"Les autres femmes me disaient 'tu es folle !'" : ces Népalaises ont gravi l'Everest pour s'émanciper
"Mamu, as-tu atteint le sommet ?" Lorsqu’elle entend au téléphone la voix pleine d’espoir de son garçon de trois ans, Kalpana Maharja raccroche. L’émotion est trop forte, car elle est sur le point de faire une croix sur son rêve et sur celui de son fils. Elle vient de redescendre en pleine ascension de l’Everest pour se faire ausculter après des douleurs à la tête.
Le médecin lui diagnostique un œdème cérébral, contracté en raison d’un "mal de l’altitude". Bravant les conseils médicaux, Kalpana ira au bout de son projet quelques jours plus tard, et devient ensuite la première femme à gravir deux fois le plus haut sommet du monde, sur son versant nord puis son versant sud. "Pour montrer au monde que nous aussi, nous sommes capables d’héroïsme", assure-t-elle.
Dans son livre Les Népalaises de l'Everest, la sociologue Anne Benoit-Janin raconte son parcours, ainsi que celui de sept autres Népalaises, chacune issue d'une ethnie particulière et ayant fait face à différents types d'obstacles, symptomatiques de la condition hétéroclite des femmes au Népal. Certes, la situation progresse, notamment en politique grâce à une réforme constitutionnelle de 2015. Mais les traditions ancestrales de certaines ethnies maintiennent les femmes - et particulièrement les épouses - dans un rôle ouvertement inférieur à celui de l'homme.
Kalpana Maharja, mais aussi Doma Sherpa et Shailee Basnet ont, chacune à leur niveau, choisi de consacrer leur vie à la cause des femmes dans leur pays. Plutôt que de s'engager en politique ou dans l'humanitaire, elles ont d'abord envisagé de grimper l'Everest. Elles savaient sûrement qu'elles subiraient brimades, moqueries et mises à l'écart, qu'elles mettraient sans doute leur vie en danger, n'étant pas sportives. Mais elles ont persisté.
Pression communautaire
Comment l'Everest pouvait-il offrir à ces femmes ce qu'elles voulaient ? "C’est à la fois quelque chose d'inaccessible, et de mythique. Inaccessible parce que c'est l'Everest, et mythique parce que c'est l'identité du Népal, les habitants en sont fiers, c'est ce pour quoi le monde les connaît. Toutes ont été considérées comme des quasi-déesses après leur ascension".
Du statut d'exploitée à celui d'héroïne, c'est ce à quoi aspirait Kalpana lorsqu'elle a enfilé pour la première fois son habit d'alpiniste. Née dans la vallée de Katmandou, la capitale du Népal, elle fait partie de la communauté des Newar, qui sont majoritairement agriculteurs ou artisans. Elle n'a jamais supporté les codes de sa famille.
Enfant, Kalpana s'habille et se comporte "comme un garçon". La communauté ne tarde pas à la pointer du doigt : elle serait "immorale", "impudique". "Mon père était furieux. Il ne comprenait pas pourquoi je m'évertuais à être différente", précise-t-elle. Sa famille la répudie et l'envoie, à 14 ans, travailler en tant que femme de ménage chez des nobles de la région.
"Tu devrais avoir honte"
Lorsqu'elle décide de se mettre à l'alpinisme quelques années plus tard, alors qu'elle vient d'accoucher, le joug de sa communauté lui tombe dessus encore plus violemment : "Tout le monde me disait 'ce n'est pas pour les jeunes mères, tu devrais avoir honte, reste à ta place'". Mais Kalpana n'en a pas grand chose à faire de "sa place". Elle a une nouvelle ambition, et va tout faire pour y arriver.
"Pour moi c'était comme une porte qui s'ouvrait, un nouvel horizon... J'avais juste le sentiment de pouvoir grimper plus haut encore, montrer aux autres de quoi j'étais capable", se souvient-elle. Pas sportive pour un sou, elle s'entraîne, se prépare, ou du moins, pense se préparer comme il faut.
Mais sa première ascension se passe très mal : elle contracte un œdème, ses poumons se remplissent d'eau, et elle frôle la mort. Son retour à la maison lui vaut une pluie de brimades : comment a-t-elle osé "abandonner" sa fille de cette manière ? Ce qui lui arrivait était "mérité".
Kalpana n'abandonne pas et s'inscrit, en cachette, dans une véritable formation d'alpiniste. "C'est seulement après avoir fait le ménage, cuisiné, m'être occupée de la famille, avoir préparé les affaires d'école de mon fils, que je pouvais aller suivre ma formation". Quelques mois plus tard, elle s'attaque de nouveau au "monstre de glace". Malgré un nouveau malaise en pleine ascension, son deuxième essai est réussi : Kalpana devient une "summiter" de l'Everest.
