"Avec la BD de sport, on ne montre pas le mouvement, on le suggère" : Lisa Lugrin et Richard Guérineau, le sport par le crayon
Des combattantes de ju-jitsu pour l'une, un stade de football gaëlique pour l'autre... d'où vous est venue l'envie de dessiner ces histoires de sport si spécifiques ?
Lisa Lugrin : "Mon album précédent était l'histoire d'un lutteur sénégalais, donc ce n'est pas la première fois que je travaille sur une BD de sport. Pour moi le sport est avant tout politique car il est régi par d'autres règles que celles de notre monde quotidien, en particulier la logique capitaliste où les gagnants et les perdants sont toujours les mêmes. Il peut donc inverser les rapports de force : dans Yékini (sa première BD de sport : Yékini le droit des arènes, Broché, 2014) on a pu montrer qu'un lutteur sénégalais qui s'entraîne beaucoup peut gagner tous ses tournois bien qu'il soit ennuyeux et peu vendeur pour les journaux et produits dérivés. Dans Jujisufragettes, ce sont des femmes qui peuvent faire tomber des hommes bien plus costauds qu'elles. Ce sont des pieds de nez à l'ordre établi et à ceux qui ont habituellement le pouvoir."
Richard Guérineau : "Pour ma part, ça vient plus d'envies graphiques que d'attirance pour une époque ou une histoire en particulier. Sur Croke Park, la première chose qui m'a donné envie, c'est l'univers de l'Irlande des années 1920, les costumes, les chapeaux, les manteaux, les gangsters chics. Cette sorte de classe à l'anglaise un peu trop classe pour des bandits."
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Comment vous immerger dans un univers sportif qui n'existe quasiment plus, ou qui n'est pas le vôtre ?
R.G : "Je suis allé à Dublin pour préparer mon travail sur Croke Park. J'ai regardé l'agencement des rues, les bâtiments, l'architecture... et je suis aussi allé dans les bars et les pubs. C'est là que je me suis rendu compte qu'à Dublin, encore aujourd'hui, le sport le plus populaire est le football gaëlique, pas le rugby ou le football ! C'est ce constat, et le fait d'avoir rencontré ces Irlandais un peu indifférents au rugby et encore attachés à leur sport national, qui m'ont inspiré pour le dessin d'un des personnages (dans l'album Croke Park, le narrateur de l'histoire semble au début indifférent au match France/Irlande qui se déroule pourtant à quelques mètres de chez lui, ndlr)."
L.L : "Pour ma part, j'y suis entrée par la voie de la pratique. Je dirais que c'est un hasard, mais je me suis mise au wu dao (un sport proche du jujitsu) il y a quelques années. Je suis devenue une vraie passionnée d'art martial, donc cela a été facile pour moi car j'étais déjà immergée. Après, j'ai quand même dû me documenter sur chacune des prises réalisées, car le jujitsu reste une discipline différente. J'ai passé un temps fou à décortiquer chaque mouvement, notamment dans des vidéos que je trouvais sur internet. Je m’entraînais même sur Clément (Clément Xavier, le co-auteur de Jujitsufragettes, ndlr), je lui ai fait quasiment toutes les prises, toutes les clés, que j'ai dessinées dans l'album. J'ai aussi suivi des cours d'auto-défense spécifiquement pour cet album. Car mon but était autant de raconter une belle histoire que de concevoir une sorte de manuel pratique sur l'autodéfense."
Dessiner l'histoire du sport, c'est de la mise en scène, mais aussi de la reconstitution historique. Comment avez-vous travaillé avec vos sources, pour rester justes historiquement ?
