Mémoire de la colonisation et de l'esclavage : "La meilleure des pédagogies, ce n'est pas de déboulonner les statues", selon l'historien Pascal Blanchard
Les protestations antiracistes ravivées dans le monde entier après la mort de George Floyd ont donné lieu au déboulonnage ou à la dégradation de plusieurs statues de personnalités controversées. Pour Pascal Blanchard, l'enjeu en France est pourtant "d'expliquer et raconter" l'histoire.
"On va attendre quoi, le 22e siècle pour regarder notre histoire en face ?" Pascal Blanchard, historien spécialiste du racisme et du fait colonial, s'interroge sur le rapport de la France à son histoire coloniale. Alors que les statues de plusieurs personnages liées à esclavage ont été déboulonnées ces derniers jours, emportées par le mouvement de protestation mondial après la mort de George Floyd, en France, des militants antiracistes veulent supprimer de l'espace public les symboles du passé colonial. Pascal Blanchard appelle plutôt à "raconter l'histoire", en installant des plaques explicatives à côté des statues ou à l'entrée des établissements scolaires. Et en créant le musée de l'histoire coloniale qui manque à la France. "Ceux qui nous ont précédés n'ont pas fait le travail de mémoire et d'histoire, on va devoir le faire", estime l'historien, co-auteur de Décolonisation française, la chute d'un empire (éditions de La Martinière).
franceinfo : Déboulonner des statues de personnages liés au racisme et à la colonisation, est-ce la bonne solution ? Ou faut-il privilégier l'explication comme à Bordeaux, où des plaques des rues qui portent le nom de négriers ou d'armateurs et négociants liés à la traite négrière sont désormais accompagnées de textes?
Pascal Blanchard : Débaptiser une rue pour l'élément symbolique, c'est important, mais mettre des plaques, des explications dans les autres rues, c'est comme ça qu'on fait de l'histoire. On ne peut pas faire d'histoire sans trace, sans patrimoine, sans archive. Toutes les statues, toutes les rues, tous les noms de places, les noms de lycées ou de collèges nous permettent de raconter l'histoire. Sauf que ce n'est pas fait. C'est normal que les gens se scandalisent : ils voient ces héros coloniaux ou liés à l'esclavage toujours présents dans nos villes, toujours commémorés, dont des lycées portent le nom, sans que jamais rien ne soit expliqué. La meilleure des pédagogies ce n'est pas de déboulonner, ce n'est pas de brûler, ce n'est pas de jeter dans des rivières nos statues, nos plaques. C'est bien au contraire de les prendre pour ce qu'elles sont : des témoins de l'histoire, pour raconter dans le présent ce passé.
Comme dans un musée où, à côté d'un tableau, on trouve une explication ?
Exactement. On doit faire la même chose en matière de pédagogie. Quand un enfant rentre dans un lycée Colbert, il doit savoir qui était Colbert et ce qu'était le Code noir.
Mais cela nécessite de la place, du temps, de l'espace, d'expliquer le Code noir, par exemple, et d'expliquer que Jean-Baptiste Colbert, ministre de Louis XIV, est à l'origine de cet édit qui réglemente le statut et la condition des esclaves dans les colonies françaises dès la fin du 17e siècle.
Dans les générations précédentes, on a pris du temps pour expliquer l'histoire : la Révolution française, la Commune, Vichy, la Shoah, l'extermination des Juifs... Quand on veut, on peut. Si c'est la préoccupation première de transmettre une histoire et de faire une mémoire commune. On ne dit pas qu'elle sera unique, les mémoires sont par définition différentes, mais il s'agit d'avoir dans ce pays un regard lucide.
Vous vous rendez compte que nous sommes en 2020, que nous avons décolonisé l'Empire en partie en 1960, et qu'il n'y a toujours pas un musée d'histoire coloniale dans ce pays pour le raconter à nos enfants ! On va attendre combien de temps encore ?
Pascal Blanchardà franceinfo
Vous citiez le nom de Colbert. On pourrait aussi évoquer Jules Ferry, fondateur de l'école républicaine et en même temps promoteur de la supériorité du Blanc sur les autres races ?
Jules Ferry, c'est l'idée coloniale, puisque il a été celui qui a apporté l'idée d'expansion coloniale de la IIIe République dans les années 1885-1886 et qui déclare à l'Assemblée nationale, dans le cadre d'un pas d'un palais de la République, cette phrase incroyable : "Il y a un droit des races supérieures sur les races inférieures". Et si je vous demandais combien il y a de collèges et lycées de France qui portent le nom de Jules Ferry, vous seriez tétanisé.
Je vous rappelle le nombre de rues et d'avenues Maréchal-Pétain débaptisées dans tout le pays à partir de 1944-45. La dernière, c'est en 2013. Il n'y en a plus aucune aujourd'hui en France. Ça prouve bien que la question qu'on est en train de se poser, elle n'est pas neuve. Je vous rappelle, dans les pays de l'Est, quand le Mur est tombé, le nombre de sculptures et de statues de Lénine qui ont été déboulonnées. Cela ne correspond pas simplement à l'histoire coloniale. Pourquoi cela éclate aujourd'hui ? Parce que les gens ont le sentiment qu'il reste ce Panthéon colonial et esclavagiste dans nos villes et qu'en même temps, la mémoire, la Nation, la réflexion n'arrivent pas à porter, ne se fait pas entendre. Il y a une forme de réticence, comme s'il fallait garder ce sujet tabou. Il y a une problématique de fond. Elle existe depuis 60 ans.
