Euro 2016 : comment la Hongrie des années 1950 a gâché la meilleure équipe de tous les temps
Pendant quatre ans, les Hongrois ont régné sur foot mondial. Jusqu'à leur défaite en finale de la Coupe du monde en 1954. Le début d'un long passage à vide qui ne s'est achevé que ces dernières années. La Hongrie affronte ce dimanche la Belgique en huitième de finale.
Il y a un peu plus de soixante ans, la question ne se posait même pas. La Hongrie était la meilleure équipe de football du monde : les meilleurs joueurs, un fin stratège sur le banc, une tactique révolutionnaire, des années-lumières d'avance sur le Brésil et l'Angleterre, une moyenne de 8 buts infligés à chaque adversaire... Une étude statistique de la BBC a même consacré cette Hongrie des années 1950 à 1954 comme la meilleure équipe de tous les temps, devant le Brésil de Pelé, l'Argentine de Maradona ou les Pays-Bas de Cruyff. Comment expliquer alors l'incroyable traversée du désert d'un demi-siècle qui a frappé le foot hongrois, jusqu'à ce huitième de finale de l'Euro 2016 que l'équipe disputera contre la Belgique, dimanche 26 juin ?
Le onze d'or face à Miss Monde
L'essor de l'équipe hongroise au début des années 1950 est d'abord le fruit d'un incroyable concours de circonstances. Prenez les stars de l'équipe : Ferenc Puskas, qui aurait dû devenir apatride, car d'origine allemande, si les fonctionnaires du nouveau régime stalinien au pouvoir en Hongrie avaient bien fait leur travail. Tout comme son comparse Sandor Kocsis, dont le nom était Sandor Wagner à l'origine. Ou le pilier de la défense, Gyula Lorant, libéré d'un camp de prisonniers politiques en 1949 sur l'insistance du sélectionneur, Gusztav Sebes. Il avait pourtant tenté de passer à l'Ouest en compagnie d'autres footballeurs.
Entre 1950 et 1954, l'Aranycsapat –littéralement "le onze d'or"– règne sur le monde du football. Les Jeux olympiques d'Helsinki en 1952 sont une aimable formalité, malgré le coup de pression du dictateur communiste Matyas Rakosi qui appelle les joueurs le matin du match pour leur expliquer que tout autre résultat qu'une victoire les exposerait à de lourdes sanctions. L'adversaire du soir, la Yougoslavie, était en train de se détacher du bloc stalinien, le match se jouait aussi sur le terrain politique.
Ce n'est pas ce que les joueurs ont finalement retenu du match, qu'ils ont gagné 2-0. Eux ont les yeux rivés sur Miss Monde, de nationalité finlandaise cette année-là, qui remet les médailles à la fin du match (à 3'10 sur la vidéo ci-dessous). "J'ai regardé dans le journal le lendemain pour m'assurer qu'elle était aussi belle que dans mon souvenir", raconte le défenseur Jeno Buzanszky au journaliste Jonathan Wilson dans son essai sur le foot de l'Est, Behind the curtain (éd. Orion, 2006).
Vainqueurs du "match du siècle"
Le régime est prompt à récupérer une équipe qui ne partage pas ses idées : les champions olympiques sont reçus en grande pompe à Budapest. Ils sont décorés de l'Ordre national du mérite, bénéficient d'emplois de complaisance au ministère des Sports pour garder leur statut amateur (condition sine qua non pour participer aux JO), obtiennent la suppression de la Coupe de Hongrie pour ne pas trop les fatiguer et se font payer des vacances sur le prisé lac Balaton. Avant le Mondial 1954, dont ils sont les grandissimes favoris, les autorités leur octroient une préparation hivernale en Egypte avec des permissions de shopping "auxquelles ne pouvait prétendre personne en dessous du Politburo", raconte l'historien du football David Goldblatt dans sa monumentale histoire du football, The Ball is round (éd. Penguin, 2007).
A l'automne 1953, les Hongrois remportent "le match du siècle" à Wembley, face aux Anglais. Les prétentieux inventeurs du football ne sont pas simplement battus pour la première fois sur leur sol depuis la création des lois du jeu, ils sont humiliés 6-3. Et dire qu'un joueur anglais –jamais identifié– aurait dit en entrant sur le terrain, en parlant de Puskas : "Regarde ce petit gros, on va en faire de la chair à pâté". Après le match, la tonalité des commentaires a changé : "On a pris une leçon", reconnaît Jackie Sewell, joueur le plus cher du monde à l'époque, rappelle la BBC. Un autre joueur anglais, Stanley Matthews, a écrit dans son autobiographie que, ce jour-là, "l'histoire du football s'est écrite devant nous". Le jeu de l'équipe de Hongrie, rebaptisée "Magic Magyars", préfigure le football moderne et le football total hollandais, presque trente ans avant. A leur retour en Hongrie, 150 000 personnes fêtent les héros de Wembley.
La terrible désillusion de Berne
This ticket saw current world champions @DFB_Team_EN win their first #WorldCup. They've won another 3 since then... pic.twitter.com/WQyEqGcxKe
— FIFA Museum (@FIFAMuseum) 14 avril 2016
Un an plus tard, le train qui ramène les joueurs de l'équipe depuis la Suisse, théâtre du Mondial, évite la capitale, et s'arrête dans la petite ville de Tata, dans le nord-ouest du pays. La Hongrie vient de perdre la finale face à l'outsider ouest-allemand, qu'elle avait écrasé 8-3 lors des poules. Une courte défaite 3-2, une kyrielle d'occasions manquées, un Puskas sur une jambe, un but refusé pour un hors-jeu que l'arbitre assistant a mis une bonne minute à signaler... et des Allemands dopés, comme on le découvrira un demi-siècle plus tard.
