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"Mike", d'Emmanuel Guibert : le premier livre "sans images" d'un maître de la bande dessinée

À travers le récit des derniers jours qu'il partage avec son ami Mike, architecte américain et dessinateur, Emmanuel Guibert livre une réflexion profonde sur l'amitié et la mort, qu'il fait se rejoindre dans le dessin.

Article rédigé par Laurence Houot
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8min
L'auteur de bande dessinée Emmanuel Guibert, 30 janvier 2020 (JOEL SAGET / AFP)

Emmanuel Guibert, maître de la bande dessinée contemporaine et Grand Prix du festival international de la bande dessinée d'Angoulême 2020, signe son premier récit "sans images". Un texte consacré aux derniers jours de son ami américain architecte, qu'il a partagés avec lui, à sa demande, autour de leur passion commune : le dessin d'observation. Mike est paru aux éditions Gallimard le 7 janvier 2021 dans la collection Sygne, qui se consacre à des auteurs issus d'autres disciplines.

L'histoire : Emmanuel a rencontré Mike (Michael James Plautz) et sa femme Gloria à Paris. Mike et Gloria se connaissent depuis toujours, nés et grandis dans "la même communauté d'origine slovène d'un patelin du Wisconsin". Gloria est enseignante à la retraite, Mike architecte, et le couple a partagé sa vie entre Minneapolis, dans le Minnesota et Santa Fe, au Nouveau Mexique, quand ils n'étaient pas en voyage un peu partout dans le monde. Lors de leur première rencontre, pas loin du jardin du Luxembourg à Paris, Emmanuel Guibert et Mike échangent leurs carnets de croquis en cours. "Autant de bâtiments dans le sien que de visages dans le mien." Les deux artistes pratiquent le dessin d'observation, une passion commune qui tisse immédiatement un lien fort entre eux. Ils se revoient plusieurs fois à Paris, quand Mike y est de passage.

Puis ils travaillent ensemble à distance sur un livre de Mike consacré au dessin. L'architecte insiste pour qu'Emmanuel Guibert vienne faire avec lui de la lithographie dans son atelier de Santa Fe. De reports en rendez-vous manqués, cette idée traîne jusqu'au jour où Mike annonce souffrir d'un cancer du foie. Quand la maladie prend le dessus, Emmanuel Guibert propose de venir à Minneapolis. "Ma table est assez grande pour qu'on dessine à deux", lui répond Mike. Ce sont les derniers jours de l'année, et de la vie de Mike. Alors Emmanuel Guibert s'envole pour partager avec lui cet ultime temps de la vie, autour du dessin.

"Un livre sur le dessin"

Le récit d'Emmanuel Guibert, le premier sans images, en est pourtant imprégné de la première à la dernière page. "En application de la loi qui veut qu'on parle surtout de ce qui nous démange et qu'on ne fait pas, c'est un livre sur le dessin", prévient-il en préambule de Mike. L'auteur de bande dessinée, sans qu'il sache vraiment pourquoi, s'est arrêté de dessiner. "C'est venu graduellement", dit-il. "Des jours, des semaines, des mois ont passé sans un seul dessin et j'ai laissé courir la diète. Elle coïncide avec ma rédaction de ce livre."

Mike est une double déclaration d'amour. La première à l'amitié, l'autre au dessin, cette pratique ayant "fait ses preuves depuis au moins vingt-cinq mille ans", aime à rappeler Mike. En partant accompagner son ami dans ses derniers pas vers la mort, Emmanuel Guibert interroge son rapport au dessin d'observation, qui pour lui, comme pour son ami Mike, est bien autre chose qu'un passe-temps, ou une manie, mais l'expression d'un certain rapport au monde. 

"Dessiner n'est pas tant accumuler des carnets sur une étagère que s'incorporer le monde et en être toujours occupé."  

Emmanuel Guibert

dans "Mike"

Emmanuel Guibert remonte à "l'enfance du dessin", au premier geste, celui de "l'homme aurignacien, celui qui a orné la grotte de Chauvet". La fin de Mike lui fait toucher du doigt le dernier. "Un jour, l'amorce du premier rejoindra la chute du dernier dans une continuité que seule notre disparition comme espèce interrompra. Entre les deux, toute notre trajectoire se dévidera sans interruption, en autant de pointillés qu'il y aura eu de dessinateurs. Nulle activité humaine n'aura produit un aussi long ruban sans se transformer d'un iota." Et la technologie n'y changera rien. Il se fiche pas mal que le robot dessine mieux que lui ("grand bien lui fasse").

Le dessinateur d'aujourd'hui, comme le dessinateur des cavernes, "ne dessine pas pour obtenir des dessins".

