Quand la crise sanitaire bouleverse la retraite des sportifs: "Je me suis dit : impossible de continuer encore un an"
Nous sommes le 24 mars. Laura Schiel est sonnée. La championne du monde de taekwondo handisport vient d'apprendre le report des Jeux Paralympiques de Tokyo à 2021. Ce qu'elle redoutait est arrivé. Elle se précipite sur son téléphone. Appeler Lise, la psychologue de l'Insep, vite.
" - Allô Lise ? Tu as vu le report...?
- Oui, j'ai vu...
- Ca ne va pas du tout là. J'ai envie de tout casser. Comment je fais pour tenir encore un an moi ?
- Déjà il faut que tu te calmes, rien n'est pressé...
- Mais Lise ! Je sens que mon corps est arrivé au bout de ce qu'il peut endurer ! Et financièrement ça ne va pas être possible, on est déjà dans les démarches d'inscription pour ma formation... Je crois qu'il faut que j'arrête.
- Il ne faut surtout pas prendre de décision hâtive. Laisse-toi le temps de digérer tout ça, attends la reprise, fais un ou deux entraînements. Et tu verras à partir de là si tu veux vraiment laisser tomber, ou si tu trouves des solutions et la motivation pour continuer."
Au bout de plusieurs minutes, la tension retombe. Laura Schiel prendra effectivement le temps d'y réfléchir, et finira par se remotiver. Elle ira aux JO "pour ne pas avoir de regrets d'avoir arrêté si près du but". Mais l'épisode est symptomatique du choc que peut constituer, pour des athlètes de haut niveau ayant programmé leur retraite, un tel changement de calendrier.
Programmés pour finir en 2020
Marie Annequin a 28 ans seulement. Pourtant, elle n'en peut plus. "La natation synchronisée est une des disciplines où on s'entraîne le plus", assure-t-elle. Les "20 à 30 heures" d'entraînement par semaine ont peu à peu eu raison de sa fraîcheur physique et mentale. "Depuis 2018, je pensais à m'arrêter". Il arrive souvent que les sportifs n'aient aucune idée de la vie dont ils rêvent pour l'après, de ce dont ils sont vraiment capables, à part le sport. Ça n'a jamais été le cas de Marie : "L'architecture intérieure, j'ai toujours su que c'était ça". Alors, âgée de 26 ans, elle s'est dit qu'il était temps de quitter l'eau pour les salles de classe. Mais une modification des critères des quotas olympiques lui ouvre la porte des prochains Jeux de Tokyo. Et ça, ça change tout.
Elle redouble alors d'efforts pour atteindre l'objectif de sa fin de carrière : la qualification olympique. "J'ai pris une année de césure dans mes études, et je me suis entraînée 40 heures par semaine, témoigne Marie Annequin. Bien plus que ce que je n'avais jamais fait. Pour moi, je jetais mes dernières forces dans ces mois-là". Durant cette période, c'est la perspective de tourner la page quelques mois plus tard qui nourrit sa motivation. "Ça me soulageait de me dire que c'était bientôt fini. J'étais programmée pour ça".
Le confinement, et l'arrêt de toutes les compétitions sportives, fut un premier signe inquiétant. Mais l'annonce du report a été un vrai choc. "Je me suis dit : 'C'est bon, j'arrête tout.' C'était simple : impossible pour moi de faire une deuxième année de césure. Et comme dans mon esprit, mes entraîneurs me diraient qu'il n'était pas possible d'aménager du temps pour mes cours, je me disais que c'était fini". Un avis précipité, pas définitif.
Comme un processus de deuil
En temps normal, les retraites programmées sont rarement contrariées. Si elles le sont, ce sont des facteurs liés au sportif qui jouent. Le report des Jeux Olympiques, tout comme l'arrêt des saisons en cours, sont une situation inédite car indépendante de la volonté des futurs retraités. "L’anticipation de l’arrêt de carrière est un réel processus : ça se fait rarement du jour au lendemain, sauf blessure, explique Lise Anhoury, psychologue du sport à l'INSEP. C’est imaginé pendant des mois par le sportif. C’est comme un processus de deuil : on apprend à accepter de vivre sans l'aspect sportif de sa personne, celle à travers laquelle on s'est construit pendant 10-15 ans. Ce changement, les sportifs l'appréhendent avant de l’avoir vécu."
Ils l'appréhendent à tel point qu'ils en viennent à visualiser le jour où ils s'arrêteront. "Je me suis dit toute l'année que ma vie allait changer le 4 mai (date où les noms des sélectionnés pour Tokyo sont donnés, ndlr), quoi qu'il arrive", confie Marie Annequin. Pour Laura Schiel, déjà qualifiée pour les Jeux, c'était également inscrit dans le marbre : "J'ai toujours dit à mes amis, à partir du 7 septembre 2020, vous ne me parlez plus jamais de sport !"
