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"C'est l'inverse de la justice" : la loi dont Edouard Philippe veut s'inspirer contre les casseurs est critiquée par les supporters

Pour mettre fin aux agissements des casseurs, le Premier ministre veut s'inspirer de ce qui a été fait en matière de lutte contre le hooliganisme. Un arsenal législatif dont les dérives sont dénoncées depuis plusieurs années par l'Association nationale des supporters.

Article rédigé par Thomas Baïetto
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5 min
Des supporters envahissent le terrain pour s'en prendre aux joueurs de l'Olympique Lyonnais, le 16 avril 2017 à Bastia (Corse). (PASCAL POCHARD-CASABIANCA / AFP)

"Il faut faire évoluer notre droit." Invité lundi 7 janvier du journal de 20 heures de TF1, le Premier ministre Edouard Philippe a expliqué vouloir s'inspirer des mesures prises "dans le courant des années 2000" dans les stades de football contre les supporters violents pour lutter contre les casseurs, à la manœuvre lors des manifestations des "gilets jaunes". "Nous avions pris des mesures (...) qui avaient permis de faire en sorte que ceux dont on savait qu'ils venaient au stade pour casser, provoquer et absolument pas pour assister à une manifestation sportive, puissent être, dès lors qu'ils étaient identifiés, interdit de participation à ces manifestations", a développé Edouard Philippe. Pour lui, "ce dispositif a bien fonctionné".

Le Premier ministre a ensuite évoqué une proposition de loi adoptée par le Sénat le 23 octobre, "assez analogue" à ce qu'il a en tête et qui avait reçu "un avis de sagesse du gouvernement". "Elle peut être déposée à l'Assemblée nationale dès le début du mois de février", s'est-il félicité. Ce texte prévoit la création d'une interdiction administrative de manifester, sur le modèle de l'interdiction administrative de stade (IAS) créée par la loi de janvier 2006 relative à la lutte contre le terrorisme.

"Le représentant de l'Etat dans le département, ou à Paris le préfet de police, peut, par arrêté motivé, interdire de prendre part à une manifestation déclarée ou dont il a connaissance à toute personne dont la participation à cette manifestation constitue un risque d'une particulière gravité pour l'ordre public", indique l'article 2. En clair, l'interdiction de manifester ne serait plus seulement prononcée par un juge. Ce dernier pourrait être remplacé par le préfet, avec moins de droit et de garantie pour la défense. Le texte prévoit également une obligation de pointer au commissariat pendant la manifestation et la création d'un fichier.

Une mesure jamais évaluée

A l'époque, cette proposition, peu médiatisée, n'avait pas échappé à l'Association nationale des supporters (ANS). Dans un communiqué publié en novembre, elle observait "avec inquiétude que le droit d'exception applicable aux supporters menace désormais d'autres catégories de citoyens" et s'étonnait du bilan positif que les sénateurs tiraient de l'IAS. Ce dispositif, à ne pas confondre avec les interdictions judiciaires de stade prononcées par un juge, "n'a jamais fait l'objet d'une évaluation publique. Ni le ministère de l'Intérieur, ni le Parlement, ni le Défenseur des droits n'ont effectué un bilan d'ensemble", rappelait l'association. "C'est facile de faire le tour des plateaux et de dire que ça marche quand tous les acteurs qui connaissent bien le sujet vous disent qu’il y a trop d'abus, constate aujourd'hui James, porte-parole de l'ANS. Cela ne cible pas que les racistes ou les hooligans."

Ce système est "l'inverse de la justice : vous êtes coupable et c'est à vous de démontrer que vous êtes innocent". James est bien placé pour le savoir : il fait l'objet d'une interdiction de stade de trois mois, cassée par le tribunal administratif. "On m'accusait d'avoir forcé un cordon de CRS pour rentrer sans billet. Il n'y avait rien de vrai. J'ai fait les recours mais il m'a fallu deux ans et demi pour être reconnu innocent", retrace-t-il. L'association assure que l'IAS a empêché des supporters de bénéficier de la réussite d'un concours administratif, a bloqué l'obtention d'un passeport ou motivé un refus d'embauche. Cette mesure, très contraignante, oblige parfois à pointer au commissariat jusqu'à deux fois par match.

"On renonce à la présomption d'innocence"

Pierre Barthélemy, l'avocat de l'Association nationale des supporters, regrette que l'Etat "continue dans le développement des mesures alternatives aux condamnations judiciaires" et rappelle que la liberté d'aller au stade ou de manifester est une "corollaire" de la liberté constitutionnelle d'aller et venir. "Quand on contourne le juge judiciaire, on contourne l'indépendance de la justice, les droits de la défense, le droit à un procès équitable et on renonce à la présomption d'innocence", estime l'avocat. Aucun chiffre officiel ne circule sur le nombre de personnes injustement sanctionnées. Mais Pierre Barthélemy indique avoir fait annuler "entre 90 et 95%" de la centaine d'IAS qu'il a eu à traiter. En mars 2016, un sénateur évoquait 40 recours, dont les deux-tiers avaient été annulés.

C'est hallucinant quand on sait le nombre de dérives.

Pierre Barthélemy, avocat

à franceinfo

"Celles qui sont contestées sont souvent cassées, mais les supporters contestent celles qui ont le plus de chance de l'être et nous n'avons pas de données suffisamment robustes sur ce point", nuance Nicolas Hourcade, sociologue à l'Ecole centrale de Lyon et spécialiste des supporters. S'il juge la mesure "dissuasive", le sociologue rejoint l'association sur les "risques d'abus et d'atteintes aux libertés publiques" et doute de sa faisabilité pratique. "Ces dernières années, le volume d’interdictions de stade (judiciaires et administratives) n’a pas dépassé les 600. Si on commence à interdire tous ceux dont le comportement pose problème en manifestation, cela fera un volume beaucoup plus conséquent", s'interroge-t-il.

"Les interdictions de stade n'ont pas suffi à restaurer l'ordre"

Sur le fond, cet outil n'a rien d'une solution miracle, prévient également le chercheur. "Dans aucun pays, les interdictions de stade n'ont suffi à restaurer l'ordre", rappelle-t-il. Il cite l'Angleterre, où l'IAS s'est accompagnée d'une hausse des prix, et l'Allemagne, où les autorités ont dialogué avec les associations de supporters.

Si on prend le modèle des stades de foot en se disant qu’il a suffi d’interdire de stade pour restaurer l’ordre, ce n’est pas vrai.

Nicolas Hourcade, sociologue, spécialiste des supporters

à franceinfo

L'ANS et Pierre Barthélemy espèrent que le débat sur l'interdiction administrative de manifester va permettre de remettre à plat sa cousine sportive. "La liberté d'aller au stade et la liberté de manifester ont la même valeur juridique", rappelle l'avocat, avant de dénoncer des réactions "à géométrie variable" sur le sujet. "Le fait que personne ne se soit opposé à cette mesure pour les supporters a préparé le terrain, estime-t-il. Le gouvernement a pu constater que ça ne choquait pas grand monde."

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