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Le dernier roman d'Elena Ferrante "La vie mensongère des adultes" nous plonge dans la tête d'une adolescente

Le huitième roman de la mystérieuse romancière est un beau portrait de femme en construction, taillé dans la lumière contrastée de Naples.

Article rédigé par Laurence Houot
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 9min
Couverture de La vie mensongère des adultes, Elena Ferrante, juin 2020 (GALLIMARD)

Toujours bien caché(e) derrière son pseudonyme, l'auteur(trice) de la tétralogie phénomène L'amie prodigieuse, traduite dans 40 langues, vendue à 15 millions d'exemplaires (4 millions en France) et adaptée en série, signe un nouveau roman, La vie mensongère des adultes (Gallimard), dans les librairies depuis le 9 juin. Un roman d'initiation qui se déploie dans la puissance des territoires, des mots, des corps, et même de certains objets… 

L'histoire : l'histoire commence avec un triangle familial en apparence idéal. Giovanna, jeune fille de 12 ans, vit dans le quartier de Rione Alto sur les hauteurs de Naples entre son père, Andrea, professeur d’histoire et de philosophie "dans le plus prestigieux lycée de Naples", et sa mère, professeure de latin grec et correctrice de romans à l'eau de rose. "Mon père me paraissait un homme extraordinaire, ma mère une femme très gentille, et tous deux étaient pour moi les seules figures nettes dans un monde par ailleurs confus". Jusqu'à ses douze ans, Giovanna grandit dans une atmosphère douillette, au milieu des livres qui occupent une place importante dans la maison, couvée par l'amour protecteur et bienveillant de ses parents. Ada et Angela, les filles d'un couple d'amis proches de ses parents, sont pour Giovanna comme des sœurs. Quand la nuit vient, elles se racontent des histoires et jouent avec leurs corps. 

"Laideur et propension au mal"

"Giovanna est laide (…) Ça n’a rien à voir avec l’adolescence : elle est en train de prendre les traits de Vittoria." Ces deux petites phrases "prononcées à mi-voix" par son père, des mots qu'elle n'aurait pas dû entendre, bouleversent la jeune fille, et donnent un coup de ciseaux dans la belle harmonie d'un tableau sans défauts.  "C’est ainsi qu’à douze ans j’appris par la voix de mon père, étouffée pour rester basse, que j’étais en train de devenir comme sa sœur, une femme qui – d’aussi loin que je me souvienne, c’était ce que j’avais toujours entendu dire – alliait à la perfection laideur et propension au mal." Dès lors, Giovanna cherche à savoir qui est cette fameuse Zia Vittoria, dont le visage est couvert d'un trait de feutre noir sur les photos de famille. A travers cette quête, elle découvre alors un autre monde, celui des origines de son père, les quartiers pauvres de Naples, où l'on parle le dialecte et où les manières sont dépouillées du vernis de la bourgeoisie dans laquelle a grandi la jeune fille. Incitée par sa tante à observer ses parents d'un peu plus près, Giovanna entrevoit alors une nouvelle facette à la réalité, où dominent les mensonges et l'hypocrisie.  

C'est dans ce contexte que la jeune fille sort de l'enfance, et, naviguant d'un monde à l'autre, tente de frayer son propre chemin vers l'âge adulte. Elle croise sur sa route des voyous, des gentils garçons, et tombe amoureuse du beau Roberto (qui a tout des héros des romans à l'eau de rose que corrige sa mère). Elle rencontre aussi des femmes enragées, et des femmes soumises, qui tentent de de la mettre en garde, ou de lui indiquer la bonne manière d'être une femme. La jeune fille n'en suivra aucune, préférant chercher en elle-même les clés de son émancipation. La romancière glisse aussi dans son récit un personnage inattendu : un bracelet. Chargé de pouvoirs plus ou moins maléfiques, cet objet passe d'un poignet à l'autre, charriant les secrets de familles, les amours contrariées, les retournements de situation, tissant entre les femmes qui le portent un lien, malgré les querelles et les trahisons.

La langue et le territoire

Comme l'adolescence, le sujet de ce nouveau roman d'Elena Ferrante, La vie mensongère des adultes, est construit sur des contrastes et des oppositions : l'amour spirituel et l'amour physique, la vérité et le mensonge, le bien et le mal, l'ombre et la lumière, le haut et le bas… Ici, comme dans les précédents livres d'Elena Ferrante, la ville de Naples dessine une géographie sociale. "L’espace où résidait la famille de mon père était indéfini et sans nom. Je n’avais qu’une seule et unique certitude : pour aller chez eux, il fallait descendre, descendre encore et encore, toujours plus loin, jusqu’au bout du bout de Naples, et ce trajet était tellement long qu’il me semblait, en de telles circonstances, que les parents de mon père et nous habitions deux villes différentes."

