Paris 2024 : comment des ouvriers sans papiers ont travaillé sur des chantiers des Jeux
"Pas de papiers, pas de JO !" Fin décembre, des travailleurs sans papiers font irruption sur le chantier de la future Arena de la porte de la Chapelle, qui doit accueillir des épreuves olympiques et paralympiques des Jeux de Paris 2024. Employés sur le site, les ouvriers s'étaient déjà mis en grève un mois et demi plus tôt pour demander leur régularisation. Une partie des grévistes officiaient sans contrats ni fiche de paie. Dans la foulée de cette première action, tous les manifestants sans papiers ont été congédiés, selon la Confédération nationale des travailleurs-Solidarité ouvrière (CNT-SO), à l'initiative du mouvement. En occupant à nouveau les lieux, ces derniers demandent leur réintégration, soutenus par le syndicat, qui entend alerter sur la situation de ces travailleurs sans papiers.
Si l'emploi d'une personne étrangère non européenne en situation irrégulière est bien illégal, selon le Code du travail, cette pratique est un secret de polichinelle dans le BTP. La sous-traitance en cascade, courante elle aussi dans le bâtiment, est connue pour favoriser le travail clandestin, au point que le ministère du Travail communique de longue date (fichier PDF) sur les risques juridiques encourus par les employeurs. Car ce secteur d'activité est le deuxième employant la plus forte proportion de travailleurs d'origine étrangère en France, avec notamment 27% d'immigrés parmi les ouvriers non qualifiés du gros œuvre, selon une étude de la Dares.
La Solideo, l'établissement public chargé de la construction et de la rénovation des infrastructures olympiques et paralympiques, a tenté de déterminer le nombre de travaileurs sans papiers employés en toute illégalité sur les chantiers des JO. Elle n'est parvenue qu'à une estimation, en dénombrant au moins 130 sur un total de 30 000 personnes. Une unité régionale de contrôle sous l'autorité du ministère du Travail, l'Uracti, veille aussi au grain. Depuis 2022, elle a examiné la situation de 1 150 ouvriers sur les futurs sites des Jeux. Lors d'un contrôle d'ampleur sur le chantier du village des athlètes, en Seine-Saint-Denis, le 25 mars 2022, des inspecteurs du travail ont comptabilisé une dizaine de personnes en situation irrégulière sur une soixantaine contrôlées. Soit un ouvrier sur six, ce jour-là et sur ce site.
Le jeu de "poupées russes" de la sous-traitance
Ce seul cas impliquait un réseau d'une quinzaine d'entreprises. Le préjudice en matière de fraude sociale a été estimé à 9,5 millions d'euros par le ministère du Travail, en réponse à l'interrogation d'un sénateur. Une enquête a été ouverte en juin 2022 par le parquet de Bobigny, après une plainte de la Solideo, notamment pour "emploi d'étrangers sans titre de travail" et "exécution en bande organisée d'un travail dissimulé". "Nous n’avons pas été mis en cause, puisque nous avions respecté nos obligations de vigilance", assure l'établissement public auprès de franceinfo.
Après cet incident, la Solideo assure avoir renforcé les "procédures d'agrément des entreprises travaillant sur ses chantiers", et instauré depuis septembre 2022 "un dispositif dissuasif de contrôle automatisé de la situation administrative de l'ensemble des personnes travaillant sur ses chantiers", appelé Bativigie, qu'elle détaille sur sa chaîne YouTube. Elle explique, en revanche, ne pas pouvoir "déjouer les falsifications de pièces d'identité", courantes dans le milieu, faute de disposer du pouvoir de police.
"La Solideo condamne fermement les pratiques de travail illégal, contraires aux convictions qui l'animent et aux engagements qui sont les siens."
La Solideo, établissement public chargé des infrastructures des Jeuxà franceinfo
Sur les chantiers des Jeux, la Solideo, qui fait office de maître d'ouvrage, fait appel à un ou plusieurs entrepreneurs principaux, en général des grands groupes du bâtiment, qui sous-traitent certains de leurs travaux à d'autres entreprises, qui elles-mêmes peuvent déléguer une partie du chantier. Que sait la première entreprise des pratiques de ses sous-traitants, voire des sous-traitants de ses sous-traitants ? Il est souvent bien difficile d'obtenir une réponse tranchée.
Dix travailleurs sans papiers sont en train d'en faire l'amère expérience. Congédiés après un contrôle de l'Inspection du travail, ils ont assigné des géants du BTP devant le conseil de prud'hommes de Bobigny en juin 2022. Pour Richard Bloch, défenseur syndical de la CGT qui suit ce dossier, l'objectif est d'obtenir "la reconnaissance d'un contrat de travail verbal, (...) du fait qu'il y a eu des salaires versés qui ne correspondent pas aux minimums légaux de la convention collective du bâtiment, de la rupture du contrat de travail, et la qualification du travail dissimulé", détaille le juriste à franceinfo.
