"L’homme est exécrable, le génie est absolu" : Picasso et son rapport aux femmes en cinq questions

Comment continuer à exposer Picasso, cinquante ans après sa mort ? Des voix s'élèvent pour rappeler la misogynie du peintre et le manque de considération de cette facette de la part des musées.
Article rédigé par Maxime Glorieux
Radio France
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Pablo Picasso devant la peinture "Femme assise en costume vert", à Vallauris (Alpes-Maritimes), en 1953. (BETTMANN / GETTY IMAGES)

"Je l’adore et je le hais. L’homme est exécrable, le génie est absolu." Sophie Chauveau admet avoir un rapport "schizophrénique" avec les œuvres de Pablo Picasso. Cette spécialiste de l'artiste dresse le portrait d'un "grand dévorateur" dans son livre Picasso, le Minotaure (éditions Folio) et regrette le manque de prise de conscience des musées. Cinquante ans après sa mort, l'auteur de Guernica (1937) et des Demoiselles d'Avignon (1907) continue de fasciner : les musées du monde entier, notamment en France et en Espagne, lui consacrent en 2023 une cinquantaine d'expositions. Or, Picasso est accusé d'avoir été violent avec les femmes et son entourage. Dans la foulée du mouvement #metoo, la figure de ce bourreau de travail à l'œuvre pléthorique est écornée par les accusations d'emprise, parfois violente, qu'il pouvait exercer sur les femmes qui ont partagé sa vie et inspiraient son œuvre.

Deux expositions sont proposées à Paris cet automne, à l'occasion des cinquante ans de la mort du peintre le plus célèbre du XX e siècle. Au musée Picasso, c'est l'artiste contemporaine Sophie Calle qui est à l'honneur jusqu'au 7 janvier. En parallèle, le Centre Pompidou présente près d'un millier de dessins et gravures de Pablo Picasso dans l'exposition "Picasso, dessiner à l’infini" à partir de mercredi 18 octobre et jusqu'au 15 janvier.

1Que reproche-t-on à Pablo Picasso ?

Pablo Picasso est soupçonné d'avoir maltraité ses épouses et maîtresses. Deux de ses épouses se sont suicidées : Marie-Thérèse Walter, quatre ans après la mort de Pablo Picasso, ainsi que sa dernière épouse, Jacqueline Roque. Cependant, le lien entre ces suicides et d'éventuelles violences de la part de l'artiste n'a pas été formellement établi. Une seule épouse de l'artiste a évoqué des violences : Françoise Gilot, âgée de 40 ans de moins que Picasso et décédée en juin dernier. Dans son livre à succès Vivre avec Picasso, publié en 1964, elle décrit le peintre comme un "être tyrannique, superstitieux et égoïste". Sophie Chauveau ajoute que Françoise Gilot a été "très maltraitée". "Il a préféré aller à un colloque de la paix communiste quand elle a accouché et il lui a dit 'le chauffeur m'accompagne et toi, tu vas à la clinique en taxi', et elle est allée accoucher toute seule."

Pablo Picasso montre une poterie à son épouse Françoise Gilot, à Paris, en novembre 1948. (AFP)

"Il faut cesser de parler des femmes qui ont traversé sa vie comme de 'muses'. Certaines se sont suicidées, d'autres ont sombré dans la folie. La seule qui s'en est sortie, c'est Françoise Gilot, seule aussi à l'avoir quitté", résumait Emilie Bouvard, ancienne conservatrice du musée Picasso, en avril dernier à l’AFP. Quand Pablo Picasso entame une relation avec Marie-Thérèse Walter, celle-ci a 17 ans, soit trente ans de moins que lui, ce qui entre dans la catégorie, selon les termes d'aujourd'hui, de la "pédocriminalité", selon Julie Beauzac, réalisatrice de l'épisode "Picasso, séparer l'homme de l'artiste", de sa série "Vénus s'épilait-elle la chatte ?".

