Exposition Serge Gainsbourg à la BPI de Beaubourg : le processus créatif d'un "obsessionnel de la musicalité des mots"
La Bibliothèque publique d’information (BPI) du Centre Pompidou à Paris, en collaboration avec la maison Gainsbourg, présente jusqu’au 8 mai l'exposition Serge Gainsbourg, le mot exact, qui dévoile à travers ses manuscrits, tapuscrits et objets personnels le processus d'écriture de cet amoureux des mots et de la littérature, sa grande inspiratrice. Une exposition passionnante, en attendant l'ouverture "courant 2023" du musée dans sa maison de la rue de Verneuil.
La bibliothèque de Gainsbourg
On entre dans l'exposition par les livres, ceux de Serge Gainsbourg. Un échantillon de la bibliothèque de sa maison rue de Verneuil à Paris, est exposé dans un clair-obscur intimiste. Rimbaud, Chester Himes, Sade, Proust, Oscar Wilde, Benjamin Constant… Poésie, romans, théâtre, biographies, polars… Une bibliothèque disparate et hétéroclite, dont l'exposition retient surtout les œuvres du 19e siècle, qui ont profondément inspiré le chanteur. "La littérature est l'une des principales inspirations de Serge Gainsbourg, et en regardant de près sa bibliothèque, on se rend compte que la littérature du 19e siècle a une place de choix", note Caroline Raynaud, commissaire de l'exposition.
La BPI s'intéresse à "toutes les formes écrites" rappelle la commissaire, de la littérature à la BD, comme avec les expos consacrées à Claire Bretécher, Riad Sattouf ou encore Catherine Meurisse. Avec cette nouvelle exposition, l'institution se penche cette fois sur les mots des chansons, en exposant manuscrits et tapuscrits de Gainsbourg. "L'idée était de donner à voir ce corpus de textes, de s'immerger dans sa bibliothèque et d'en tirer les fils afin d'entrer dans son processus d'écriture", explique la commissaire.
Le double littéraire, "la figure du dandy", inspirée par la littérature du 19e
Premier fil tiré par l'exposition, la figure du "double médiatique" de Serge Gainsbourg. "Cette figure de dandy, double médiatique de Serge Gainsbourg, s'inspire de la tradition des doubles littéraires du 19e siècle, comme dans Le Horla de Guy de Maupassant ou Le portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde", explique Caroline Raynaud.
"C'est venu tout de suite, dès le début de sa carrière. Il change son nom, et façonne cette figure de dandy que l'on retrouve dans les médias dès le milieu des années 60. Puis on verra naître un peu plus tard la figure de Gainsbarre", explique la commissaire. "La chanson Docteur Jekyll & Monsieur Hyde, dès 1968, sonne déjà comme une profession de foi de cette figure du double que va cultiver le chanteur jusqu'à la fin", rappelle Sébastien Merlet, co-commissaire de l'exposition et auteur de Gainsbook (Ed. Seghers, 2019).
Dans cette deuxième salle de l'exposition, toujours dans l'ombre, le visiteur peut ainsi découvrir les accessoires du personnage de dandy de Gainsbourg, ses ballerines blanches, des petites cuillères ciselées offertes à Jane Birkin, ses cannes, ses parfums, ses gants, ou encore des cartes de fidélité de restaurants, de boîtes de nuit et boutiques de luxe qu'il conservait, mais aussi des Unes ou articles de journaux qui témoignent de la construction de ce personnage médiatique.
Deux albums, Mélodie Nelson et L'homme à la tête de chou, emblématiques, de ce double y sont également décryptées. "Dans ces albums il donne à entendre ce 'je", du conteur, du 'canteur' dit-on plutôt en chanson, et en écrivant Mélodie Nelson pour Jane Birkin, sa compagne dans la vie, il ajoute au trouble autour de ce double 'je'", souligne Caroline Raynaud.
"On peut mesurer ici comment l'œuvre de Gainsbourg est une œuvre totale, dans laquelle il se met lui-même en scène", ajoute la commissaire. Un double "qui a fini par dévorer son créateur", note Caroline Raynaud. Un double qui a aussi permis à ce grand timide de dire des choses qu'il ne pouvait pas dire dans la vraie vie, comme on le verra dans la suite de l'exposition.
