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Aux Jeux paralympiques, l'imbroglio de la classification des athlètes : "Il y aura toujours de l'injustice"

Un système de classification en évolution permanente, des catégories d'athlètes différentes retenues selon les disciplines qui peuvent changer jusqu'au dernier moment, jusqu'à 39 catégories en athlétisme... Vous avez dit "usine à gaz" ?

Article rédigé par Pierre Godon
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 9 min
  (PIERRE-ALBERT JOSSERAND / FRANCEINFO)

Une nageuse qui se rend à sa ligne d'eau en boitant, deux autres qui arrivent en fauteuil roulant, une autre en trottinant en petites foulées, une dernière qui enlève ses jambes artificielles au moment de s'installer sur le plot de départ... Nous sommes le 8 septembre 2016, dans la piscine olympique de Rio, au Brésil, pour la finale du 400 m nage libre dames en catégorie S8 aux Jeux paralympiques.

"Je savais que les dés étaient pipés depuis le début", confie à franceinfo la nageuse danoise Amalie Østergaard, cinq après. "Il n'y avait que trois nageuses qui pouvaient vraiment lutter pour le podium. Elles le savaient et nous aussi." Devant sa ligne d'eau, l'Américaine Brickelle Bro rumine aussi au moment d'ôter ses prothèses de jambes : "Les différences physiques étaient bien trop criantes." L'Australienne Lakeisha Patterson pulvérise le record du monde, et seules deux nageuses terminent moins de 10 secondes derrière. Le reste de la concurrence accuse une longueur de retard.

Un certain malaise s'installe en tribunes quand la gagnante entame un tour d'honneur en courant pour fêter sa médaille d'or, alors que sa dauphine, l'Américaine Jessica Long, a été amputée des deux jambes à la naissance. Brickelle Bro, arrivée 7e à 35 secondes : "Et moi, pendant ce temps-là, je galérais à sortir de la piscine, de façon vraiment pas gracieuse. J'étais épuisée, mes bras n'arrivaient pas à me porter. Je me souviens avoir attendu qu'on me hisse hors de l'eau. Je revois encore Lakeisha courir à ce moment-là vers les journalistes... La dernière image de ma carrière en paralympiques." Son père se fendra d'une lettre ouverte au président du comité paralympique. Ecœuré. Et loin d'être le seul. "Cette scène est gravée dans ma mémoire", élude Amalie Østergaard, qui s'est qualifiée pour les Jeux paralympiques de Tokyo, lesquels démarrent le mardi 24 août. Sans illusion sur ses chances de décrocher une médaille. "Cinq ans plus tard, je pense que rien n'a changé. Le système de classification est toujours aussi injuste."

"Il y a forcément des gens avantagés"

Le système de classification, c'est la base des Jeux paralympiques. Pour la natation, le potentiel de chaque athlète est évalué sur une échelle de 300 points, en dix classes, allant de S1 (les athlètes les plus lourdement handicapés, qui n'obtiennent que 45 à 60 points sur les 300) à S10 (ceux qui le sont légèrement, entre 264 et 286). Peuvent techniquement se retrouver dans la même catégorie des athlètes aux handicaps différents, comme Amalie Østergaard, techniquement plus proche d'une S7 quand ses rivales de cette finale olympique frôlaient le niveau S9. "On ne peut pas ranger dans dix catégories le panel de tous les handicaps qui existent, abonde Jean Minier, chef de mission de la délégation paralympique tricolore. Il y a forcément des gens avantagés par rapport aux autres." 

Sans oublier les petits malins qui flirtent avec la ligne jaune, voire ne se gênent pas pour tricher : "Certaines nations envoient les athlètes fatigués aux évaluations, pour qu'ils aient un moins bon score, décrit l'ancien classificateur Jean-Michel Westelynck. Les classificateurs font attention à tout, en dehors du bassin, la manière de se préparer dans le vestiaire, le moment de saluer... Je me rappelle d'une fois, lors d'un apéritif en marge d'une compétition, une athlète en fauteuil que j'avais classée dans la journée s'était levée de son fauteuil alors qu'elle n'était pas censée pouvoir le faire !"