"C’est l’histoire d’une adolescente de 17 ans, encore au lycée, avec un artiste très célèbre qui pourrait largement être son père, et qui profite de sa naïveté pour la manipuler et lui faire faire exactement ce qu'il veut, y compris sexuellement".

Julie Beauzac, réalisatrice du podcast "Vénus s'épilait-elle la chatte ?"

à franceinfo

"Mais la minorité ne se pose pas de la même façon en 1927, rétorque Laurence Madeline, l'auteure de Picasso, 8 femmes (éditions Hazan). On était quand même dans une société tellement dure pour les jeunes femmes que pour celles-ci, la possibilité d'une autre vie dans un milieu d'artiste était vue comme une possibilité d’ailleurs. Je rappelle simplement que Picasso, à partir des années 1950, va verser une somme tous les mois à Fernande Olivier afin qu'elle puisse survivre".

"Il donnait de l'argent, ça oui, mais il achetait les gens", lance Sophie Chauveau, avant de rappeler qu'Olga Khokhlova, est morte dans la solitude après avoir végété "pendant 30 ans" ou que Pablo Picasso a fait interner Dora Maar pendant la Seconde Guerre mondiale, pour qu'elle subisse des électrochocs. "Il y avait d'autres choses à faire pendant la guerre que de maltraiter les siens. Elle en est morte !", s'agace l'auteure de Picasso, le Minotaure.

2Y a-t-il de la violence dans ses tableaux ?

Selon Julie Beauzac et Sophie Chauveau, pour comprendre l'état d'esprit violent de Pablo Picasso, il faut analyser ses tableaux réalisés dans le mouvement cubiste, dont il reste la figure principale. "Il disait : 'Pour moi, il y a deux types de femmes, les déesses et les paillassons’, et c’est vraiment dans la destruction des femmes qu’il s’est ‘spécialisé’, pointe Julie Beauzac dans son podcast. C’est assez effarant de voir dans son travail le nombre de femmes qui sont démembrées ou disloquées, et ça va largement au-delà d’une recherche purement esthétique !"

>> Cinquante ans après sa mort, Pablo Picasso reste un inépuisable sujet de fascination

Cette déformation du corps des femmes n'est qu'un "procédé pictural" qui n'aurait aucun lien avec la réalité, répond Androula Michaël, maîtresse de conférences en art contemporain à l'université de Picardie Jules-Verne et auteure de Picasso poète (éditions de l'école des Beaux-Arts de Paris). "C’est le même traitement pour un pont, un paysage ou une femme. C’est une image, ce n’est pas la réalité, et ce traitement, Picasso ne l’a pas réservé aux femmes, mais à tous les sujets." Mais Julie Beauzac questionne l'influence du "caractère destructeur" de Picasso sur le mouvement cubiste. "Est-ce que le cubisme aurait eu l’importance qu’on lui donne aujourd’hui dans l’histoire de l’art si Picasso avait été moins pervers ?"

Entre les années 1931 et 1933, Pablo Picasso a publié plusieurs dessins et toiles intitulés Le Viol. On y voit des corps entremêlés. "Ces scènes de viol me mettent souvent mal à l’aise", reconnaît Laurence Madeline, qui s'interroge en pleine préparation d'une exposition sur le peintre espagnol.

"Un viol qui est représenté ne veut pas dire que c’est un viol qui a eu lieu, on est dans l’œuvre".

Laurence Madeline, auteure de "Picasso, 8 femmes"

à franceinfo

"Picasso n’aimait pas donner des titres à ses tableaux, il ne les a jamais appelés Le Viol, rappelle Androula Michaël qui souligne que beaucoup d'œuvres de Picasso ont été nommées a posteriori par les historiens de l’art ou les marchands.