N'empêche, la déception est terrible à Budapest. Les gens attaquent les appartements des joueurs et le siège de la radio nationale, des kiosques de la loterie nationale sont brûlés.
Les manifestants mêlent leur déception à leur révolte contre le régime. Une méchante rumeur affirme que la victoire de la RFA a été achetée contre une flottille de Mercedes, raconte Jonathan Wilson dans Behind the curtain. En réalité, entre deux et six joueurs hongrois ont fait le mur la veille de la finale, certains pour passer du bon temps avec des employées de leur hôtel. "Un de mes compagnons de chambre n'est rentré qu'à 6 heures du matin", a raconté Sandor Kocsis, sans jamais donner le nom de l'intéressé. Ceux qui sont restés n'ont guère plus dormi : des musiciens ont répété toute la nuit avant le championnat de Suisse de fanfares, qui se déroulait non loin de là...
"On ne nous l'a jamais pardonné"
Le ressentiment populaire est à la hauteur des espoirs placés dans l'Aranycsapat. "Je n'ai pas osé marcher dans la rue pendant plusieurs semaines, raconte le gardien Gyula Grosics à 11 Freunde (en allemand). J'appréhendais de lire le ressentiment et la déception dans les yeux des gens. Cette défaite aurait dû arriver avant la Coupe du monde, ou après. Mais pas en finale. On ne nous l'a jamais pardonné."
A commencer par le régime, qui prend rapidement ses distances avec l'équipe. Et dire qu'il avait fait imprimer des cartons d'invitation pour des réceptions fêtant le sacre mondial... avant le début de la compétition. Gyula Grosics raconte, encore : "On nous a convoqués jusqu'à un camp d'entraînement près de Budapest. Les plus hautes autorités de l'Etat sont venues, le patron du Parti communiste, Matyas Rakosi, le ministre de l'Intérieur, le chef de la police secrète. Dans son discours, Rakosi a dit : 'Aucun de vous ne doit avoir peur d'être puni pour ce résultat.' Je savais qu'il pensait exactement l'inverse."
La Hongrie demeure une place-forte du foot européen, mais le coeur n'y est plus tout à fait. Les coéquipiers de Puskas réussissent une série de 16 matchs sans défaite jusqu'en 1956, et s'offrent notamment le scalp du grand frère soviétique en amical (1-0) à l'automne 1954, pour la plus grande joie de leurs supporters, et pour le plus grand embarras des dirigeants.
Staline est mort, le régime hongrois est devenu plus libéral, mais cette autonomie est fragile. En 1956, l'URSS décide d'y mettre en fin en envoyant les chars sur Budapest et en portant au pouvoir un Stalinien canal historique. "Si la Hongrie avait gagné la Coupe du monde, il n'y aurait pas eu de contre-révolution, mais une foi durable dans le développement du socialisme dans ce pays", affirme le sélectionneur Gusztav Sebes. Une thèse reprise par l'historien Andrei Markovits, auteur du livre Gaming the World, interrogé dans le New York Times (en anglais) : "Cette équipe était tellement plus qu'une très bonne équipe de football. C'était l'unique espoir du pays."
Soixante ans de vaches maigres
C'est le début de l'épuration. Le gardien Grosics est forcé de rentrer au pays après avoir, une deuxième fois, tenté de passer à l'Ouest. Il est contraint de jouer dans un club loin de la capitale, surveillé de près par le régime. Le sélectionneur Sebes est démis de ses fonctions pour "penchants bourgeois". La plupart des stars profitent de matchs à l'étranger pour passer à l'Ouest. Puskas débarque ainsi au Real Madrid, Kocsis au FC Barcelone. Sans avoir beaucoup à chercher, raconte l'international Lajos Tichy, cité dans The Ball is round. "Nous n'avions pas encore eu le temps de défaire nos valises que nous étions entourés par les agents. Tous les joueurs, sans exception, ont reçu des offres." Le réseau de détection mis en place par Sebes pour repérer les jeunes talents du pays est démantelé. Le régime décide de sacrifier son équipe sur l'autel de l'orthodoxie.
Le traumatisme est durable pour l'équipe de Hongrie. Le pays fait son retour sur la scène internationale lors du Mondial 1986 au Mexique. Flanqué d'une flatteuse réputation, il se voyait n°1 européen, après une superbe campagne qualificative et une série de matchs amicaux très solides. Une défaite 6-0 pour son entrée dans la compétition face à l'URSS douche d'emblée l'enthousiasme des supporters. Et lance une série de 14 campagnes qualificatives ratées.
"Nous finissions par penser que, plutôt que d'être humiliés 6-0 de nouveau, c'était mieux de ne pas participer", raconte Gyorgy Szollosi, rédacteur en chef de la déclinaison hongroise du magazine FourFourTwo, interrogé dans The National (en anglais). Une étude menée en 2004 par l'UEFA montrait que la Hongrie était le seul pays européen où l'intérêt et la pratique du football avaient décliné depuis 1954. On y comptait même moins de terrains qu'un demi-siècle plus tôt. Tout sauf un hasard...
Les seuls souvenirs de ce glorieux passé étaient le pub baptisé "le 6-3" dans le quartier de Ferencvaros, à Budapest, et une bière qui porte le nom de Puskas, note le magazine allemand 11 Freunde. Jusqu'à cet Euro 2016 en France, qui redonne le sourire aux supporters et aux vendeurs de joggings. L'équipe nationale, qui est parvenue à se qualifier pour les huitièmes de finale, fera-t-elle à nouveau briller l'étoile hongroise dans l'Europe du foot ?
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.