Comment la poupée Barbie s'est jouée des stéréotypes sexistes pour devenir un symbole féministe
Elle a été l'une des premières femmes à être astronaute et à se porter candidate à une élection présidentielle, à devenir chirurgienne... Pionnière dans de nombreux domaines, la poupée Barbie a pourtant dû attendre plus de 60 ans pour débuter au cinéma dans un film en prise de vues réelles. Le long-métrage Barbie, réalisé par Greta Gerwig, avec Margot Robbie et Ryan Gosling dans le rôle de Ken, sort mercredi 19 juillet dans les salles françaises.
A la vue de la bande-annonce, qui envoie Barbie se frotter au monde réel, et des CV de la réalisatrice et de l'actrice, également productrice, ce long-métrage promet autre chose qu'une comédie rose bonbon racontant les aventures d'une poupée et de son parfait compagnon. En 2023, après le mouvement #MeToo, qui a secoué la société et l'industrie cinématographique, Barbie, le jouet et le film, ne pouvaient se contenter d'être un objet édulcoré et superficiel.
Ce qu'elle n'est pourtant pas à sa sortie. En mars 1959, Elliot et Ruth Handler, respectivement le fondateur et directeur et la vice-présidente en charge du marketing de la marque Mattel, participent au salon du jouet à New York. Elle vient y présenter une poupée qu'elle a nommée Barbie en hommage à leur fille Barbara. Elle y projette un objet émancipateur pour les jeunes filles.
"L'idée que je me faisais de Barbie était qu'à travers la poupée, la petite fille pouvait devenir qui elle voulait. Barbie a toujours incarné une femme qui a le choix."
Ruth Handler, la créatrice de Barbiedans un communiqué de presse
"La création d'une poupée 'adulte' est un geste profondément féministe, qu'il soit conscient ou non, confirme Sandrine Galand, professeure de littérature à Montréal et autrice de l'essai Le Féminisme pop (éd. du Remue-ménage). Avant, les petites filles étaient encouragées dès la petite enfance à prendre soin de leur poupée. Le jeu reproduisait le cadre auquel on destinait les mères de famille. Pour la toute première fois, on a offert aux jeunes filles un jeu qui leur permettait de se projeter dans un avenir autre." Non mariée, Ken n'étant qu'un compagnon créé deux ans après elle, sans enfant, elle était active et libre. Une image éloignée de celle de la pin-up, qui va bientôt lui coller à la peau.
Plus qu'un physique
Avec son corps parfait idéalisé, sa poitrine généreuse, sa longue chevelure blonde, sa peau blanche, ses talons hauts, la poupée clive car elle véhicule "des clichés sexistes", assure Sabrina Bouarour, docteure en études cinématographiques et spécialiste des représentations de genre. "En tant que jouet représentant une femme adulte, elle en a aussi les attributs physiques qui étaient, et le sont encore, sexualisés et standardisés par la société", abonde Karine Haucolas, qui accompagne la promotion digitale des marques de l'industrie du divertissement. "Il serait faux de penser qu'il y a une volonté de perpétuer des clichés ou une vision restrictive de la féminité. Ruth Handler désire créer un jouet beau, qui permette le rêve et qui répond aux codes de l'époque qui est la sienne", estime Sandrine Galand.
Ce physique de pin-up, décrié, est pourtant "audacieux" pour l'époque, observe Karine Haucolas. Autonome, objet du désir masculin, "la pin-up s'affirme comme individu libre de son corps et de ce qu'elle veut bien montrer, elle se donne le droit à une sexualité assumée et elle en est actrice", détaille la communicante. Consciente toutefois que les mentalités évoluent et pour ne pas laisser la poupée prisonnière de son image, Mattel l'a diversifiée. "Cela représentait surtout un coût de production énorme avant d'être une évidence sociétale", nuance Karine Haucolas.
Barbie devient noire, asiatique, gagne en rondeurs, porte le hijab. "Aujourd'hui, Barbie incarne différentes formes de féminité, avec des corps distincts en fonction de l'ethnicité, avec des couleurs de peau et des cheveux différents", observe Sabrina Bouarour. Les enfants peuvent jouer avec des poupées albinos, handicapées, atteintes de vitiligo. Au total, il existe 175 typologies de Barbie différentes.
"Initialement, ce jouet proposait une nouvelle vision de la femme aux petites filles, il a été précurseur dans l'envie de bousculer les codes que la société veut imposer aux femmes."
Karine Haucolas, experte en communication digitaleà franceinfo
La poupée n'est plus uniquement un fantasme de femme au corps unique et stéréotypé. Le long-métrage débarque après tout ce processus d'évolution. Dans un Hollywood toujours à la recherche d'une nouvelle franchise à adapter. Mais aussi, dans une "pop culture" et un septième art qui se remettent à peine des répliques du séisme #MeToo.
