Interview "La souveraineté industrielle est hyper importante aujourd'hui" : au concept-store La Chambre, Sophie Engster défend des marques durables et pointues fabriquées en France

À Paris, le concept-store La Chambre s’inscrit dans l’air du temps, une destination pour découvrir les pièces des marques françaises émergentes, éco responsables et exclusives. Interview et explications.
Article rédigé par Corinne Jeammet
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 12min
Sophie Engster, fondatrice et directrice artistique du concept store La Chambre situé au 5, rue Rouget de l’Isle à Paris, en mars 2024 (CORINNE JEAMMET)

Avec son associé Franck Le Franc, Sophie Engster a constitué un éco système vertueux avec, dans un premier temps, la création de la manufacture de souliers Chamberlan dans le Périgord, puis, dans un second temps, l'ouverture d'un concept-store qui les accueille ainsi que la nouvelle génération de marques féminines durables et pointues.

On y retrouve le tailoring de Pallas, le made in France de Cléo, le prêt-à-couture The Ethiquette, les pièces vintage Bygone Days, les bijoux porte-bonheur Hypso, les sacs Thalie, la fausse fourrure La Seine & Moi ou encore Andiata... La Chambre propose aussi un espace de location de vêtements et d’accessoires avec l’enseigne Prête ainsi que quelques cosmétiques et de la petite épicerie.

Rencontre avec Sophie Engster, une passionnée dont le credo est la défense du fabriqué en France et de ses savoir-faire. La créatrice prône l'ultra slow fashion, bien loin de la fast fashion au cœur des débats aujourd'hui.

Franceinfo culture : pourquoi avez-vous créé votre marque de souliers Chamberlan ? 
Sophie Engster : J’ai rencontré Franck [Le Franc] à la fête de la crèche de nos enfants en 2014. Il travaillait alors dans la finance et moi au marketing dans les cosmétiques chez LVMH. En me voyant avec mes souliers aux talons improbables, il m'a demandé pourquoi les femmes avaient encore mal aux pieds alors qu'on est capable de tout personnaliser mais pas de faire des chaussures confortables. En discutant, on s'est dit que serait génial d'inventer une application smartphone qui prendrait la mesure des pieds puis de créer une société qui ferait des chaussures sur mesure confortables et personnalisables à la demande. Tout l'été, j'ai repensé à cette idée et en septembre nous nous sommes donnés quatre mois pour monter un business plan, étudier le marché et voir si on était capable de travailler ensemble !

Vous avez créé une usine à Saint-Martial-de-Valette dans le Périgord vert. Si, aujourd'hui, le made in France a la cote, en 2016 ce n'était pas le cas ? Quelles difficultés avez-vous rencontrées ? 

J'ai appelé tous les fabricants de chaussures en France, sans succès. Franck m'a dit : on va fabriquer notre atelier. En parallèle, il fallait développer l'application smartphone. On a travaillé avec un grand centre de recherches français qui avait un programme start-up : ils nous ont accompagnés en financement et en formation. Mais l'erreur de notre business plan a été de ne pas avoir identifié qu'il n'y a plus aucun savoir-faire en France et que plus personne n'est formé depuis plus de 20 ans. On est allé à Roman sur Isère, à Cholet puis on a atterri à Saint-Martial-de-Valette en Dordogne où l'on a trouvé un accueil bienveillant : le maire a fait un effort sur le prix du local pour nous aider.

Le problème a été de recruter les savoir-faire, la main-d’œuvre. Pendant un an, on a galèré mais on a eu la chance de rencontrer le maître bottier de Louboutin. J'ai expliqué à Fred Rolland que c'est grâce à lui que je m'étais lancée dans la chaussure après avoir vu sa vidéo Un métier d'art pour moi. Je lui ai parlé de notre projet et de nos problèmes et comme il venait de partir de chez Louboutin, il a accepté de venir à l'atelier. Pendant trois ans, il nous a accompagnés en formation en venant plusieurs jours par mois. C'est grâce à lui que nous avons ce niveau de qualité. 