Mariage et stéréotypes
Doma Sherpa a bénéficié d'un père bienveillant et ouvert. Si la communauté des Sherpas est "l'une des moins conservatrices du Népal" d'après Anne-Benoit Janin, elle reste peu habituée à voir ses femmes briller. "Si une femme marche seule dans la rue, les gens se demandent où elle va, ce qu'elle va faire... Quand un garçon reste dehors tard la nuit, on ne dit rien, mais si une fille s'attarde après 19h...", raconte Doma Sherpa.
Quelques années avant de gravir l'Everest, elle fait face à l'un des principaux obstacles à l'émancipation des femmes au Népal : le mariage. "Il [son mari] voulait que je reste à la maison et que je stoppe ma carrière de journaliste. J'ai essayé de le convaincre, mais il n'a jamais voulu entendre. Alors j'ai divorcé".
C'est le début d'un cauchemar. Ses proches et voisins la pointent du doigt. "On me traitait de traînée" se souvient-elle. D'après Anne-Benoit Janin, le mariage est "un frein énorme pour la plupart des Népalaises, quelle que soit l'ethnie. On considère que leur mission est d'avoir des enfants". 40% des Népalaises sont mariées avant l'âge de 20 ans, et 7% des contrats sont conclus avant l’âge de 10 ans.
L'alpinisme était-il un geste de révolte, un moyen pour Doma Sherpa de faire oublier son divorce ? Rien de tout ça selon elle : "je voyais surtout ça comme un moyen de porter la voix des Sherpas, et des Népalaises, le plus efficacement possible".
De son côté, Shailee Basnet, a été beaucoup moins livrée à elle-même. Originaire d'une famille bourgeoise et urbaine, elle s'est mariée à un Américain, également friand d'alpinisme. Pourtant, son odyssée vers l'Everest n'a pas été paisible. À son niveau, elle a également dû briser des barrières.
"Aujourd'hui c'est quelque chose d'accepté, mais à l'époque, mon entourage me prenait vraiment pour une folle. Tout le pays nous jugeait mal, nous avons dû nous recentrer sur nous et garder le cap". En 2008. Shailee Basnet fait partie d'une expédition de dix Népalaises souhaitant gravir l'Everest, alors que seules sept avaient réussi cet exploit auparavant. "En un an, le total est passé à 17 grâce à nous". Si aujourd'hui, elles sont plutôt nombreuses à tenter leur chance, même les classes sociales "éduquées" considéraient l'entreprise de Shailee comme "irresponsable". Mais, comme Kalpana et Doma Sherpa, elle ne s'est pas laissée dissuader.
Des alpinistes devenues des modèles
Loin des attentes et des codes de leurs communautés, ces femmes ont gravi l’Everest pour servir de modèles et créer de nouvelles ambitions chez les Népalaises. Kalpana Maharja a monté sa propre boîte de guides de haute-montagne et donne des conférences à travers le pays. Doma Sherpa a fondé une association avec laquelle elle accompagne des Népalaises dans leur projet alpiniste. "J’ai aidé deux veuves de Sherpas [leurs époux sont morts lors d'une grave avalanche en 2014] qui voulaient faire leur deuil au sommet de l’Everest", se souvient-elle avec fierté.
Shailee Basnet est devenue comédienne aux États-Unis, mais reste engagée au Népal : elle a fondé une association qui forme d'anciennes esclaves à l'alpinisme. Au Népal, environ 8 000 jeunes filles sont victimes d'esclavage moderne chaque année, d'après un rapport de l'ONG Plan International. "Ces jeunes filles n'ont plus rien lorsqu'elles survivent et souhaitent se réintégrer. Pas d'éducation, pas d'opportunité..."
Shailee a donc eu l'idée de leur proposer une véritable formation en alpinisme. "Il y a une demande grandissante pour les guides de haute-montagne féminins, car malgré le boom touristique, les agences n'ont quasiment que des guides masculins. Or il arrive que les familles étrangères préfèrent une femme à leurs côtés pour l'ascension".
Un jour, une de ces jeunes filles est venue la voir après avoir gravi son premier sommet à plus de 6 000 mètres. "Elle m'a dit quelque chose qui, pour moi, est la meilleure récompense possible : 'Shailee, si j'ai pu faire ce que j'ai fait aujourd'hui, c'est que je peux tout faire'."
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