Festival de Cannes 2023 : on vous explique la polémique autour du film "Le Retour", de Catherine Corsini, en compétition pour la Palme d'or
Deuxième jour du Festival de Cannes et deuxième polémique, après celle liée au film Jeanne du Barry de Maïwenn. Après La répétition en 2001 et La Fracture en 2021, la réalisatrice française Catherine Corsini présente en compétition Le Retour, mercredi 17 mai. Le parcours cannois du premier film tricolore en lice pour la Palme d'or de cette 76e édition a été mouvementé. D'abord écarté au dernier moment de la sélection officielle, annoncée le 13 avril par le délégué général Thierry Frémaux, il a été réintégré quelques jours plus tard.
De lourds soupçons pèsent sur le tournage : des accusations anonymes portant sur les conditions de travail et sur des gestes déplacés de deux membres de l'équipe sur des jeunes comédiennes ont été rapportés par plusieurs médias. Franceinfo vous explique la polémique qui entoure ce long-métrage dans lequel le personnage de Khédidja, incarné par Aïssatou Diallo Sagna, retourne en Corse le temps d'un été avec ses deux filles adolescentes qui vont vivre leurs premières expériences amoureuses.
Le comportement de la réalisatrice critiqué
Le tournage du 12e film de Catherine Corsini s'est tenu en Corse, d'où la cinéaste est originaire, à l'automne 2022. De lourds soupçons pèsent sur son déroulement : des accusations anonymes portant sur les conditions de travail, voire sur des faits de harcèlement subis sur le plateau, ont été rapportées par des articles du Parisien, du Monde, de Libération et de Télérama (articles réservés aux abonnés).
Dans un premier temps, la productrice du film, Elisabeth Perez, a reconnu dans Le Parisien "des tensions sur le plateau, comme sur tous les plateaux, mais aucune violence verbale ou physique de la part de Catherine, ni en général sur le tournage". Après l'annonce de la présence du film en compétition officielle, la productrice et la réalisatrice ont publié un communiqué pour tenter d'éteindre la polémique. Elles ont dénoncé "des mails anonymes et diffamatoires [qui] ont été envoyés à toute la profession et à la presse, contribuant à créer une rumeur extraordinairement dommageable pour le film".
Toutefois, les articles de presse portant sur le sujet ont rapporté que le Comité central d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail de la production cinématographique (CCHSCT) était bien intervenu sur le tournage à la demande des partenaires sociaux. Une enquête a été menée et un rapport rédigé. Dans une interview au Monde (article pour les abonnés), mercredi, la réalisatrice a confirmé l'existence de cette procédure, tout en dénonçant "un fond de misogynie" derrière les critiques la visant, et en soulignant qu'elle a été "l'une des premières à travailler avec des équipes féminines".
"Des reproches sur le travail que j'ai pu faire ont été pris parfois par des hommes avec un orgueil mal placé, parce qu'ils venaient d'une femme."
Catherine Corsini, réalisatrice du film "Le Retour"au Monde
Face à la presse, la réalisatrice revendique néanmoins une méthode brusque. "Bien entendu, je suis exigeante sur un plateau, avec mes comédiens comme avec mon équipe. Je suis là pour les bousculer", estime-t-elle dans Corse-Matin. "Je trouve que les jeunes ne sont plus assez 'punk', mais plutôt à cheval sur des principes ou des horaires. Quand on choisit de travailler sur un film d'auteur, c'est un luxe et surtout un combat. On doit y croire et rien lâcher !" Des manières qu'elle concède aussi dans son entretien au Monde : "Je suis intense et sans doute éruptive par moments, par trop d'inquiétude et de pression que je me mets pour réussir une scène (...) Donc, évidemment qu'on n'est pas des saints, on est humains."
Des gestes déplacés à caractère sexuel dénoncés
Dans un article (pour les abonnés) publié sur son site le 21 avril, L'Obs affirme que le CCHSCT a notamment recueilli des témoignages concernant des "gestes déplacés de la part de deux membres de l’équipe". D'après l'hebdomadaire et Libération, l'actrice principale du film, Esther Gohourou, âgée de 15 ans et demi au moment du tournage, a subi des attouchements de la part d'un des cascadeurs.
Dans Le Monde, Elisabeth Perez parle d'une "main sur la fesse". Selon la productrice, une enquête a été menée sur le tournage qui a conclu "qu'il n'y avait a priori pas d'intentionnalité d'agresser sexuellement", assure au Monde Elisabeth Perez. La jeune actrice n'a pas porté plainte.
Par ailleurs, L'Obs évoque un événement qui aurait eu lieu avant le tournage et impliquant une femme qui n'a pas pris part au film. "Elle dit qu’il s’est frotté à elle alors qu'il lui montrait une danse en prenant la place de l'autre actrice", confirme Elisabeth Perez dans Le Monde. "Elle a invoqué le fait qu'on ne l'aurait pas gardée parce qu'elle aurait dénoncé l'agression sexuelle d'un coach pendant une répétition", ajoute la productrice. Cette dernière mentionne avoir lancé une enquête interne, qui a estimé "qu'il y avait peut-être eu un geste de travail insuffisamment expliqué et mal interprété, mais que le caractère intentionnel d'une agression sexuelle n'était pas avéré".