Vous dites que soutenir la fabrication française est un acte citoyen pour perpétuer les savoir-faire avant qu’ils ne disparaissent.

Oui en effet. Nous n'avions aucune idée dans quoi on mettait les pieds ! Si on l'avait su, on ne l'aurait pas fait. On s'est battu et on se bat encore tous les jours. Le problème, c'est qu'il n'y a plus de formateur ni de centre de formation mais nous avons réussi à industrialiser le savoir-faire bottier : il faut des gens en interne pour transmettre et ceux qui nous aident ont 70/75 ans ! Quand l'Etat ne forme pas, c’est un coût énorme pour les entreprises surtout des petites entreprises comme nous. Notre pays est riche d’un savoir-faire ancestral dans la chaussure qui est aujourd’hui en voie de disparition. Nous avons une filière en danger, désertée depuis trop longtemps par les acteurs de la formation.

Il faut savoir que le dernier fabricant de formes a fermé en 2017, désormais il faut aller les chercher en Espagne, en Italie. Le dernier fabricant de talons a fermé également il n'y a pas longtemps et il ne reste qu'un fabricant de semelles en France. Il faut tout réinventer même pour la maintenance des machines car on n'a plus personne pour les réparer. On est presque trop tard, il est encore temps mais il ne reste plus beaucoup de temps. La souveraineté industrielle est hyper importante aujourd'hui. 

Chamberlan, c'est le premier maillon de la réindustrialisation de la chaussure en France et la seule fabrique sur mesure à posséder son atelier de fabrication de 1 000 m2 avec 200 machines et 10 artisans qui maîtrisent un savoir-faire oublié pour produire 3 000 paires de chaussures/an pour sa propre marque et en sous-traitance. Nos produits sont chers car on a pris le meilleur de l'industrie et le meilleur de l'artisanat.

Vous dites en ne produisant que ce que souhaitent nos clientes, nous évitons une surproduction insensée, dévorante en capital et en ressources.  
À la croisée des chemins entre l’artisanat et l’innovation la maison Chamberlan incarne l’entreprise artisanale de demain en combinant le savoir-faire de nos artisans aux dernières technologies. Une paire - escarpin, ballerine, botte, sandale - est produite en taille standard ou aux mesures des pieds, grâce à notre application smartphone. Chaque modèle est personnalisable en sélectionnant les matières, les coloris, les talons (fins, carrés...) leur hauteur et les accessoires. On a changé plusieurs fois de business model et aujourd'hui la majorité des ventes sont du personnalisable : on a tellement travaillé le confort du chaussant que les clientes qui venaient pour le sur-mesure disent, souvent, qu’elles n'en ont plus besoin. Ici, c'est une boutique d'essayage puisqu'on fabrique à la commande ; c'est vraiment l'ultra slow fashion. 

Nous nous fournissons en circuit court, auprès de tanneries françaises, italiennes et espagnoles, réputées pour la beauté, la finesse et la souplesse de leurs cuirs. Nous privilégions aussi l’upcycling, en sourçant des peausseries issues des stocks dormants des maisons de luxe françaises. On collecte les chutes qui ne sont pas jetées : on en donne à des petits artisans maroquiniers qui savent les réutiliser mais aussi à des écoles et on en garde pour faire des compositions dans les vitrines.  

Sophie Engster, la fondatrice de la marque Chamberlan, dans son usine située dans le Périgord Vert (DR)

Vous êtes lauréate de nombreux prix dont le BaByBrand Fashion 2024  
J'ai fait beaucoup de concours car nous n'avions pas de budget pour communiquer et comme on a eu la chance d'en remporter beaucoup, cela a fait connaître la marque. J'ai gagné le trophée des PME, cela a permis une super visibilité. En 2017, la marque représentait le savoir-faire bottier au salon Révélations au Grand Palais. En 2020, elle était présente à l'exposition du Fabriqué en France à l’Elysée. En 2021, elle a été sélectionnée par l’Institut National des Métiers d’Art pour représenter les souliers féminins à l’exposition Matières à l’OEuvre, Matière à penser, Manière de faire.

