BD : comment Astérix a raté sa grande traversée vers les Etats-Unis
Si Astérix s'est popularisé hors de nos frontières, de l'Allemagne au Brésil en passant par l'Indonésie, les Etats-Unis résistent encore et toujours à l'envahisseur. Le problème ? Un écart culturel trop grand entre les deux côtés de l'Atlantique.
Dans l'album La Grande Traversée, Astérix et Obélix, partis pêcher du poisson pour permettre à Panoramix de concocter la potion magique, se retrouvent pris au piège dans une tempête, s'échouent sur une côte inconnue, rencontrent des Amérindiens, font le constat de différences culturelles majeures, et finissent par rentrer chez eux après un crochet par la Scandinavie. Les albums du duo de Gaulois ont, à peu de choses près, pris le même chemin quand il s'est agi de conquérir l'Amérique : un petit tour et puis s'en va. Alors qu'Alain Chabat s'est vu confier une série animée adaptée du Combat des chefs par Netflix, récit d'un rendez-vous manqué entre la série aux 380 millions d'albums vendus et le marché américain.
La première fois que les Américains ont entendu parler d'Astérix, c'est sans doute à la lecture d'un article du New York Times en 1966* – quelques jours avant la fameuse une célébrant le "phénomène Astérix" de L'Express en France. Par l'odeur des dollars alléchés, des éditeurs américains contactent l'éditeur des aventures du petit Gaulois, Georges Dargaud. Albert Uderzo, le dessinateur, raconte au New York Times* trente ans après : "Les éditeurs américains les plus intéressés souhaitaient qu'on transpose l'action aux Etats-Unis". Ce qui ne va pas sans poser problème quand la période traitée est l'Antiquité romaine...
Le ciel leur tombe sur la tête
C'est finalement l'éditeur Morrow, spécialisé dans les livres pour enfants, qui emporte le morceau, à l'initiative d'un professeur de français installé outre-Atlantique. Le début des ennuis. "Morrow a sorti des albums dans un pays qui n'en a pas la culture, où les BD sont vendues sous forme de fascicules en kiosque, et où les rayonnages des librairies ne sont pas équipés pour stocker des bouquins aussi grands. Le tout à un prix prohibitif !" sourit Jean-Paul Gabilliet, professeur à l'université de Bordeaux-Montaigne et spécialiste de l'histoire de la BD.
Pour couronner le tout, Astérix et Obélix parlent anglais avec un fort accent britannique, l'éditeur américain ayant repris la traduction british réalisée par la légendaire Anthea Bell. "Elle avait coutume de dire : 'Mes amis américains me disent qu'Astérix parle dans un pittoresque langage suranné'. Elle leur répondait toujours : 'Ce n'est pas suranné, c'est britannique'", raconte Catherine Delesse, professeure à l'université de Lorraine et coautrice du livre Le Coq gaulois à l'heure anglaise (éd. Artois Presses Université, 2009), qui a bien connu Anthea Bell. Et n'allez pas croire que ce qui fonctionne de l'autre côté de la Manche sonne bien de l'autre côté de l'Atlantique, avec des références à God Save The Queen (les légionnaires Sendervictorius et Happyandglorius, issus du premier couplet de l'hymne national britannique) ou à la poésie de Lord Byron et aux pièces de Shakespeare. Aux Etats-Unis, les ventes sont en chute libre, l'éditeur arrête les frais dès le cinquième album.
Qu'à cela ne tienne, se dit-on chez Dargaud dix ans après ce fiasco, adaptons-nous à la culture américaine et proposons Astérix dans les journaux, découpé en strips. Caramba, encore raté. "Astérix ne correspondait pas du tout à ce que le lecteur américain attendait dans son journal à la fin des années 1970. Les BD d'aventures dans les journaux s'étaient éteintes dès les années 1960", soupire Jean-Paul Gabilliet. "La dynamique était plutôt de chercher des gags unitaires façon Peanuts." Dargaud procède malgré tout à un charcutage en règle d'Astérix en Hispanie. Les cinq premières pages de l'album classique, où n'apparaissent pas les héros gaulois, passent à la trappe. "L'autre souci, c'est que les cases d'Astérix sont généralement très détaillées, et que les rotatives des journaux américains de l'époque ont réduit ça en bouillie indigeste, déplore Allan Holtz, spécialiste des strips parus dans la presse américaine, et qui a consacré un post de blog à ce désastre*. Cette initiative était vouée à l'échec depuis le début."
Mais que vont-ils faire dans cette galère ?
On peut reprocher beaucoup de choses à Georges Dargaud, mais pas de baisser les bras facilement. L'irréductible éditeur tente à nouveau sa chance dans les années 1980. Cette fois, c'est sûr, la bonne idée est de traduire intégralement les albums à la sauce américaine. C'est Robert Caron qui s'y colle. "Le traducteur américain m'a un jour avoué qu'une personne plus qualifiée que lui aurait sans doute refusé le poste, sourit Catherine Delesse. Son cahier des charges, c'était d'américaniser les références." Rien que dans La Grande Traversée, le premier album sorti dans cette nouvelle mouture, on trouve des blagues sur le New Deal de Franklin Delano Roosevelt, une référence à une pub pour le médicament Alka-Selzter et le mot cheerleader, qui sonne un peu étrangement dans la bouche des Gaulois.