Parmi les entreprises incriminées figurent trois constructeurs désignés comme les donneurs d'ordres – Eiffage, Spie Batignolles et GCC – ainsi que huit sous-traitants. "Il semblerait que la demande concerne un chantier parfaitement étranger à l’organisation des JO", commente Eiffage auprès de franceinfo, sans apporter plus de précisions. Spie Batignolles n'a pas non plus souhaité commenter l'affaire, mais a assuré engager "un grand nombre d'actions pour s'assurer que tous les salariés présents sur l’ensemble de ses chantiers soient en règle et interviennent dans de bonnes conditions de travail". Le constructeur a précisé mener des "actions de sensibilisations et formations" sur le travail illégal auprès de ses "partenaires sous-traitants et des sociétés de travail temporaire".
Eiffage et Spie Batignolles "nient leur implication, mais n'ont pas tort juridiquement", reconnaît Richard Bloch. "On a assigné les holdings, ne sachant pas quelle était la filiale à la tête de ces chantiers", déplore le défenseur syndical de la CGT. "Quand on leur demande cette information, ils nous répondent que c'est à nous de trouver la bonne filiale. On sait qu'il peut en exister une centaine, c'est un peu comme un jeu de poupées russes."
"Le chef demandait aux sans-papiers de se cacher"
Quant aux sous-traitants, ils ont cessé leur activité ou sont aux abonnés absents. "C'est une stratégie de ces sociétés évanescentes, qui apparaissent et disparaissent au moindre souci, de façon à être perpétuellement impunies", analyse le juriste. En épluchant les virements faits aux dix travailleurs sans papiers qui ont porté plainte, Jean-Albert Guidou, secrétaire général de l'union locale CGT de Bobigny, a identifié près de quarante sociétés, pour la plupart gérées par un réseau franco-turc, comme l'a révélé une enquête de la Cellule investigation de Radio France. "Une majorité des gérants de ces sociétés sont des hommes de paille, nés dans la même ville en Turquie. (...) Nous avons une forme de structuration d'organisations, parfois à caractère mafieux, que nous ne rencontrions que très peu auparavant", alerte le responsable syndical auprès de franceinfo. En l'absence d'une partie des entreprises sous-traitantes assignées, l'audience de conciliation, première étape de la procédure, a été renvoyée deux fois par le conseil des prud'hommes de Bobigny.
Gaye Sarambounou fait partie des plaignants. Il a travaillé à la sécurisation du chantier du centre aquatique de Marville, à cheval sur les villes de La Courneuve et Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), qui doit accueillir les entraînements de water-polo pendant les Jeux. L'ouvrier malien raconte avoir effectué des journées de onze à douze heures, payées 80 euros par jour, soit un taux horaire d'environ 7 euros. En comparaison, le smic horaire s'élevait à 8,37 euros nets au 1er janvier 2022. "Le conducteur de travaux voyait que je restais tard tous les jours. Il m'a demandé si l'on me payait les heures supplémentaires. J'ai répondu que oui, même si ce n'était pas vrai", assure Gaye Sarambounou à franceinfo. "J'avais peur que le patron de mon agence d'intérim s'en prenne à moi, et me dise de ne plus revenir au boulot."
"Ils savent que tu n'as pas de papiers, alors ils en profitent."
Gaye Sarambounou, ex-travailleur sans papiersà franceinfo
Cheickna, lui, a officié sur le chantier de la tour Pleyel à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), un gratte-ciel haut de 132 mètres transformé en un hôtel 4 étoiles, avec en ligne de mire les spectateurs des Jeux. Un autre chantier de l'entreprise GCC. "Je n'avais pas de contrat de travail ni de fiche de paie. Le paiement était fait soit en argent liquide, soit par virement, soit par chèque", énumère le travailleur originaire de la République du Congo, ajoutant : "Quatre-vingt euros, ce n'est pas bien payé." "Je n'ai jamais eu de congés payés, et je ne suis jamais parti en vacances pendant ce chantier", déplore l'ouvrier.
Leur statut de travailleurs sans papiers était-il connu de leurs employeurs ? Plusieurs éléments le laissent à penser, selon les témoignages recueillis par franceinfo. Lors des contrôles administratifs, notamment au centre aquatique de Marville, "on demandait aux sans-papiers de se cacher", se souvient Gaye Sarambounou. Cheickna, l'ouvrier de la tour Pleyel, a montré à franceinfo ses nombreux badges d'accès aux chantiers, la plupart sous un faux nom. Ils lui étaient fournis par son employeur, assure-t-il.
De son côté, la société GCC a reconnu auprès du Parisien que des salariés de ses sous-traitants "présentaient de faux papiers d'identité". Elle a assuré avoir déposé plainte en tant que "victime de ces usages de faux". Contactée par franceinfo, GCC "préfère" ne pas s'exprimer sur ce dossier examiné par les prud'hommes.
