Grand entretien Raymond Depardon décrypte ses images des JO : "Je n'étais pas toujours au bon endroit, au bon moment, mais j'ai réussi de bonnes photos"

Il a couvert les Jeux olympiques de Tokyo, de Mexico, de Munich. Trois olympiades photographiées avec un regard unique. Des images qui racontent autre chose que l'exploit sportif. Elles sont huit, accrochées au coin des rues de Paris.
Article rédigé par Christophe Airaud
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10min
Raymond Depardon devant sa photographie de 1968 de Lee Evans, vainqueur du 400 mètres, poing levé pour manifester sa colère contre les discriminations raciales. (CHRISTOPHE AIRAUD)

Depuis le 24 juin, huit immenses photographies, et même parfois des ultra-grands formats de 500 mètres carrés sur bâches, sont à découvrir dans les rues de Paris et autour des sites olympiques. Huit instants décisifs et décalés de sportifs qui ont marqué l'histoire des Jeux olympiques capturés par Raymond Depardon. De son côté, Simon Depardon avec son regard, dévoile en grand format aussi huit sportifs de la jeune génération, champions dans leurs disciplines, et en couleur.

Rencontre avec celui qui ne se définit surtout pas comme un photographe de sport, mais un reporter aux aguets durant ces grandes cérémonies, "ces stades bouillants d'énergie et de bruits". À ses côtés, Simon Depardon, photographe et réalisateur qui a exploré les centaines de planches contact et les archives à la recherche de ces clichés hors du commun. La conversation s'engage. Ils parlent presque d'une seule voix.

Huit ultras grands formats

Rencontrer Raymond Depardon pour parler de ses photos des Jeux olympiques, c'est aussi revivre la deuxième moitié du 20e siècle. Le photographe parle peu de ses clichés culte, mais il a ce talent de conteur pour faire revivre les scènes qu'il a capturées. Pudeur et humilité sont les qualités d'un homme qui sait regarder.

Pour Raymond Depardon, exposer ces huit clichés tirés sur bâches et au coin des rues de Paris est un honneur. "C'est très impressionnant de voir mes photos si grandes et c'est vrai que cela me rappelle la première fois que je suis venu à Paris en 1958, j‘avais 16 ans et on m'a dit de prendre le métro. Mon patron de l’époque me disait : tu verras de grandes photos dans les couloirs du métro".

En regardant au coin de la place de l'Hôtel de Ville, sa photo de l'athlète du 400m Lee Evans, médaille d'or à Mexico, il remarque : "c'est une ville haussmannienne Paris et tout à coup ces photos de sport, cela donne un air de fête, la fête de l’œil, j’espère."

Photographies de Raymond Depardon à Paris, avenue de l'Opéra à l'occasion d'Instants des Jeux (DR)

Raymond Depardon a exposé dans les plus grands musées, les plus prestigieuses galeries, mais la place de ses images est aussi ailleurs, dit-il.

"Y a deux façons de les regarder, ces photos, soit avec un bel encadrement, un beau cadre, une belle salle mais elles n'ont pas été faites pour cela. Soit dans les journaux, car elles ont été faites pour être publiées en vignette ou en pleine page. On s’est dit que l’on voulait les montrer dans l’espace public et de manière gratuite. Un truc gratuit. C'est une idée de Simon, mon fils, qui tient mon compte Instagram [rires] et il dit qu'il y a de super bons retours sur mes photos.".

La petite histoire de la photo de Nadia Comaneci

Parmi les huit clichés culte, il y a Nadia Comaneci. Nous sommes à Montréal en 1976. "C’est une photo très importante pour moi. J’étais le premier à faire Nadia Comăneci." La jeune gymnaste roumaine n’a que 14 ans et 8 mois, elle est une inconnue et la photo de Depardon va la faire entrer dans l'Histoire, à une époque où la télévision n'est pas encore le médium dominant. Depardon se souvient parfaitement de ce jour-là.

"Les jeux vous savez, c’est quinze jours et l’athlétisme dure dix jours, il faut s’occuper les cinq autres jours. Il y a les disciplines moins nobles, les lieux éloignés des dieux du stade, l’escrime ou la gymnastique… Comaneci, c’est vrai je n’ai pas été planté, je m'étais un peu préparé. J'avais acheté un 300 mm. Lors des jeux précédents que j'avais couverts, j’avais remarqué que les gymnastes des pays de l’Est avaient un truc. Donc à Montréal je me suis dit : je dois y aller".

Nadia COMANECI aux Jeux Olympiques de Montreal en 1976 photographiée par Raymond Depardon (RAYMOND DEPARDON / MAGNUM PHOTOS)

Le 19 juillet 1976 donc, du haut de son 1,62m la Roumaine s'élance sur la poutre. "C’est un gymnase pas très éclairé, ce n’est pas beau comme un stade, il y a les juges à ses pieds, tu ne peux pas t’approcher. J’ai regardé comment les autres athlètes passaient. J’avais donc mon 300 mm, ouverture  2,8  pour être au millième de seconde. [Un objectif perfectionné pour l'époque] J’avais calculé qu’à plus de 20 mètres, il fallait que je capte ce moment… En sport, c’est jamais la même chose. À la guerre malheureusement les choses se répètent. En sport jamais. Cette photo, elle n’avait pas été tirée à l’époque… Je ne savais pas que je faisais une photo historique."