Une subvention du CNC retirée pour une scène à caractère sexuel non déclarée
Le film a également fait l'objet d'une mesure rare : le Centre national du cinéma (CNC) l'a privé de son aide financière, car une scène impliquant une mineure n'avait pas été déclarée à une commission chargée d'étudier les demandes de tournage avec des enfants, a confirmé l'organisme à l'AFP. "Cette infraction au droit social est matériellement constituée et n'est pas niée par la productrice" du film, et "le CNC est donc tenu de retirer les aides", a observé l'institution. Au total, le film avait reçu 680 000 euros d'aides sur un budget de 4,7 millions.
Interrogé par l'AFP, le parquet de Paris a déclaré qu'un signalement dénonçant notamment des scènes sexualisées avec des adolescents avait été adressé en novembre 2022 à la brigade de protection des mineurs "pour les premières vérifications qui consistent à déterminer les qualifications juridiques des faits dénoncés et le parquet compétent".
"On a fait une erreur administrative en ne déclarant pas la scène d'intimité", a confessé la productrice au Parisien. Selon elle, la séquence a été "réécrite à partir d'une première version et rajoutée au moment du tournage", et elle a oublié de la déclarer. "C'est une scène que les comédiens, âgés de 15 et 17 ans, ont jouée de manière totalement consentie et entièrement simulée", a-t-elle précisé. "Dans celle-ci, le personnage féminin caresse le personnage masculin, mais on n'a filmé que les visages, donc en réalité, les acteurs ne se touchent pas." Dans leur communiqué, la productrice et la réalisatrice ont demandé de stopper "les fantasmes".
"Les adolescents étaient habillés et la scène est filmée sur les visages. Il n'y avait ni attouchement ni contact inapproprié entre eux deux."
Catherine Corsini et Elisabeth Perez, réalisatrice et productrice du film "Le Retour"dans un communiqué
Le communiqué comprend aussi un témoignage de la comédienne mineure, Esther Gohourou. Elle déclare vouloir "mettre fin à cette histoire" et précise avoir refusé, tout comme son partenaire de 17 ans, l'utilisation de doublures et d'un coach d'intimité proposés par la cinéaste. "On savait ce qu'on allait devoir tourner, qu'on ne verrait que les visages et qu'on n'aurait pas à se toucher en vrai. Et c'est ce qui s'est passé. Certaines personnes ont appelé l'assistante sociale du lycée pour dire des choses qui n'avaient rien avoir avec ce qui s'est passé", conclut-elle. "Harold [l'autre jeune comédien] va bien et je vais bien."
Une place dans la sélection officielle qui fait débat
Le film devait être présent dans la liste officielle annoncée le 13 avril. Mais ces deux affaires ont retardé le processus. "La sélection du film n'a pas été annulée, mais le conseil d'administration a souhaité en savoir plus sur la situation de l'œuvre", a expliqué le festival au Parisien au lendemain de la présentation de la sélection. Finalement, quelques jours après, le film était bien réintégré en compétition.
Un retour du Retour salué par la réalisatrice et la productrice : "Il est heureux que le plus grand festival du monde ait pris le temps [de] vérifier minutieusement la véracité [des rumeurs autour du film]." "Il n'y a aucune plainte d'aucune sorte déposée contre Catherine Corsini, ni contre la production du film. La seule irrégularité constatée (...), que nous avons très tôt reconnue, est un manquement administratif, celui d'une scène non déclarée et donc non visée par la Commission des enfants du spectacle", se sont-elles défendues.
Mais la présence du film sur la Croisette, cette vitrine de prestige, dérange. Le collectif 50/50, qui œuvre pour la parité, l'égalité et la diversité dans le cinéma et l'audiovisuel, a notamment dénoncé dans un communiqué "un signal dévastateur envoyé aux victimes de violences sexistes et sexuelles" ainsi qu'"une manière de renforcer les connivences qui règnent dans [l'industrie du cinéma], et qui empêchent la libération apaisée de la parole sur ce sujet crucial."
Le microcosme du cinéma français s'est également agité. Marc Missonier, producteur de l'adaptation du livre Le Consentement, réalisée par Vanessa Filho, a vertement critiqué, sur Twitter, le film et le festival. "[Il] a donc décidé d'ignorer toutes les alertes et les manquements caractérisés (…). C'est aujourd'hui en toute connaissance de cause (…) que Thierry Frémaux choisit de prendre un film problématique en compétition, crachant à la figure de tous ceux qui pourraient avoir le courage de dénoncer des faits condamnables, et considérant finalement que ce n'est pas si grave. (…) Pour ce qui me concerne, mon choix est fait : #BoycottCannes."
Avant l'ouverture du grand raout du cinéma, le délégué général Thierry Frémaux a fait un point sur cette "histoire quand même assez complexe" à propos de laquelle le festival a procédé à "une enquête d'une semaine".
"Je ne sais pas ce qui a pu se passer sur ce tournage, pas autant qu'on l'a dit, on est quand même entre le procès en sorcellerie et la rumeur d'Orléans."
Thierry Frémaux, délégué général du Festival de Cannessur France Inter
"J'ai dit à la production et à la réalisatrice : 'défendez-vous parce qu'on va aller chercher vos accusateurs', et on a demandé aux accusateurs, qu'on ne connaît pas et qui ne se sont pas manifestés, de le faire... Voilà, donc je crois que tout va rentrer dans l'ordre, le film est très très bon", a-t-il conclu.
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