Une peinture de 1936 fait débat, celle représentant Dora Maar, nue, et un minotaure au-dessus d'elle. Dans la mythologie grecque, le minotaure est une créature avec un corps humain et une tête de taureau, qui se nourrit de chair humaine. Pablo Picasso s'est identifié lui-même durant toute sa carrière à un minotaure. "Devenir un minotaure, c'est un rêve de grandeur réalisé sur l'étendue d'une vie, se sortir de ce labyrinthe où nous sommes et y perdre les autres, les dévorer", décrypte Sophie Chauveau. Dans son podcast, Julie Beauzac avance que le peintre a utilisé le minotaure "comme prétexte pour illustrer des scènes de viol".

3 Pourquoi la série "La Femme qui pleure" est-elle particulièrement critiquée ?

Les tableaux les plus polémiques ont été peints l'année du bombardement de Guernica. La série La Femme qui pleure comprend 53 toiles peintes en 1937 et seraient des portraits de Dora Maar. " Pour moi, c'est une femme qui pleure. Pendant des années, je l'ai peinte en formes torturées, non par sadisme ou par plaisir. Je ne faisais que suivre la vision qui s'imposait à moi", a reconnu lui-même Pablo Picasso, cité par l'une de ses épouses, Françoise Gilot, dans son livre Vivre avec Picasso. Ce parallèle questionne quand on sait que Dora Maar aurait été maltraitée par Picasso, selon Sophie Chauveau.

Les commissaires-priseurs Lucien Solanet (à gauche) et Jean-Jacques Mathias (à droite) présentent l'une des toiles de la série "La femme qui pleure", à la maison de la Chimie, à Paris, en septembre 1998. (PIERRE VERDY / AFP)

Mais pour Laurence Madeline, la femme qui pleure ne représente pas seulement Dora Maar, mais "une femme générique qui exprime la souffrance, une 'mater dolorosa' ["mère de douleur", en latin] qui est aussi une figure académique, la figure de la douleur". Androula Michaël va plus loin en voyant dans ce tableau une femme "contemporaine de 'Guernica'", un événement qui a "énormément choqué Picasso". Selon elle, on retrouve cette femme qui pleure dans l'un des poèmes de Picasso où "tout son environnement" pleure.

Si la série La Femme qui pleure représente une figure académique, le peintre espagnol " n’a pas représenté un homme lambda qui symboliserait l’humanité toute entière, regrette Julie Beauzac. Il a représenté la femme qui partageait sa vie, qu’il tabassait régulièrement, qui était son paillasson et dont il a détruit la vie et la carrière."

4 Pourquoi ces femmes sont-elles peu mentionnées dans les musées ?

Julie Beauzac insiste dans son podcast sur "la façon très utilitaire" avec laquelle le peintre a considéré les femmes qui ont marqué sa vie. Selon elle, il est impossible de séparer l' œuvre de Picasso de sa vie car chacune des périodes picturales correspond à un moment spécifique, voire à l'une de ses compagnes : elle cite le cas de Fernande Olivier, modèle au moment où elle a entamé une relation avec le peintre. "Comme Picasso était jaloux comme un pou, il lui a interdit d’exercer son métier. Quand il partait, il l’enfermait à clé et exigeait qu’elle attende au lit toute la journée. Dans son œuvre, cela correspond à la période rose, avec beaucoup de portraits de femmes nues, allongées, totalement offertes et passives, qui reflète en quelque sorte le mode de vie qu’il imposait à Fernande Olivier".

Plus que des "muses", les femmes de Picasso ont pu inspirer son travail, selon Sophie Chauveau, qui prend pour exemple le plus célèbre des tableaux du peintre, Guernica.

"C'est grâce à Dora Maar qu'on a eu 'Guernica'. Picasso était très inconscient de ce qui se passait en Espagne avant que Dora Maar, qui était très politisée, ne lui mette le nez dedans."