Simon Depardon enchaîne et insiste sur ce qui est quand même l'exploit photographique de son père qui ne dit jamais avoir réalisé une photo historique : "Sa photo, elle est tellement prise au bon moment. Ce saut périlleux sur la poutre, il est à la toute fin de son passage, de sa performance et elle n’est passée qu’une fois. Et c’est la première fois qu’une athlète obtient un 10 sur 10 et cela, Raymond le capte de manière parfaite."

Le poing levé de Lee Evans 

Raymond Depardon le répète plusieurs fois durant notre rencontre. "Je ne suis pas un photographe de sport". Avant les Jeux de Mexico, il a déjà parcouru le monde et les photographes de Magnum comme lui sont des observateurs des remous qui agitent la planète.

Il se souvient qu'à Mexico "les journalistes sportifs râlaient et ils disaient : le sport ce n'est pas de la politique, ils étaient fous de rage que l’on mélange le sport avec la politique. Moi, avant les jeux j’avais photographié le Che avec son béret, je savais aussi que trois mois avant, Gilles avait photographié les manifs à Mexico" [Gilles Caron, photographe de Magnum].

L'athlète américain Lee EVANS, vainqueur du 400 m en 43,86 sec aux Jeux de Mexico photographié par Raymond Depardon manifestant  contre la discrimination raciale aux États-Unis en serrant le poing. (RAYMOND DEPARDON / MAGNUM PHOTOS)

Depardon sait que les Jeux seront la scène de revendications et de symboles. Pourtant le photographe n'est pas là quand le 16 octobre 1968, Tommie Smith et John Carlos mains gantées lèvent le poing sur le podium. "Smith avec Carlos font une vraie mise en scène et la presse américaine est prévenue, nous les Européens on n’est pas prévenus et on ne les a pas photographiés. Mais les athlètes noirs américains ont continué ce geste. Lee Evans gagne le 400 mètres et bat le record du monde. Il a ce geste magnifique et ce jour-là, je suis là".

Simon rajoute : "Dans la photo de Lee Evans, il y a celle de Smith et Carlos, le combat des noirs américains. Raymond remet chaque jour son travail sur l'établi, c'est aussi cela sa force : le travail. Entre Tokyo (1964) et Munich (1972), sa photographie est devenue encore meilleure grâce à cette opiniâtreté."

"À la piscine, ils nagent sous l'eau"

Décrypter en compagnie de Raymond et Simon Depardon ces images des JO est aussi un moment empreint d'humour. La vie de photographe est parfois emplie d'obstacles. En 1972, à Munich, il se dirige vers la piscine olympique. Un mythe de la natation va entrer dans l'histoire, mais ce n’est pas si simple à photographier.

Raymond Depardon mime la scène et son désarroi : "Tu vas à la piscine, tu regardes les nageurs et tu te dis, ho, ils ont tout le temps la tête sous l’eau [il fait la moue], il n'y a rien à photographier". Et parfois les souvenirs d'enfance sauvent le photographe. "Tout à coup j’ai entendu : c'est maintenant, le départ du 4 fois 4 nages avec le papillon."

Depardon  mime cette nage avec de grands gestes des bras : "Ha le papillon, je connais, j'ai fait cela à l’école, le papillon il faut sortir la tête de l’eau et j’ai décidé de photographier cette épreuve. Mark Spitz regarde la ligne d’à-côté, j’avais plus ou moins vu qu’il regardait parfois la ligne d’à-côté il n’a pas de rétroviseur dans l'eau". 

Ainsi le 7 fois médaillé d'Or de Munich devient une image qui est publiée dans le monde entier.

"Au JO, il n’y a pas que des gagnants"

Celui qui, avec autant d'humanité et de discrétion à capter les paysans cévenols, les fous de San Clemente, les tribunaux du quotidien ou les conseils des ministres, a presque conceptualisé le ratage en photographie sportive.

"Dans mes ratages, je raconte les ratages des sportifs aussi, leurs épreuves, leurs échecs. Ces photos pas parfaites, elles ne sont pas inintéressantes, il y a plein de gens qui ratent aux JO Le second, le troisième, le dernier. J’ai raté des photos mais cela devient bien plus humain que le podium, les hymnes, l'ambiance un peu empesée genre Les Invalides".

Le 3000 mètres steeple à Mexico en 1968 photographié par Raymond Depardon (RAYMOND DEPARDON / MAGNUM PHOTOS)

Fidèle à sa philosophie de photographe, il conclut en regardant ces athlètes sautant une dernière haie. "Je ne cherche pas toujours l'exploit. Sur cette photo du 3000 mètres steeple, il y a un groupe, il n’y a pas que le gagnant, il y a le second, et sûrement le dernier."

Raymond Depardon est avant tout un grand photo-reporter. Ses images des sportifs qu'ils gagnent ou qu'ils perdent ont la signature de son regard. Il faut l'imaginer à genoux au bord de la piste voulant montrer des athlètes qui ce jour-là ont rendez-vous avec eux-mêmes et qu'ils immortalisent pour toujours. Les sportifs qui participeront au JO de Paris comprendront ce que cet œil nous offre.

Instants des Jeux : 8 photographies noir et blanc de Raymond Depardon et 8 photographies couleur de Simon Depardon à voir gratuitement dans les rues de Paris  et autour des sites olympiques. Une manifestation organisée par "L'art dans la Ville". 8 films sur les 8 photos réalisés par Simon Depardon sont à voir sur YouTube.

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