Sékou*, un Malien de 24 ans, a, lui, usurpé l'identité de son cousin pour cacher son statut de sans-papiers et ainsi travailler sur le chantier du village olympique. Cette situation précaire a poussé l'ouvrier à accepter des conditions de travail difficiles. "Je faisais du marteau-piqueur toute la journée. J'ai fini par avoir une hernie discale. J'ai dû être opéré, puis je suis resté un mois à la maison, sans être payé, raconte-t-il à franceinfo. Au moment de reprendre, mon patron a voulu me remettre au marteau-piqueur. Je lui ai expliqué que c'était compliqué à cause de l'opération. Peu de temps après, j'ai été congédié."
"Un masque, des gants, mais pas de chaussures"
Cheickna déplore de son côté le manque d'équipements fournis par son employeur, alors qu'il effectuait des tâches physiques, comme de la démolition au marteau-piqueur ou le coffrage du sol en béton. "On m'a donné un masque de protection et des gants, mais pas de chaussures. Même si c'était dangereux, on n'avait pas le choix", relate-t-il. Le Code du travail est formel : l'employeur est tenu de fournir des vêtements de travail aux employés lorsque leur activité est salissante ou qu'elle peut les mettre en danger. Interrogée sur ce point aussi, l'entreprise GCC se refuse à tout commentaire.
Sur les chantiers de Paris 2024, "il y a eu beaucoup plus de contrôles sur les conditions de travail par l'Inspection du travail que sur les chantiers classiques", constate pourtant le syndicaliste de la CGT Jean-Albert Guidou. L'unité régionale d'appui et de contrôle des grands chantiers (URACGC), sous l'autorité du ministère du Travail, a ainsi réalisé 1 254 interventions sur les chantiers liés aux Jeux depuis 2022.
"Au 14 décembre 2023, nous avons connu 168 accidents du travail sur l'ensemble des chantiers des 70 ouvrages olympiques, d'intensité et de gravité très variables. C'est environ quatre fois moins que sur un chantier classique" , assure la Solideo auprès de franceinfo. A ce jour, la société ne déplore aucun accident mortel sur les chantiers dont elle a la responsabilité directe. Elle avait signé en 2017 une charte sociale visant à faire respecter à ses fournisseurs et sous-traitants "un travail décent" au regard des "normes internationales".
Les sans-papiers grévistes de l'Arena de la porte de la Chapelle réclamaient à leurs employeurs – trois entreprises sous-traitantes du constructeur Bouygues bâtiment Ile-de-France – une aide à la régularisation ainsi qu'un retour au travail, le temps de l'instruction de leur dossier par la préfecture. "Dès qu'on a fait grève, des accords ont été signés avec les trois sous-traitants de Bouygues. Mais ensuite, Bouygues a refusé de laisser retourner au travail tous ceux qui n'avaient pas de papiers", explique Badiaga* à franceinfo. Ce jeune sans-papiers malien, qui avait travaillé comme peintre pendant six mois sur le site de l'Arena, n'a pas pu reprendre sur le chantier, sur lequel les contrôles ont été durcis :
"Il faut montrer chaque jour au gardien une pièce d'identité originale avec un badge. Sinon, tu ne rentres pas."
Badiaga*, ouvrier sans papiersà franceinfo
Contacté par franceinfo, le constructeur a déclaré "prendre des mesures immédiates pour faire cesser les irrégularités" en cas de manquement et "respecter strictement la législation en matière de travail". Il a aussi assuré lutter contre le travail illégal en signant avec ses prestataires "des contrats incluant des clauses spécifiques, pour permettre de garantir la situation régulière des salariés sur ses chantiers".
Un parcours semé d'obstacles avant une régularisation
Les ouvriers sans papiers ont des opportunités de régularisation. La circulaire Valls de 2012 prévoit que le demandeur peut prétendre à un titre de séjour en France s'il y vit depuis au moins cinq ans, s'il a travaillé au moins huit mois dans les deux dernières années, et s'il dispose d'un contrat de travail ou d'une promesse d'embauche.
Face à un travailleur sans papiers souhaitant être régularisé, l'employeur qui découvre cette situation fait face à trois options : continuer de l'employer clandestinement, s'exposant alors à des poursuites ; lui remettre un kit de régularisation, dont un formulaire qu'il aura complété et signé ; ou le licencier. "Cela dépend vraiment du bon-vouloir de l'employeur", déplore Jean-Albert Guidou, le secrétaire général de la CGT de Bobigny. La loi immigration, adoptée fin décembre, ne change pas les dispositions de la circulaire Valls, mais doit permettre au travailleur de déposer son dossier de façon autonome, sans passer par son employeur.
Badiaga* a depuis retrouvé du travail sur un autre chantier, sans lien avec les Jeux. Sa demande de régularisation a été déposée à la préfecture de Paris aux côtés de quatorze autres dossiers, avec le soutien de la CNT-SO. Les délais s'annoncent longs : "Pour des dossiers déposés en mai 2023, on a des premiers rendez-vous en janvier 2025", illustre Etienne Deschamps, juriste du syndicat. Quant aux plaignants défendus par la CGT au conseil prud'hommal de Bobigny, tous ont obtenu leur régularisation, à l'exception de Cheickna, toujours en attente d'une réponse.
*Le prénom a été modifié à la demande de l'intéressé.
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