"Une amitié en dessin"

En dessinant les autres, il accomplit symboliquement sa "vocation en ce bas monde", qui est d'être "penché sur quelqu'un qui a besoin" de lui. "L'autre", c'est justement l'autre obsession d'Emmanuel Guibert, et notamment l'ami, qu'il a déjà racontée dans ses albums consacrés à son ami Alan, sur qui il revient aussi ici, et qu'il a également accompagné en fin de vie. 

Comme une douce conversation à laquelle on aurait été invité, ce livre avance une réflexion très profonde sur la pratique du dessin, ici quasiment hissée au rang de mystique dans l'accomplissement d'une discipline quotidienne, répétée, humble, dans une tension constante pour en faire un geste chargé de sens, une pulsion de vie.

Ces questions surgissent de manière d'autant plus aiguë quand la vie s'en va. Mike est un texte qui interroge la mort empiriquement, à la pointe du crayon caressant le papier pour trouver la courbe exacte, la trajectoire juste. Au seuil de la mort de l'un, les deux dessinateurs esquissent ensemble un dernier croquis. "Dessiner, c'est s'occuper des gens", répète comme un mantra Emmanuel Guibert. "Qui est en danger immédiat, ici?", interroge-t-il. "Mike. C'est vers Mike que je tourne mon dessin. Je ne sauve personne mais j'atteste au moins qu'un instant est vécu. Que Mike est ici. Ou, pour conjurer ce temps invraisemblable qu'est le futur antérieur, que Mike aura été ici."

Il faut bien ça pour contenir l'effet démesuré de la mort d'un proche. "C'est l'univers qui disparaît, à chaque fois", et supporter l'écrasement que provoque cet "évanouissement du bagage singulier de chacun. Tout ce qui se perd avec ce bagage, tout ce qui ne pourra plus jamais s'y adjoindre."  

Les amis d'abord  

Cette première incursion d'Emmanuel Guibert dans la littérature "sans image" fait mouche. Mike est un recueil de curiosités, alliant légèreté et profondeur, interrogeant les grandes questions auxquelles chacun d'entre nous, tôt ou tard se frotte.

Il éclaire aussi de manière singulière, et souvent inédite, le dessin, son texte nourri de l'altruisme qui le caractérise, et que l'on retrouve dans l'exposition "Emmanuel Guibert, en bonne compagnie", qui lui est consacrée au festival d'Angoulême 2021, dans laquelle il a décidé de mettre en avant ses amis artistes. 

Le petit espace qu'il a concédé à son propre travail dans l'exposition est justement une sélection de ces milliers de dessins qu'il a composés au fil du temps, et dont il parle dans ce livre. Deux bonheurs à combiner donc.

Couverture de "Mike", d'Emmanuel Guibert, 2021 (GALLIMARD)

- "Mike", d'Emmanuel Guibert (Sygne / Gallimard, 272 pages, 20 €)

- A lire aussi : Catalogue Emmanuel Guibert, en bonne compagnie, Conversations avec Jacques Samson, Emmanuel Guibert
(Les Impressions Nouvelles - 160 pages – 35 euros)

- A voir dès que les musées rouvriront, l'exposition "Emmanuel Guibert, en bonne compagnie" au Musée d'Angoulême

Extrait :

"La mort est devenue tellement déplacée dans notre paysage qu'il paraît sain de l'éviter toute sa vie, sous couvert d'en être obsédé et d'en regarder jour et nuit des images sur papier ou écran. Pourtant, aussi fin stratège qu'on soit, difficile de ne pas se faire coincer. Tôt ou tard, on se retrouve penché sur un cadavre, à contempler l'angle étrange que font sa bouche et son nez, les cils murés au ciment, l'immobilité du corps devenu chose. On fait connaissance avec une catégorie de gens qu'on ne connaissait pas. Quand on n'est pas dévasté par le chagrin (et même quand on l'est), on se sent menacé par des sentiments dont aucun n'est agréable : l'effroi, la curiosité morbide, l'indifférence. Si on ne sait pas les affronter, on les envoie dans notre cave où ils prolifèrent comme des pommes de terre germées.
C'est là qu'il n'est pas mauvais d'avoir un crayon, une caméra, un harmonica ou seulement sa propre langue pour exprimer un tant soit peu ces émotions qui macèrent. Une cave dont on ne fait pas une raffinerie est un foyer d'infection. Il faut distiller la pomme de terre. Une goutte de vodka tirée de nos vieux cageots, même éventée, c'est toujours mieux que rien. Je n'ose pas imaginer la quantité de malheur que je traînerais si je n'avais pas de crayon pour écrire et dessiner." ("Mike", page 52)

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