jour de 1985, il reprend Méfran, une entreprise d'échafaudages du Languedoc qui croule sous les dettes, pour un franc symbolique. "J'ai repris cette entreprise sans connaître l'échafaudage, sans connaître le produit, j'y ai investi toutes mes économies." Une restructuration drastique plus tard, l'entreprise est remise à flots et commence une longue série d'acquisitions. La croissance externe est l'un des moteurs du groupe Altrad, qui a absorbé une centaine d'entreprises du bâtiment présentes dans une quinzaine de pays. Chaque drapeau est installé dans le bureau du patron, derrière la chaise mordorée où il s'assoit chaque jour.
Si aujourd'hui, il lui suffit "d'un ou deux coups de fil" pour décrocher un prêt, les débuts se font en puisant dans ses économies : "J’étais l’Arabe qui venait de l’informatique et faisait des échafaudages, en reprenant des entreprises en difficulté", se souvient Altrad dans La Gazette de Montpellier. Le siège du groupe Altrad ne se situe pas dans une tour de la Défense, mais dans une ancienne bergerie située sur sa propriété. S'y rassemblent ses bras droits, qui mènent avec lui la politique du groupe. Le patron revendique ne pas avoir de secrétaire et lire lui-même les 300 e-mails quotidiens qui lui sont adressés.
On n'entre pas dans le groupe Altrad comme on entre en religion, mais il y a un peu de ça quand même. Chaque salarié reçoit un pavé de 300 pages, Les Chemins du possible, écrit et régulièrement mis à jour par Mohed Altrad lui-même et préfacé par l'ancien ministre de la Défense François Léotard. Il y prêche un mode de management qui se veut humaniste et centré sur l'humain. Pourtant, le n°2 de la boîte, Louis Huetz, répond au doux surnom de "Terminator" et certains ont quitté le groupe en mauvais termes. L'Expansion rapporte cette confidence d'une salariée : "On peut vous retirer un ticket restaurant du bulletin de salaire en spéculant sur le fait que vous avez eu un sandwich lors d'une réunion."
Le rugby, une "entreprise comme une autre"
La première incursion d'Altrad dans le sport se déroule au début des années 1990... dans le football. La société s'affiche sur le maillot du Sporting Toulon, alors solide pensionnaire de D1, l'ancêtre de la L1. La rencontre avec le rugby a lieu bien plus tard. De son propre aveu, Altrad, qui n'était pas passionné de ballon ovale, a commencé à s'y intéresser lors du Mondial 2003. Son truc, c'est plutôt le tennis. Il glisse raquette en main sur la terre battue du club de la Pierre rouge, à Montpellier, tous les dimanches matins, affirment Les Echos. Dans le tissu local, il n'est pas en cour auprès de Georges Frêche, l'homme fort de la région, qui le voit "comme un agent syrien" : "Moi vivant, jamais Altrad !" Il faut attendre la mort du patriarche pour qu'élus locaux et entrepreneurs du cru se tournent vers lui pour boucher le déficit du Montpellier Hérault Rugby, qui venait d'atteindre la finale du Top 14, en 2011.
"J'aurais pu [mettre de l'argent] à Lille, à Paris, l'occasion s'est présentée à Montpellier", reconnaît Altrad, qui a mis du temps à s'intégrer dans le paysage régional. Il évoque l'école de rugby, "la plus grande de France", qui forme 1 000 jeunes chaque année ou "un renvoi d'ascenseur à ce pays", mais jamais l'amour d'une région ou d'une ville. Le rugby est "une entreprise comme une autre", il ne s'en cache pas. Un secteur "comparable à internet au début des années 2000". "Le mot investissement est impropre dans le rugby, argumente-t-il sur France 3. Dans l'état actuel des choses, il n'y a pas de retour sur investissement."