En athlétisme, on a poussé jusqu'à 39 catégories, avec par exemple 24 finales différentes pour le 100 mètres. Pour les diffuseurs, c'est trop. Pour les athlètes, pas forcément assez. "Il y a quarante ans, les catégories étaient fixées en fonction du handicap des athlètes, on avait 30 ou 40 finales par épreuve. Et en termes de compétitivité, on avait des catégories où il n'y avait pas grand monde. Parfois, trois nageurs se disputaient l'ordre des marches du podium", relativise Jean-Michel Westelynck, qui a aussi eu la casquette de patron de la natation française paralympique.

"Je n'ai aucune chance de me qualifier"

Pour faire plus simple, certaines disciplines ont été réduites à un seul handicap. "En judo, vous avez une seule catégorie qui mêle voyants et non-voyants, décrit Jean Minier. Alors certes, le combat commence quand les deux combattants ont saisi le kimono de l'autre, mais ça fait longtemps qu'on n'a pas vu un malvoyant sur un podium." En basket-fauteuil, le Britannique George Bates a menacé de se couper une jambe pour être admis aux Jeux. En vain – et aux dernières nouvelles, il n'a pas mis sa menace à exécution. 

Des athlètes qui s'estiment mal classifiés, vous en trouvez des dizaines. Tous n'expriment pas leur amertume de la même façon. Le skieur canadien Yves Bourque, né sans jambes, a mis quatre ans à obtenir que ses temps soient minorés par rapport à d'autres athlètes de sa catégorie qui, eux, pouvaient marcher. "Toutes ces années sans performance, ça m'a coûté beaucoup d'argent, en primes, en sponsors", regrette-t-il, avant de chiffrer ce débours à 15 000 dollars par an. Même hic en escrime, catégorie où le Libanais Elias Seeman fait ses armes depuis une dizaine d'années. Tétraplégique, il évolue en catégorie C, or seules les A et B sont au programme de Tokyo. "Si j'arrive à atteindre les quarts de finale des tournois de catégorie C, en B, je parviens à peine à sortir des poules, soupire-t-il. Je n'avais aucune chance de me qualifier, ce qui ne m'empêche pas d'essayer." 

La classificatrice Orianne Lopez se félicite que, de plus en plus, sa corporation essaie d'expliquer aux athlètes quelles sont leurs réelles chances d'accéder aux Jeux dès leur plus jeune âge, pour éviter de les voir sacrifier quinze ans de leur vie. "Aujourd'hui, on essaie de réorienter les athlètes désireux de briller vers d'autres disciplines où ils ont plus de chances. J'aurais aimé qu'on me dise ça quand j'étais athlète. Je suis allée aux Jeux de Londres, j'ai fait la finale du 100 m de ma catégorie, mais je n'avais aucune chance de gagner. Pour certains, c'est le ressort premier de leur motivation."

Pas celle d'Elias Seeman, lucide sur ses chances de taquiner les anneaux olympiques un jour : "Dans l'état actuel des choses, la catégorie C n'a rien à faire aux Jeux. On doit être une douzaine sur les épreuves de Coupe du monde, et cinq ou six femmes. Ce n'est pas représentatif, même pas forcément très beau à voir à la télé. Ce sont les Jeux, ce n'est pas une kermesse." Une kermesse étroitement réglementée : le contrat passé entre le comité paralympique et le CIO prévoit la tenue de 550 épreuves, la présence de 4 000 athlètes, pas un de plus. Tout ajout d'épreuve entraînerait la suppression d'une autre...

Le nageur canadien Benoît Huot lors de la finale du 400 m nage libre des sélections canadiennes, à Toronto, le 5 avril 2016. (VAUGHN RIDLEY / GETTY IMAGES NORTH AMERICA)

De l'autre côté du spectre du handicap, les athlètes qui n'ont qu'une légère invalidité ont aussi à essuyer la suspicion. Devenu une légende de la natation paralympique, le Canadien Benoît Huot en a encore fait l'expérience cet été : "J’ai remporté le prix de la personnalité sportive du Québec en juin, les gens sont venus me demander 'Pourquoi concourez-vous en paralympique ?'" Benoît Huot et son pied bot sont devenus éligibles aux compétitions paralympiques à la fin des années 1990. A l'époque, les recours des autres concurrents pleuvent contre son inclusion dans le programme paralympique. "J'ai dû me justifier pendant plus de dix ans pour faire ma place. Quand j'étais ado, c'était extrêmement difficile. Je n'avais rien demandé. A la fin de sa carrière, on se forge une carapace, on est plus mature, on prend les choses moins émotionnellement."