Plasticien des mots
De cet espace obscur, le visiteur passe, soudainement ébloui, dans un espace baigné de lumière. Le visiteur entre ici littéralement dans le processus d'écriture de Gainsbourg à travers les manuscrits de ses chansons, des mots alignés, raturés, griffonnés, biffés, répétés… "Gainsbourg était un grand admirateur des surréalistes, comme Picabia", avance Caroline Raynaud, "et comme eux il a beaucoup pratiqué la déstructuration du texte, utilisant des procédés comme le collage, la réutilisation", analyse la commissaire. "Il ne s'en cachait pas, et ce n'était pas du pastiche, mais vraiment du réemploi", poursuit-elle. "On peut noter des liaisons directes entre les poètes ou les écrivains qu'il admirait, comme Picabia ou Nabokov", ajoute Sébastien Merlet, "il pratiquait beaucoup le recyclage", s'amuse-t-il en nous montrant le poème de Nabokov Lolita, ouvertement réinterprété par Gainsbourg dans sa chanson Lola en 1968.
"Gainsbourg avait l'obsession du mot exact", poursuit Caroline Raynaud. "Loin de son image de dilettante, Gainsbourg était un travailleur acharné, un obsessionnel de la musicalité des mots", ajoute la commissaire.
"Ce qui l'intéressait, c'était d'abord l'efficacité, avant la beauté. Il faut se souvenir que Gainsbourg considérait la chanson comme un art mineur, par rapport à la poésie, à la littérature, ou à la peinture", précise Sébastien Merlet. "Donc ce qui l'intéressait, ce n'était pas la poésie pure, qu'il laissait aux poètes, mais la musicalité des mots, la prosodie", poursuit le spécialiste du chanteur.
"Inchantable"
On apprend ainsi que le chanteur commençait presque toujours par le titre. "D'ailleurs, il avait l'habitude de dire que quand le titre était trouvé, la chanson était presque là", affirme Sébastien Merlet. "A partir du titre il déroulait les mots de la chanson, et travaillait surtout à partir des phonèmes, des sonorités des mots", explique Caroline Raynaud.
"Il cherchait des rimes rares, des rimes à partir d'un champ sémantique, il travaillait aussi beaucoup avec les onomatopées, les anglicismes… En fait, il faisait tout ce qu'il pouvait pour adapter la langue française à la musique, aux différents genres musicaux qu'il a utilisés au fil de sa carrière, des percussions, au reggae, en passant par la musique latino", explique Caroline Raynaud.
L'exposition montre ainsi les dessous la fabrication de la chanson Ford Mustang, ses anglicismes et les mots empruntés au vocabulaire technique que l'on retrouve dans la plaquette de présentation de la voiture. "Il jouait sans cesse avec les sonorités des mots", insiste la commissaire.
Gainsbourg "cassait la prosodie pour accentuer les fins de phrases", utilisant ces fameux rejets, comme "Sous aucun prétex/te je ne veux", commente la commissaire. "C'est la raison pour laquelle il en arrivait à ce talk-over. Ses textes étaient tellement écrits, ciselés, la prosodie cassée, qu'ils en devenaient inchantables", explique Caroline Raynaud.
Langage commun
Le chanteur a laissé un corpus de 500 chansons, beaucoup écrites pour ses interprètes. "Les deux tiers de ses chansons ont été écrites pour d'autres que lui et ces chansons étaient créées sur mesure pour ses interprètes", explique Caroline Raynaud. "Des interprètes qui ont aussi été comme des doubles de lui-même, derrière lesquels il pouvait se cacher, à qui il pouvait faire chanter des choses qu'il avait du mal à dire dans la vie", assure la commissaire.
"Les mots de Gainsbourg sont aujourd'hui passés dans le langage commun", conclut la commissaire devant une collection impressionnante de reproductions d'articles reprenant Je t'aime moi non plus de cet artiste kaléidoscopique. Une exposition passionnante, qui dévoile par le truchement des mots et des livres les secrets d'une œuvre complexe et merveilleuse.
"Le mot exact", BPI du Centre Pompidou jusqu'au 8 mai 2023
Entrée gratuite, ouvert les lundis, mercredi, jeudi et vendredi de 12 heures à 22 heures ; les samedis et dimanche de 10 heures à 22 heures ; fermé le mardi.
Programmation associée
Lundi 20 février
19h - Petite salle du Centre Pompidou
Variations sur Gainsbourg
Concert du tromboniste Daniel Zimmermann, avec Pierre Durand à la guitare, Jérôme Regard à la basse et Julien Charlet à la batterie à l’occasion de la sortie de l’album L’homme à tête de chou in Uruguay, variation sur la musique de Serge Gainsbourg.
Lundi 13 mars
19h - Petite salle du Centre Pompidou
Avec Le cabaret de Madame Arthur
Lundi 17 avril
19h - Petite salle du Centre Pompidou
Que reste-t-il de nos Gainsbourg ?
Interpréter Serge Gainsbourg, des années 50 à nos jours
Table ronde avec notamment Chloé Thibaud, autrice d’En relisant Gainsbourg, et Laura Louiss, chanteuse et autrice du concert-spectacle Sois belle et tais-toi.
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