Le président le plus détesté du Top 14
Avec un tel discours, il ne se fait pas que des amis dans le Top 14, où les joueurs sont certes pros, mais où certaines traditions du monde amateur restent bien ancrées. Le temps où un président en tribune pouvait mettre les mains dans les poches de son imperméable pour indiquer aux joueurs que la prime de match serait doublée (ce qui avait pour effet de ressusciter une mêlée souffreteuse) n'est pas si loin. Altrad n'est pas de ce monde-là. Avant même sa sortie sur la "poignée d'imbéciles" visant les présidents de Clermont, Pau et La Rochelle qui le critiquent dans l'affaire Laporte, il s'était mis à dos une bonne partie de l'élite. "Mohed Altrad a réussi à être plus détesté que moi en un an, alors que j'avais mis dix ans pour y parvenir", ironisait dans L'Equipe Mourad Boudjellal, patron du RCT.
On l'accuse de déréguler les prix, de faire flamber le salaire des joueurs, de casser les usages, comme quand il a obligé Fabien Galthié, remercié en 2013, à patienter deux ans et demi jusqu'à un jugement des prud'hommes avant de pouvoir signer dans un autre club. S'il n'y a officiellement pas de transferts dans le rugby, Altrad a payé une confortable indemnité (estimée à 2 millions d'euros) au club de Northampton pour racheter la fin du contrat de Louis Picamoles et le rapatrier à Montpellier. Un mouvement qui arrange bien la FFR, soucieuse que les internationaux demeurent dans les frontières de l'Hexagone.
Si Laporte et Altrad n'ont jamais travaillé ensemble, ils se vouent une estime mutuelle. En 2016, le président montpelliérain a rencontré celui qui était encore l'entraîneur de Toulon en campagne pour devenir président de la FFR. Laporte raconte la suite dans L'Equipe : "Je lui ai dit : 'Attendez, si c’est pour me parler d’un contrat, je reste chez moi ! Je me présente à la Fédération française de rugby et je vais gagner l’élection', il m’a répondu : 'Je sais bien, je lis les journaux, mais est-ce que l’on peut discuter de ce que vous avez en tête et de l’avenir du rugby ?'"
Dans le programme du candidat figure en toutes lettres la nécessité d'accoler un sponsor au maillot du XV de France. Quelques mois plus tard, le groupe Atrad est devenu sponsor maillot d'un XV de France en déshérence sportive depuis des années, balayant les candidatures tardives de rivaux comme BMW.
Quatre heures de sommeil chaque nuit
Cocardier, Mohed Altrad ? Il ne s'en cache pas. Et s'il ne s'est pas encore engagé en politique, il cultive des amitiés précieuses, lui qui figure à la 36e place du classement des fortunes françaises du magazine Challenges. Jean-Pierre Raffarin, dont il partage les idées, lui a remis sa Légion d'honneur, en 2014. S'il a été invité à l'Elysée par François Hollande, c'est avec un de ses ministres de l'Economie qu'il avait réfléchi à moderniser le statut des entrepreneurs : un certain Emmanuel Macron, qui l'a cité lors de son discours de campagne à Montpellier. D'ailleurs, aucune chance de croiser Mohed Altrad dans un cortège de manifestants contre la réforme sur le Code du travail : dans La Tribune, il s'est prononcé pour la suppression des prud'hommes et des tribunaux de commerce.
Un entrepreneur qui rachète des entreprises en difficulté, qui se rend incontournable à la fédération, qui dort quatre heures par nuit et cultive des amitiés politiques ? Bon sang, mais ne serait-il pas un Bernard Tapie du XXIe siècle ? "Il n'a jamais représenté un modèle", coupe-t-il dans Midi libre. Serge Kampf alors, le milliardaire qui a financé à fonds perdus plusieurs clubs de l'élite et puisé de sa poche les fonds pour aider le XV de France ? Il y a de ça, estime Altrad dans Midi olympique. Avant de s'insurger de la différence de traitement, à plusieurs décennies d'intervalle. "Que faisait-il d'autre qu'aider le rugby français ? C'était un saint et moi un salaud, c'est ça ?"
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