Le show au service de la cause
Un film à 100 millions de dollars, produit par un gros studio (Warner Bros) sur une icône de la société de consommation... Sur le papier, Barbie ne coche pas toutes les cases de l'ode aux femmes. "Un objet pop participe forcément d'une logique capitaliste. Il est né au cœur d'industries culturelles faisant leur chiffre d'affaires grâce aux stéréotypes, particulièrement en ce qui a trait au genre. Il s'agit avant tout de plaire pour vendre. Tout ceci s'oppose fondamentalement aux valeurs et enjeux féministes", théorise Sandrine Galand. Mais ces deux courants contraires vont se rencontrer durant les années 2010.
Les mobilisations sociales féministes investissent les réseaux sociaux, avec en point d'orgue le mouvement #MeToo, et le terme "féministe" apparaît plus régulièrement dans les médias et les produits de l'industrie du divertissement. Chaque nouveau film, chaque nouvelle série avec des personnages féminins forts sont suivis du fameux adjectif. "Il semblerait qu'il soit devenu un hashtag de notre époque", constate la professeure. S'il est célébré dans les médias, ce féminisme est "disqualifié dans certaines sphères, intellectuelle et militante, parce qu'il capitule devant les univers du spectacle", note-t-elle.
"Barbie, ou plutôt la dimension féministe qu'on lui concède aujourd'hui, fait partie de ce 'féminisme pop', pensé en lien avec sa mise en spectacle."
Sandrine Galand, autrice de "Le Féminisme pop"à franceinfo
Consciente des enjeux de l'adaptation, Margot Robbie avait tenu à afficher ses intentions lors d'un entretien avec The Hollywood Reporter : "Avec cette franchise, le nom lui-même, les gens ont immédiatement une idée préconçue : 'Oh, Margot (Robbie) va jouer Barbie, je vois très bien ce que ça va être'. Mais notre but est autre : 'Quoi que vous imaginiez, on va vous donner quelque chose de totalement différent.'" Cette volonté de "bousculer" n'a cessé d'habiter la productrice. Dans le Time, elle raconte que lors de la première réunion avec Ynon Kreiz, le PDG de Mattel, elle lui a assuré que l'héritage de la marque serait honoré, "mais qu'il fallait aussi aborder certains sujets moins consensuels. Parce que si on ne le fait pas, d'autres le feront. Et mieux vaut être partie prenante de cette conversation."
La revanche d'une blonde
Révélée chez Martin Scorsese, pour son rôle dans Le Loup de Wall Street, Margot Robbie chemine depuis entre les rôles féminins "badass" (Harley Quinn dans Suicide Squad, la patineuse Tonya Harding dans Moi, Tonya, ou récemment dans Babylon) et produit, via sa société LuckyChap, des films engagés tels que Promising Young Woman. L'imaginer en Barbie n'est pas très difficile, mais derrière la caméra, la présence de Greta Gerwig peut surprendre. Figure du cinéma indépendant, réalisatrice de Lady Bird et des Filles du docteur March, l'Américaine apporte une sérieuse caution féministe au projet.
"Greta Gerwig s'est déjà emparée de la question de la représentation du féminin, elle a utilisé un roman populaire du XIXe siècle pour poser des questions très actuelles sur la condition féminine."
Sabrina Bouarour, docteure en études cinématographiquesà franceinfo
La réalisatrice a aussi écrit le film avec son compagnon, le cinéaste Noah Baumbach. Un duo réputé pour la justesse et l'intelligence de son regard, qui devra ménager la nostalgie de ces enfants devenus adultes qui se déplaceront en salles tout en leur apportant le regard critique face à une féminité gratuitement exacerbée. "Il n'y aurait pas eu meilleure réalisatrice que Greta Gerwig, Elle a déjà les automatismes pour requestionner la société. Elle a conscience de ce que peut représenter un film comme celui-là à notre époque", résume Karine Haucolas.
Le tout en assumant une autodérision, une arme qui lui permet "une forme d'irrévérence", assure Sandrine Galand. "Le second degré, ça colle à Barbie aujourd'hui. C'est du divertissement, ça ne se prend pas au sérieux. L'univers Barbie nous permet d'être dans l'humour et dans l'imaginaire", soutient Karine Haucolas. Les clins d'œil aux talons hauts, la référence à 2001, L'Odyssée de l'espace ont d'ailleurs fait mouche.
"En jouant de son image, Barbie peut dessiner un nouvel horizon quant aux représentations du corps féminin dans la culture pop."
Sandrine Galand, autrice de "Le Féminisme pop"à franceinfo
Les petites filles, qui ont grandi Barbie en mains, ont désormais conscience de la symbolique de la poupée. Elles vont pouvoir la regarder avec recul et aussi la remercier. "Mon amour de la culture pop m'a mené au féminisme plutôt que de m'en détourner. Si j'écris, aujourd'hui, c'est grâce aux Barbie, avec lesquelles j'ai joué jusqu'à l'âge de 13 ans, conclut Sandrine Galand, je m'installais dans ma chambre, mes Barbie sur mes genoux, et je leur écrivais des vies en silence dans ma tête, rien dans ce jeu ne me fragilisait."
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