La langue aussi, marque ici le territoire. Il y a ceux qui parlent Italien (les éduqués, les professeurs) et ceux qui parlent le dialecte (ceux d'en bas, le mauvais côté de la famille parlent la langue vulgaire). Le dialecte napolitain est parfois employé par les premiers, mais seulement  pour les insultes, ou les obscénités; tandis qu'il est resté la langue principale des seconds. Une langue qui marque la frontière entre les mondes. Territoire interdit, il est exploré par les enfants avec jubilation. "Depuis l’enfance, la seule chose qui nous intéressait dans leurs discours, c’étaient les insultes en dialecte dont Mariano accablait des célébrités de l’époque. La raison de notre intérêt, c’était qu’on nous interdisait à toutes trois – et surtout à moi – non seulement de dire des gros mots, mais aussi, plus généralement, de prononcer en napolitain ne serait-ce qu’une syllabe. Interdiction vaine. Nos parents, qui ne nous interdisaient pratiquement jamais rien, quand ils le faisaient, restaient très indulgents. Ainsi répétions-nous à voix basse entre nous, par jeu, les noms et prénoms des ennemis de Mariano, en les accompagnant des épithètes obscènes que nous avions entendues. Mais tandis qu’Angela et Ida trouvaient simplement ce vocabulaire amusant, je n’arrivais pas à le détacher d’une impression de malignité."

L'ombre et la lumière

La vie mensongère des adultes est un roman sur la puissance des mots, qui peuvent nous emporter vers des territoires inconnus ou interdits, des mots qui sont parfois de redoutables outils de séduction ou de manipulation, mais qui peuvent aussi être des vecteurs puissants d'émancipation ("Je reconnus que la passion pour la lecture n’était pas innée chez moi, mais qu’elle m’avait été inculquée par mon père : c’est lui qui m’avait convaincue, quand j’étais petite, de l’importance des livres, et de l’immense valeur des activités intellectuelles"). Pour la jeune héroïne, les mots jouent un rôle déterminant, jusqu'à changer le cours de sa vie, au point qu'elle sent le besoin d'échapper à leur pouvoir. "Je suis fatiguée d’être exposée aux mots des autres. J’ai besoin de savoir ce que je suis vraiment et quelle personne je peux devenir."

Le huitième roman d'Elena Ferrrante offre une réflexion singulière sur la psychologie de l'adolescence et le passage à l'âge adulte dans la peau d'une fille : comment se construit la personnalité, comment se forge l'image de soi dans cette période de transition, sous le regard des hommes (en premier celui du père), et sous le poids des injonctions d'une société codifiée, dominée par les marqueurs sociaux ? Ce nouveau roman de l'auteure de Frantumaglia. L'écriture et ma vie est déployé d'une écriture directe, sans fioritures (presque trop), à la première personne. Un point de vue interne qui plonge le lecteur dans les états d'âmes de l'adolescente, manière judicieuse d'exprimer la solitude et l'enfermement de cette période de la vie. A travers une belle galerie de portraits de femmes et d'hommes, l'auteur(e) inscrit ce récit intime dans les entrelacs d'une histoire familiale aux relations passionnées et venimeuses, et plus largement dans la terre napolitaine, fortement marquée par les rapports de classe. Le roman décortique la difficulté de s'arracher à ses origines, les conséquences et les sentiments ambigus qui en découlent. 

La vie mensongère des adultes, sorti début novembre en italien, doit être traduit en 25 langues d'ici septembre, et sera adapté en série télévisée, a déjà annoncé le 12 mai dernier la plate-forme Netflix.

Couverture de La vie mensongère des adultes, Elena Ferrante, juin 2020 (GALLIMARD)

La vie mensongère des adultes, Elena Ferrante, traduit de l'italien par Elsa Damien (Gallimard – 403 pages – 22 €)  

Extrait

"Quel que soit l’angle sous lequel on examinait ce bracelet, quelle que soit l’histoire dans laquelle on l’insérait – un conte, un récit intéressant ou banal –, il ne mettait en évidence qu’une seule chose : notre corps, secoué par les convulsions de la vie qui le consument, nous pousse à faire des choses stupides qui ne devraient pas avoir lieu."

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