Georges Dargaud a beau ouvrir un bureau sur la côte est des Etats-Unis pour accompagner ces productions maison en y plaçant le célèbre auteur Michel Greg à sa tête, le fonctionnement demeure un rien archaïque. "J'ai interviewé récemment un des salariés américains du bureau, raconte Jean-Paul Gabilliet. Il me disait que quand lui ou ses collègues disaient à Michel Greg que la décision prise depuis Paris par Georges Dargaud – par exemple, tenter d'inonder le marché d'albums de Léonard, une série sur Léonard de Vinci à la sauce humour belge – était inepte, Greg coupait court à la discussion d'un 'On fait comme le patron a dit'." Vous voyez se profiler le troisième bide en quinze ans ? Bien vu.
L'éditeur américain Papercutz se refuse à parler d'échec et préfère avancer que ça n'a pas marché. En 2020, comme l'explique le Washington Post (article payant), il a re-re-re-lancé Astérix* dans un format plus américain (les albums sont commercialisés par trois dans un gros recueil) à un prix comparable à celui du marché (15 dollars pièce) et avec une nouvelle nouvelle nouvelle traduction qui, promis-juré, va faire se ruer les kids sur ce graphic novel européen. "Astérix n'avait jamais vraiment eu sa chance ici, sauf auprès de francophiles éclairés", défend Terry Nantier, patron de la maison d'édition. En atteste cette blague de Lisa Simpson entrant dans une librairie francophile dans un épisode datant de 2007 : "Astérix ! Tintin ! Je croyais qu'ils n'existaient que dans les cours de français au lycée !"
XXIe siècle oblige, de légères retouches ont été effectuées sur les lèvres des esclaves noirs de Cléopâtre et une postface replaçant la BD dans le contexte de son époque – le milieu des années 1960 pour l'album susnommé – figure à chaque fin de volume. "Republier Astérix est un défi dans cette période de sensibilité exacerbée", concède Terry Nantier. Ce qui n'a pas empêché l'auteur Ronald Wimberly de qualifier Astérix de BD "suprémaciste blanche" dans les colonnes de Publishers Weekly*. Six mois après le lancement, les chiffres "dépassent nos espérances, vu le contexte sanitaire", glisse l'éditeur, qui n'en dira pas plus, mais qui soutient mordicus le potentiel de sa BD tirée à 70 000 exemplaires.
Le grand fossé
Un potentiel qui ne saute pourtant pas aux yeux après cinquante ans d'échec. "Plusieurs éditeurs britanniques avaient renoncé à éditer la série, par peur que cela paraisse trop français aux yeux du public britannique, avançait la traductrice anglaise Anthea Bell, citée dans un article de la revue universitaire Palimpsestes. Ils se sont lourdement trompés : l'humour n'est pas franchouillard, mais européen. Là où il y a un grand fossé, c'est avec l'humour américain." Avoir été envahis par les Romains il y a deux millénaires, ça crée des liens.
Catherine Delesse souligne qu'avec les Etats-Unis, le Japon est le dernier gros marché de BD qui résiste encore et toujours à l'envahisseur gaulois. Deux pays à forte tradition de BD – même si au Japon, la traduction a été assurée par l'équivalent de l'Académie française avec une préface du légendaire mangaka Osamu Tezuka pour attirer le chaland – mais où les différences culturelles en ont fait un objet invendable. Pour le public japonais, tutoyer Jules César et l'appeler par son prénom quand on sort de sa cambrousse infestée de sangliers est tout simplement inconcevable.
Astérix n'est-il définitivement pas soluble dans le marché nord-américain ? Il existe une exception qui confirme la règle : le Québec. "Astérix est devenu l’illustration du combat identitaire lié à la protection de la langue dans une marée d'anglophones, résume Tristan Demers, auteur de l'essai Astérix chez les Québecois (éd. Hurtubise, 2018). Les anglophones qui résistaient aux revendications de la majorité francophone du Québec sont devenus ainsi les 'Romains' refusant notre spécificité culturelle. Nos hommes politiques se réfèrent régulièrement à Astérix, encore aujourd'hui."
Sauf que l'Astérix québecois n'est pas tout à fait le même que celui qu'on connaît en Gaule. La preuve en 1990, quand Obélix et Céline Dion partagent la vedette d'une publicité pour le Coca Light – on dit "Coke Diète" sur les bords du Saint-Laurent. Aucune levée de boucliers comparable à ce qui s'est produit quand Astérix a prêté son image à McDonald's en France en 2010 : "Les Québécois sont des Américains qui parlent français et non des Français qui habitent l'Amérique, nuance ! s'exclame Tristan Demers. On y a donc vu une star de chez nous, francophone mais américaine à sa façon, qui se joint à un personnage fictif français pour qui nous avons de l'affection. Obélix, c'est notre racine française, mais il vend, avec 'notre' Céline, une boisson qui est de notre territoire nord-américain."
Sauf qu'en 2010, les éditions Albert René, interrogées par 20minutes.ch sur le "scandale" de la pub pour McDo, expliquaient être sélectives sur les annonceurs, exemple étonnant à l'appui : "Nous avons refusé qu'Obélix fasse une campagne pour le Coca light car cela ne correspond pas aux valeurs du personnage." Valeurs manifestement à géométrie variables selon les régions du monde. Il y a donc peut-être une place pour un Astérix sauce américaine qui ne serait pas une BD datée qui parle en filigrane de la France du général de Gaulle... Pourquoi pas avec la série animée d'Alain Chabat pour Netflix annoncée pour 2023 ? Après tout, Omar Sy est bien parvenu à donner un sacré coup de jeune au personnage d'Arsène Lupin.
*Par Toutatis, les liens sur Astérix signalés par un astérisque renvoient sur des sites écrits dans la langue de Jolitorax, c'est-à-dire en anglais.
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