Quand on débaptise des rues Maréchal-Pétain juste après la Deuxième Guerre mondiale, il y a aussi l'idée de mettre Vichy entre parenthèse, alors que là, débaptiser des rues, cela voudrait peut-être dire de ne pas reconnaître que c'est la même histoire de France ?
Si je vous avais posé la question : quelle est la plus longue guerre de la France au 20e siècle ? Vous n'auriez pas immédiatement dit : les guerres coloniales qui ont duré vingt ans, parce que vous ne l'avez pas appris comme ça à l'école. Ecrire l'histoire, c'est aussi un rapport complexe avec le pouvoir, avec le politique, avec l'Éducation nationale, avec nos musées. On va être le dernier pays européen à ne pas avoir un musée d'histoire coloniale. Il y en a un à Liverpool, à Bristol, il y en a un aux Pays-Bas, à Amsterdam, il y en a un maintenant à Tervuren, en Belgique, il va y en avoir un en Allemagne l'année prochaine. On va attendre quoi, le 22e siècle pour regarder notre histoire en face? Les enfants de France, quand on leur raconte l'histoire, ils vont avec leurs enseignants dans les musées pour la découvrir. Aujourd'hui, on ne peut pas le faire. Donc, ils vont l'apprendre où l'histoire ? Sur Internet, et pas forcément racontée par les meilleurs.
Si vous voulez continuer à fabriquer des Français ouverts à l'histoire, ouverts à leur identité, ouverts à leur terroir, ouverts à leur passé, et faire de ça de "bons petits Français", vous avez peut être intérêt à commencer à faire de l'histoire. Cacher l'histoire, ça n'a jamais fait de grands citoyens.
Pascal Blanchardà franceinfo
L'artiste Bansky suggère de redresser les statues qui ont été abattues, comme celle d'Edward Colston, à Bristol, mais d'ajouter à ces statues de personages controversés d'autres figures, grandeur nature, de manifestants en train d'essayer de les faire tomber.
Je pense qu'il faut d'abord, pour les statues qui existent, expliquer pourquoi elles sont là. Pourquoi a-t-on commémoré ces gens-là ? A Paris, vous avez une rue Gallieni, une avenue Gallieni et une statue Gallieni. Est-ce que vous savez qui est Gallieni ? Personne ne sait qui c'est. C'est le conquérant français de Madagascar, plus qu'un militaire. Et c'est devenu le modèle de référence des conquêtes coloniales pour arriver à prendre possession d'un territoire. Nous avons une avenue, une rue, une statue, et pourtant, personne ne sait qui c'est ! On a une avenue Bugeaud dans le 16e arrondissement [de Paris]. Thomas Robert Bugeaud a été le massacreur de l'Algérie lors de la conquête de l'Algérie.
Expliquons ces noms, racontons l'histoire, c'est la meilleure preuve de pédagogie qu'on peut faire, en attendant que l'Etat prenne cette décision majeure d'enfin mettre le passé colonial dans un musée pour faire œuvre de pédagogie.
Pascal Blanchardà franceinfo
Quand, pendant la campagne électorale, Emmanuel Macron a posé la question de "crime contre l'humanité" pour qualifier ce qui s'est passé pendant la guerre d'Algérie, on a vu l'écho, immédiatement. Des gens ont dit : on n'est pas là pour faire de la repentance, on n'est pas là pour s'excuser en permanence.
Oui, mais en en même temps, on a vu que ce candidat a gagné l'élection présidentielle, et c'est la phrase dont on se rappellera dans les manuels scolaires dans vingt ans. Il a eu le courage politique de dire, en allant même beaucoup plus loin que la guerre d'Algérie : la colonisation est un crime contre l'humanité. Ça veut dire quoi ? Ça veut dire qu'on est entré dans une nouvelle génération. Le temps des colonies "à la papa" est terminé. Qu'il y ait encore de vieux nostalgiques qui pensent que la France était grande quand les Noirs étaient dans les champs de coton, ça se termine. Vous avez vu ces jeunes à Paris, en Europe, aux Etats-Unis, de toutes origines qui, dans la rue, disent : non le poids du passé ne doit plus continuer à faire que dans le présent ce racisme demeure. C'est fondamental.
C'est aussi un débat d'une génération. Ceux qui nous ont précédés n'ont pas fait ce travail de mémoire et d'histoire. Ça tombe sur nous, on va devoir le faire et certains le font. Quand vous voyez le travail qui a été fait à Nantes par Jean-Marc Ayrault sur l'esclavage, ça prouve que c'est possible. A Bordeaux c'est nouveau, ça démarre parce que Karfa Diallo a fait le travail comme d'autres historiens depuis des années. Souvenez-vous, en 2013, Mme Hidalgo a placé une plaque devant le Jardin d'acclimatation pour rappeler qu'il y avait eu 33 zoos humains dans ce qui est aujourd'hui le lieu de divertissement des enfants de France, le Jardin d'Acclimatation, elle a fait œuvre de mémoire et je pense que c'est ça la voie à prendre.
Il faut raconter l'histoire. Des fois, c'est compliqué, ça peut être douloureux. Mais c'est comme dans une famille, quand il y a un secret, qu'il commence à être enterré et que personne ne l'aborde jamais, vous pouvez être sûr que pour les enfants et les petits-enfants, ce poids devient traumatique.
Pascal Blanchardà franceinfo
Il va être temps de regarder ensemble ce traumatisme. Et le meilleur endroit pour les voir, déjà, c'est de se retourner dans nos rues, dans nos quartiers, découvrir des plaques. Il faut expliquer.
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