Sophie Chauveau, auteure de "Picasso, le minotaure"

à franceinfo

En six ans, le musée Picasso a consacré une exposition à l'une des femmes de Picasso, Olga Khokhlova et une autre à la fille du peintre, Maya Ruiz-Picasso. Dora Maar, qui a connu du succès avec une carrière de photographe avant sa relation avec Picasso, a finalement fait l'objet d'une rétrospective au Centre Pompidou… en 2019. "Personne ne s’intéresse à ce que fait Dora Maar à partir du moment où elle quitte Picasso, regrette Laurence Madeline. Est-ce du fait de Picasso ou du manque de curiosité des critiques ? La première interview de Dora Maar où on parle d’elle et de son travail de photographe, c’est dans les années 1970".

Sophie Chauveau confirme qu'il y a un manque d'intérêt du grand public pour les femmes artistes qui ont accompagné Pablo Picasso et, surtout, pour les violences qu'elles ont subies. " Ça n'intéresse personne. L'information est là, disponible, tout le monde peut y accéder. On sait comment il s’est comporté avec ses fameuses 'muses'. Si on ne veut pas le savoir, on fait l’autruche et on considère que le génie transcende tout. Il y a des témoignages de ses femmes, même de ses enfants et petits-enfants. Qu’est-ce que vous voulez faire de plus ? Moi, j’ai fait mon boulot, alors maintenant, si on n’a pas envie de savoir…"

5Comment les expositions intègrent ces problématiques ?

"En 2019, rien qu’en Europe, il y a eu 86 expositions consacrées à Picasso", relève Julie Beauzac, en ouverture. Selon elle, le cas Picasso "permet de réfléchir sur la façon dont les valeurs virilistes impactent tous les aspects de la culture occidentale, de l’esthétisation des violences sexistes et sexuelles à la fabrique des génies."

À l'entrée de l'exposition "Picasso, dessiner à l’infini", le Centre Pompidou a décidé d'afficher un panneau évoquant le contexte et les accusations visant l'artiste. Les commissaires expliquent que l'exposition "prend le parti de montrer les œuvres dans toute leur variété et leur complexité, sans masquer les questions qu’elles soulèvent, mais sans non plus les aborder uniquement par le prisme biographique, dominant aujourd’hui." Les termes de "génie" et de "muses" n'apparaissent pas sur les panneaux explicatifs, "autant de notions qui constituent une grille de lecture biaisée et obsolète à l’aune des débats de société contemporains", ajoutent Anne Lemonnier et Johan Popelard.

Comment répondre aux questionnements des visiteurs ? Androula Michaël est intervenue sur demande du Centre Pompidou au mois de juillet, soit trois mois avant l’ouverture de l’exposition, pour préparer les guides-conférenciers. Le contexte autour des œuvres du peintre était "une préoccupation" et ils se demandaient "comment en parler, comment être juste ?". Face à ces inquiétudes, cette experte de Pablo Picasso leur a conseillé de "ne pas être dans l’anachronisme, de remettre dans le contexte, de recourir aux archives, et de savoir que nous avons très peu de preuves. Ce n’est pas la peinture qui nous donne la preuve de la violence'."

Face aux critiques sur l'absence de contexte au musée Picasso, l'institution a voulu inviter des femmes artistes qui abordent directement la question. En mai 2022, la plasticienne Orlan a exposé deux séries de collages pour revisiter l'œuvre de Pablo Picasso sous le prisme de son rapport aux femmes. Avec l'exposition "À toi de faire ma mignonne" de Sophie Calle, les toiles de Picasso ont été décrochées et concentrées dans un seul espace, au sous-sol. "C’est sympathique pour Sophie Calle, elle a le musée Picasso pour elle toute seule, ironise Sophie Chauveau, peu convaincue par la démarche du musée Picasso. Elle ne pouvait pas s’imaginer un hommage pareil, mais ce n’est pas un génie de la création…"

À Barcelone, le musée dédié à Pablo Picasso a organisé un séminaire d’une semaine en mai 2022 sur son rapport aux femmes. Cette initiative faisait suite à une manifestation organisée l’année précédente par des féministes au sein même du musée.

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