"Sa trajectoire donne de l'espoir aux réalisatrices" : des films à petit budget à la présidence du jury du Festival de Cannes, l'irrésistible ascension de Greta Gerwig

Article rédigé par Benoît Jourdain
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9 min
La cinéaste américaine Greta Gerwig, réalisatrice de "Lady Bird" et "Barbie", sera la présidente du jury du 77e Festival de Cannes. (PAULINE LE NOURS / FRANCEINFO)
La cinéaste américaine préside le jury de la 77e édition du festival. Une consécration pour celle qui s'est d'abord fait connaître comme actrice et scénariste.

"Pour moi, Greta Gerwig possède la créativité et l'ouverture d'esprit d'une génération d'artistes qui bousculent les codes." Le compliment est signé Thierry Frémaux, délégué général du Festival de Cannes, dans un entretien au magazine américain Variety en avril. Le patron de la Croisette a confié le prestigieux rôle de présidente du jury de cette 77e édition, qui a débuté mardi 14 mai, à cette quadragénaire qui porte plusieurs casquettes : réalisatrice, mais aussi scénariste, actrice et productrice. Une femme qui incarne une nouvelle génération à Hollywood et qui a bousculé l'industrie avec le succès mondial de Barbie.

Avec l'adaptation féministe des aventures de la célèbre poupée Mattel, Greta Gerwig est entrée dans un cercle plus que privé, puisqu'elle y siège seule : celui des femmes qui ont réalisé un film ayant cumulé plus d'un milliard de dollars de recettes au box-office mondial. Moins d'un an après son triomphe, la voici donc juge de ses pairs à Cannes, festival dont "elle incarne parfaitement l'esprit (…) à travers sa passion pour le cinéma et son parcours brillant tant dans le paysage art et essai que hollywoodien", assure Thierry Frémaux. 

Une cinéphilie née à New York

Pourtant, le chemin vers le soleil et le tapis rouge cannois était loin d'être tout tracé. Si Greta Gerwig est originaire de Californie, ce n'est pas à Hollywood, mais à Sacramento qu'elle a grandi. Elle a partagé sa jeunesse entre une éducation dans un collège catholique, la distribution de repas pour les sans-abri et de tracts pour soutenir des campagnes électorales locales, et des spectacles donnés dans les petits théâtres de la ville, raconte Le Monde. La ressemblance avec le personnage principal de son film Lady Bird, qui suit les aventures d'une adolescente de Sacramento qui se rêve écrivaine à New York, n'est pas fortuite. "Ecrire Lady Bird était comme une exploration de ce que je ne pouvais pas être quand j'avais cet âge. Elle est tellement directe, elle est tellement courageuse… Elle a des défauts, mais elle est aussi très admirable", détaille la réalisatrice à Allociné.

"[Lady Bird] est venu de moi, mais ce n'est pas moi. C'est celle que j'aurais voulu être."

Greta Gerwig, réalisatrice

à Allociné

Comme le personnage incarné par Saoirse Ronan dans le long métrage, Greta Gerwig quitte la Californie pour la côte est à 19 ans. A New York, elle étudie l'anglais, la philosophie et le théâtre au Barnard College, faculté affiliée à Columbia réservée aux filles, retrace Le Monde. Elle s'y forge sa cinéphilie. Fidèle d'un vidéoclub, le Kim's Club, elle découvre les réalisatrices françaises. "C'était la révélation d'Agnès Varda ou de Claire Denis, je ne voyais pas d'équivalents dans le cinéma mainstream américain", confie-t-elle à Madame Figaro. Elle se lance dans l'écriture. "Il n'y a rien que j'aime plus que [cela], mais il n'y a rien de plus difficile, car, tant que ce n'est pas fini, je dois travailler sur quelque chose qui est mauvais", concède-t-elle dans Le Monde.