Un (nouvel) ultime effort
Après la déconvenue de l'annonce du report, et la certitude de devoir abandonner leur rêve olympique, les athlètes se sont mis à cogiter. "Je me suis mise à discuter avec mes proches, mon staff, d'anciennes nageuses, se souvient Marie Annequin. Calmement, ces gens m'ont clarifié l'esprit." Son encadrement l'a d'abord rassurée : il ne fallait pas être si définitive sur la possibilité d'aménager son calendrier de préparation. Oui, elle pourra diminuer son volume d'entraînement pour pouvoir aller en cours. "C'était la condition sine qua non". Car Marie Annequin s'était résolue à entamer sa deuxième vie en 2020. Et si elle a vécu si violemment l'annonce du report des Jeux, c'est avant tout car elle savait qu'elle devrait, soit faire marche arrière sur cette deuxième vie, soit tirer un trait brutal sur la première. "Mais finalement, je me suis dit que j'avais quand même fait 15 ans de haut niveau, que je le regretterais si je devais arrêter si près du but. 6 mois supplémentaires, finalement, ce n'est pas si terrible..."
"Un an de plus, ça veut dire un an de plus avec 500 euros par mois !"
De son côté, Laura Schiel a eu beaucoup plus de mal à trouver la voie. "C'est la colère qui a prédominé pendant longtemps, raconte-t-elle. Même si je comprenais que le report était nécessaire, je me disais que ce n'était pas juste... Je voyais enfin le bout du tunnel et, hop, ça se referme d'un coup. Franchement, si je n'avais pas eu ma psy, ça aurait peut-être été la dépression". Elle doit donc faire "faire un point" avec sa psychologue toutes les semaines par téléphone. Qui plus est, comme la plupart des athlètes handisport, Laura Schiel vit de manière précaire. "Financièrement, un an de plus, ça veut dire un an de plus avec 500 euros de revenus par mois : le chômage quoi !"
Si elle assure que sa fin de carrière n'est "pas un supplice", elle admet qu'elle ressentait un immense soulagement à l'idée d'arrêter en septembre 2020. "Et puis physiquement, c'est dur, le corps, au bout d'un moment, il nous dit stop ! Il ne faut pas l'oublier ! Rempiler pour une nouvelle année, ça voulait dire faire encore plus attention aux articulations, aux genoux, aux jambes... Je ne voulais surtout pas faire subir à mon compagnon une grosse blessure, parce qu'en handisport, c'est souvent synonyme de dépendance. Je ne voulais pas qu'il soit obligé de me laver les cheveux pendant des semaines". Mais, c'est une nouvelle fois à force de discussions avec ses proches que la balance a penché dans le sens du sport. De la passion. "Depuis le temps que j'ai sacrifié ma vie pour les Jeux... Il reste un an, je me dis que le plus dur est fait !" Si elle n'exclut pas "avoir de nouveaux moments de doute une fois les entraînements recommencés", elle envisage désormais de poursuivre jusqu'aux Jeux Olympiques 2021.
Le "temps des dernières fois"
Il existe également des sportifs qui n'ont pas souhaité attendre de meilleurs lendemains. Florent Balmont, 40 ans, ancien joueur de l'OGC Nice et de Lille, à Dijon cette année, a choisi de tirer sa révérence en plein confinement. Sa retraite était prévue, et non, il n'attendrait pas une nouvelle saison pour partir sur une meilleure note. "Ma décision était prise, le temps était venu pour moi de partir". Pourtant, il reste un goût d'inachevé. "Oui forcément, j'aurais préféré partir sur un dernier match, remercier le public, faire la fête avec mes coéquipiers. Mais bon, c'est comme ça."
Faire son dernier match et savoir qu'il s'agit de son dernier match : cela peut paraître anodin, mais ça ne l'est pas. C'est ce que le psychologue du sport, Makis Chamalidis, appelle "le temps des dernières fois". "Les sportifs de haut niveau construisent leur fin de carrière, s'ils ne se blessent pas : je m'arrêterai lors de ce match, devant tel public. Pendant les semaines ou mois qui précèdent, ils vont se dire : 'ah, c'est la dernière fois que je joue dans tel stade, ah, c'est la dernière fois que je reçois un mail parce que je suis sur la liste des sportifs de haut niveau'. Ce sont autant de "rites de passage" manqués par les sportifs qui ont décidé de prendre leur retraite pendant cette période de confinement. "Et ces rites permettent symboliquement de marquer la fin d’une époque. Il leur manquera quelque chose. Ce sera plus dur de faire le deuil de leur vie de sportif de haut niveau".
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