Un processus "violent"

Pour les athlètes qui souffrent d'un handicap évolutif, il faut régulièrement passer devant un classificateur. Une formalité, le plus souvent. Un drame, parfois. La nageuse française Claire Supiot, qui a participé aux Jeux olympiques de Séoul en 1988 avant de revenir dans les bassins chez les paralympiques après être atteinte de la maladie de Charcot-Marie-Tooth, a ainsi été surclassée de S8 en S9... à quatre mois de l'échéance. "Forcément, j'ai ressenti un moment d'abattement. Tout s'est écroulé avec un mot du classificateur. Mais le découragement a été de courte durée. J'ai remis les bouchées doubles." Recours à un psy, entraînements renforcés, elle réalise les minima lors de la Coupe du monde à Sheffield (Royaume-Uni) quelques semaines plus tard. Si elle n'a pas connu le sort de la nageuse Mallory Weggemann, reclassifiée à la veille des Jeux de Londres (article en anglais) en 2012 – ce qui n'est plus possible aujourd'hui –, "perdant la foi" dans le système, Claire Supiot déplore la brutalité du procédé. "C'est violent quand même." 

Un sentiment que partage le bien nommé nageur brésilien Andre Brasil. L'homme aux 14 médailles paralympiques en une quinzaine d'années passées à respirer dans l'eau chlorée a brutalement été éjecté des catégories paralympiques. Sa classification de handicap, jusque-là à 285, la frontière haute des S10, a été revue à 286. "Dans mon cas, c'est S10 ou rien. Je souffre d'un handicap, mais je ne peux pas nager contre les autres handicapés, et pas contre les valides aux Jeux olympiques. Je suis dans la zone grise entre paralympisme et olympisme !"

En cause, une classification d'un muscle passée de 2 à 3 points par un examinateur, qui a mis brutalement fin à ses rêves de Jeux. Son équipe a eu beau publier un article dans une revue spécialisée (en anglais) pointant la trop grande marge d'interprétation des classificateurs, rien n'y a fait. "C'est comme si ma carrière avait été effacée !" s'étrangle le Brésilien, qui a décidé de ne plus porter ses médailles paralympiques autour du cou jusqu'à ce qu'il soit rétabli dans son bon droit. "Regardez la finale du 100 mètres nage libre à Rio, tous les athlètes touchent le mur presque en même temps. Où était le problème ?" 

Qu'Andre Brasil se rassure, le système de classification n'est pas gravé dans le marbre. "On se dirige vers des examens de plus en plus scientifiques, glisse Jean-Michel Westelynck. Des chercheurs travaillent sur une façon de mesurer la résistance du corps dans l'eau à l'aide de modélisations informatiques, pour laisser moins de place à l'interprétation. Mais il y aura toujours une forme d'injustice." Certains athlètes trouvent même que l'esprit paralympique s'est perdu en route avec cette course aux médailles entre pays. Comme l'athlète britannique Bethany Woodward, qui a rendu une médaille obtenue sur un relais, après avoir découvert qu'une de ses équipières avait été classée très généreusement.

"Déjà, des athlètes entre eux ont repéré les panels de classificateurs qui sont plus ou moins généreux", comme on parlerait d'un prof plus sévère aux oraux du bac, soupire Orianne Lopez. "Une réforme de la classification passerait peut-être par un plus petit nombre de classificateurs. Si on allait jusqu'au bout, on démystifierait pour de bon ce processus en levant le secret médical sur les raisons de classification des athlètes dans telle ou telle catégorie. Mais ça n'entrera pas en vigueur au moins avant les Jeux de Los Angeles, en 2028." Quand la nouvelle réforme en cours de la procédure de classification sera allée à son terme...

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