Dans les rues de la Grosse Pomme, elle collectionne les petits boulots (serveuse, baby-sitter) et fraye avec de jeunes cinéastes, fauchés comme elle : les frères Safdie, Andrew Bujalski ou encore les frères Duplass. Grâce à ces connexions, elle décroche ses premiers rôles dans Hannah Takes the Stairs (2007) et Baghead (2008). "Ces films s'inscrivent dans la tendance 'mumblecore'", détaille à franceinfo Marianne Kac-Vergne, maîtresse de conférences en civilisation américaine et cinéma à l'université Picardie Jules-Verne. "'Mumble' signifie 'marmonner' : ce sont des films très naturalistes, qui contiennent beaucoup de dialogues, souvent improvisés, avec des acteurs pas toujours professionnels", ajoute-t-elle.

Raconter les "transformations vécues par les jeunes femmes"

Suivent Greenberg de Noah Baumbach (2010) et To Rome With Love (2012) de Woody Allen. Une expérience inoubliable au départ, pour celle qui idolâtrait le réalisateur new-yorkais, comme elle le confiait au magazine Première. Greta Gerwig a toutefois fini par la renier, assurant, en 2018, au New York Times, qu'elle ne travaillerait plus avec Woody Allen après les accusations d'agressions sexuelles portées par la fille du cinéaste, Dylan Farrow. Mais c'est surtout Frances Ha (2012), de Noah Baumbach, qui fait réellement décoller sa carrière d'actrice. Dans ce film, son rôle de danseuse qui voit son rêve de carrière brisé reprend des éléments de sa vie : Greta Gerwig s'est, elle aussi, un temps imaginée sur scène, et sa première idole était Gene Kelly dans Chantons sous la pluie.

Mais Frances Ha lui a aussi apporté son lot d'agacements. La Californienne a coécrit ce long métrage avec le réalisateur Noah Baumbach, qui est aussi son compagnon depuis 2011. Mais on l'a réduite à un rôle de muse du cinéaste. "Je me souviens d'avoir été très frustrée par cela", témoigne la féministe dans le magazine américain Vogue"Je trouve cela injuste qu'elle soit sans cesse ramenée à son compagnon, qui a sans doute pu lui faire bénéficier de ses relations dans l'industrie du cinéma, mais qui n'est pas la source de création de ses films. C'est finalement assez sexiste", juge Sabrina Bouarour, docteure en études cinématographiques à la University of London Institute in Paris et spécialiste des représentations de genre. "Il faut être passionnée, déterminée et persévérante pour réaliser trois longs métrages en six ans." 

"Je pense que j'étais déterminée à faire mes propres films, donc je l'aurais fait de toute façon."

Greta Gerwig, réalisatrice

à "Vogue"

Lady Bird, sorti en 2017, est son premier essai derrière la caméra. "Dès que j'ai senti que j'avais un scénario qui était bien écrit, je me suis dit : 'tu as toujours eu envie de faire ça, je pense que maintenant, c'est le bon moment... Tu as travaillé pendant dix ans sur des films, et tu n'apprendras rien de plus sans le faire toi-même. Tu dois le faire, et tu apprendras plus'", explique-t-elle à la chaîne belge RTBF.

Lady Bird révèle la réalisatrice, mais aussi son "intérêt pour les personnages féminins et [son] envie de décortiquer leurs relations quand les hommes sont absents", confirme Greta Gerwig dans Le Monde. La cinéaste "s'intéresse à la jeunesse et aux transformations vécues par les jeunes femmes", décortique Sabrina Bouarour. Lady Bird et le deuxième long métrage de la cinéaste, Les Filles du Docteur March, sont ainsi "des films de 'coming of age', un genre très présent dans le cinéma américain". "Il s'apparente au roman d'apprentissage français, où on assiste au passage de l'adolescence à l'âge adulte, à travers un certain nombre d'obstacles relationnels et la question de la perte", poursuit la spécialiste.

Le tournant "Barbie"

Lady Bird est nommé cinq fois aux Oscars, notamment pour la meilleure réalisation. Greta Gerwig devient ainsi la première femme à être nommée dans cette catégorie depuis la victoire de Kathryn Bigelow pour Démineurs, en 2010, et la cinquième seulement dans l'histoire de la cérémonie. La Californienne a en revanche été snobée par l'Académie pour son adaptation du roman de Louisa May Alcott, Les Filles du Docteur March, puis pour Barbie en 2024. "Greta Gerwig participe vraiment aux controverses sur les Oscars et l'exclusion des femmes de la catégorie de la meilleure réalisation", remarque Marianne Kac-Vergne.