R.G : "Pour ma part, j'ai travaillé avec un historien, Sylvain Gâche, qui était aussi le scénariste. Il posait les situations de manière très précise et très véridique, il ne voulait pas trahir la vérité historique. Pour moi, dessinateur et metteur en scène, il y avait même trop de matière. Il a fallu tailler, faire des choix, pour que l'intrigue coule mieux. Mais le travail n'était pas du tout cloisonné, il me faisait des propositions de mise en scène, et moi de scénario"
L.L : "J'ai beaucoup lu, sur internet, dans des livres. Et puis nous sommes allés à Londres avec Clément en 2018, il y avait des expositions sur le sujet des "Jujitsufragettes". Il y avait plein de photos de manifestations de femmes. C'est là que je me suis rendue compte que je n'avais jamais vu autant de femmes en mouvement. Je m'en suis beaucoup inspirée pour le souffle politique de l'album."
"Une scène de sport c'est un peu comme une scène de fusillade"
Quel est le principal défi lorsque l'on dessine des scènes de sport, des matches, ou des combats ?
L.L : "C'est le mouvement qui est au cœur du dessin de sport. Il faut que ce soit dynamique, qu’il y ait une énergie, dans le graphisme ou dans la narration. C’est ce que j’appelle la fluidité dans la narration, elle tient à une forme d’harmonie graphique.
Il y a aussi la question de l'élégance du geste. Regardez la danse : c’est autant un sport qu’un spectacle, et l'élégance de la posture y est centrale. Mais la même chose vaut pour le rugby par exemple. Si on fait des arrêts sur image, il y a des mouvements qui peuvent être très élégants : comme sur une touche, quand le ballon est lancé en hauteur, et qu'on voit le joueur s'élever dans les airs, porté par ses coéquipiers, c'est élégant. Certains plongeons pour marquer des essais sont très élégants.
Dans le dessin de sport, on ne montre pas le mouvement, on le suggère. C'est très plaisant. Dessiner le sport c'est aussi un bon moyen de montrer que les corps peuvent exprimer plus que les visages."
R.G : "Moi je dirais que c'est plus précisément le mouvement collectif qui a été mon premier défi. Rendre des personnages individuels dynamiques, ça je savais faire, ça ne m'a pas posé de problème. Mais traduire une scène de sport collectif... Une scène de sport c'est un peu comme une scène de fusillade finalement, il faut rendre les personnages dynamiques, traduire le mouvement, les gestes, et les mecs fonctionnent un peu en équipe. Il y a seulement une différence : la représentation spatiale n'est pas la même. Il faut être didactique sur les phases de jeu. Sur une action qui prendre 10 passes, deux mêlées, trois plaquages, avant l'essai, il faut arriver à la résumer en quelques cases sans perdre en clarté. En plus le sens de jeu du rugby (vers l'arrière, ndlr) est l'inverse de celui de la lecture.
Par rapport à une retransmission télé, on perd le mouvement, l'image est fixe. Mais en bande dessinée, on peut avoir une variété de plans inimaginable. Si je veux, je peux vous faire voir le match du coeur de la mêlée, ou d'un autre angle improbable ou original. Le dessinateur est totalement libre."
Est-ce que cela vous a plu ?
R.G : "Oui, au final j'ai pris beaucoup de plaisir à dessiner des scènes de sport. Ca m'a obligé à me poser des questions narratives que je n'ai pas l'habitude de me poser, et que je pourrai peut-être réutiliser après. Ce côté didactique est assez nouveau pour moi. Ca remet en question certains tics et réflexes".
L.L : "Pour Vekini, j'ai adoré dessiné les corps. Je les trouvais magnifiques, ces corps à la fois musclés et voluptueux. Pour Jujitsufragettes, les scènes que j’ai préféré dessiner sont les scènes de combat. C’était le plaisir du mouvement juste. De réussir à montrer comment un tout petit corps peut faire tomber un autre corps plus grand, plus impressionnant".
Jujitsufragettes, Lisa Lugrin et Clément Xavier, Editions Delcourt, 30 septembre 2020.
Croke Park, Sylvain Gâche et Richard Guérineau, Editions Delcourt, 30 septembre 2020.
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