Au départ, vous avez opté pour le modèle Digital Native Vertical Brand 

Nous avons créé la maison en 2015, l'atelier en 2016, puis lancé commercialement la marque en 2017. Au début, on avait un modèle DNVB (Digital Native Vertical Brand) donc pas besoin de point de vente physique avec l'application pour prendre ses mesures et la personnalisation en ligne. Mais les gens voulaient voir cette nouvelle marque, les matières, la qualité : on les recevait dans un tout petit bureau avant d'ouvrir ici fin 2019, la boutique qui ne distribuait alors que la marque Chamberlan.

Et la Covid est arrivé et on a fermé. Pendant le confinement comme il y avait beaucoup de demande sur les masques, on est retourné à l'atelier et on a contribué à l'effort collectif de fin mars à début juin 2020. On faisait 5 000 masques par jour : cela a sauvé Chamberlan, a permis à des entreprises de Dordogne de rouvrir car elles ne pouvaient pas tant qu'elles n'avaient pas de masques, et donné du travail à des gens qui en avaient vraiment besoin. Il y avait une énergie dingue. C’est là que l'on se rend compte que la commande publique est partie ailleurs et que l'on ne soutient pas nos savoir-faire. C'est insensé !

Après la Covid, il n'y avait plus de mariage, plus de soirée, plus personne ne mettait nos chaussures, donc on a fait de la sous-traitance pour d'autres marques pour survivre et on a décidé d'intégrer d'autres marques au fur et à mesure dans la boutique.

Vous avez-vous ouvert ce concept-store écoresponsable en 2023  

On se disait si on trouve des marques qui partagent nos valeurs, cela drainera plus de trafic, permettra à des marques qui n'ont pas la chance d'avoir un lieu d'être distribuées. Au mois de juin 2020, on a changé le nom de la boutique car il y avait, outre Chamberlan, 20 autres marques. On a appelé le concept store La Chambre en référence au Chamberlan, des artisans qui fabriquaient des chaussures à la main en chambrée. L'objectif : distribuer des marques qui fabriquent essentiellement en France, toutes éco responsables, mais aussi de la seconde main et un service de location de robes de soirées.

Elena Feit, fondatrice de The Ethiquette, vous assiste à la directrice artistique du concept-store

Elle m'accompagne dans la sélection : elle source les jeunes marques, se rend sur les salons, choisit les produits, s'occupe des achats. Elle a cet œil avisé.

On a une vingtaine de marques. On cherche celles qui ne sont pas distribuées partout, qui sont durables, souvent en petites séries et ce sont souvent de jeunes marques. C'est un peu une sélection de petites pépites que l'on ne voit pas partout avec un vrai accent sur le côté fashion coloré, joyeux qui apporte quelque chose de différent.

Celles qui marchent bien restent toute l'année, d'autres plus saisonnières sont là trois à quatre mois, tandis que certaines viennent le temps d'un pop-up d'une dizaine de jours. Cela crée l'événement d'avoir toujours des nouveautés, des choses à découvrir en permanence dans le concept store.

Un présentoir de bijoux dans le concept-store La Chambre situé au 5, rue Rouget de Lisle à Paris en mars 2024 (CORINNE JEAMMET)

Pendant la Fashion Week féminine automne-hiver 2024-25, La Chambre a invité la joaillerie Begüm Khan et les maillots de bain Baobab à exposer leur travail le temps d'un pop-up store.

Oui, il y a plus souvent des pop-up pendant la Fashion Week, qui durent entre quatre et quinze jours. Le prochain, prévu fin mars, proposera les bijoux de Jowita Doroszko. Toujours avec l'idée d'aider de jeunes marques à se lancer : c'est tellement difficile aujourd'hui d'être distribuées, les conditions des grands magasins sont horribles. Ici on essaye d'offrir un espace différent qui soutient la jeune création française.

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