Mais le succès international des aventures de la célèbre poupée rend désormais l'Américaine "incontournable", selon la maîtresse de conférences. "Sa trajectoire, d'actrice à cinéaste, de la réalisation de films à petit budget à celui du mastodonte hollywoodien, Barbie, donne de l'espoir aux réalisatrices souvent cantonnées à des films à budgets moindres", estime Sabrina Bouarour. Pourtant, au départ, le choix de l'actrice et productrice Margot Robbie de confier la réalisation de Barbie à Greta Gerwig n'avait rien d'évident.

"Margot Robbie aurait pu choisir des cinéastes qui avaient réalisé des films plus commerciaux. Elle voulait peut-être un regard plus distancié, plus alternatif et ironique."

Marianne Kac-Vergne, maîtresse de conférences en civilisation américaine et cinéma

à franceinfo

Greta Gerwig fait dorénavant partie des rares femmes auxquelles on confie des blockbusters. "On peut citer aussi Patty Jenkins avec Wonder Woman, ou Chloé Zhao avec Les Eternels, note Marianne Kac-Vergne. Mais c'est très rare de donner des films à gros budgets à des réalisatrices. J'espère que ça va incarner un tournant à Hollywood."

Un atout féministe pour le Festival de Cannes

La voir endosser le prestigieux costume de présidente du jury du Festival de Cannes n'est une surprise pour personne. "C'est typique du festival de consacrer l'émergence de nouveaux cinéastes une fois qu'ils ont rencontré le succès", pointe Marianne Kac-Vergne. Greta Gerwig est la première réalisatrice américaine à occuper ce poste. Son parcours est "une aubaine pour le Festival de Cannes, car elle réussit à faire le lien entre cinéma indépendant et cinéma hollywoodien, tout en étant ouvertement une grande cinéphile passionnée par la culture française", complète Sabrina Bouarour.

En préambule de l'annonce de la sélection officielle le 11 avril, Iris Knobloch, la présidente du festival, n'a pas dit autre chose. "Elle incarne parfaitement à nos yeux l'âme du festival, ce que nous sommes et ce que nous voulons continuer à être, a-t-elle affirmé. Comme le festival, elle est animée d'un amour profond pour le cinéma et son histoire, elle aime aussi en réinventer les codes, comme nous, elle embrasse tous les genres et s'adresse à tous les publics, promenant son style unique de la scène indépendante jusqu'à Hollywood." Et même si les choses bougent sur la Croisette avec les Palmes d'or attribuées à Julia Ducournau (Titane) en 2021 et Justine Triet (Anatomie d'une chute) en 2023, sa nomination permet aussi au festival de répondre à ses détracteurs.

"Choisir cette cinéaste, c'est un atout de taille à l'heure où le festival a été beaucoup critiqué pour le manque de présence féminine dans les sélections et dans les palmarès."

Sabrina Bouarour, enseignante-chercheuse en études cinématographiques

à franceinfo

Durant dix jours, Greta Gerwig remplira donc une fonction cruciale, avec un palmarès à ébaucher, mais aussi un rôle symbolique. "C'est une consécration pour elle, mais c'est mutuellement bénéfique, car le cinéma français, dont Cannes est la vitrine, a grand besoin de raccrocher les wagons du féminisme", estime Marianne Kac-Vergne.

Cela pourrait bien lui donner l'envie de se transcender encore plus, elle qui confiait à Télérama posséder "un goût de la compétition, qui est une forme d'émulation". "J'adore ce sentiment de jalousie quand je vois un film que je trouve extraordinaire, assurait Greta Gerwig. Cela me pousse à me dire que je peux moi aussi prendre une caméra pour tourner quelque chose de très excitant, et je suis alors prête à tout pour y arriver !" Son prochain défi est d'ailleurs majeur : adapter, pour Netflix, les célèbres romans fantastiques de C.S. Lewis, Les Chroniques de Narnia.

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