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Mickaël Correia : "L'Argentine pleure Diego Maradona, son martyr cathodique"

La disparition de Diego Maradona mercredi a plongé l'Argentine dans un abîme de tristesse. A Buenos Aires comme dans tout le pays, le peuple porte le deuil de son héros, le reflet imparfait de toute une nation comme nous l'explique Mickaël Correia, journaliste et auteur du livre "Une histoire populaire du football".
Article rédigé par Loris Belin
France Télévisions - Rédaction Sport
Publié
Temps de lecture : 7min
 

On observe depuis mercredi toute la détresse du peuple argentin dans les rues, qu'est-ce qui explique ce lien si fort entre Maradona et les Argentins ?
Mickaël Correia
: "La base, c'est l'importance du football en Amérique latine, et en particulier en Argentine. Au début du XXe siècle est née une opposition entre les Britanniques, qui avaient importé le football avec un style très rude, physique et discipliné, et le jeu argentin des faubourgs de Buenos Aires. On l'a qualifié de criollo, littéralement créole, métisse car influence des immigrations ouvrières espagnoles, italiennes et juives. C'est une façon bien plus individualiste de jouer au football, plus créative, "la nuestra", la nôtre comme disent les Argentins. Le criollo, il se joue sur les terrains vagues, les potreros, là où Maradona a appris à jouer. Il le dit, ses plus grandes expériences de football, ce sont sur ces potreros, quand les poteaux sont des bouts de bambou et que l'enjeu, c'est un sandwich et un Coca. C'était l'expérience la plus pure pour lui, l'expression de la nuestra. Le football est un des rares espaces d'expérience partagée de toutes ces communautés, un ciment social de l'identité argentine."

"El pibe de oro", le gamin en or, son surnom est passé à la postérité, mais sans qu'en France, on ne comprenne complètement la portée de ces mots. A quel point ce surnom raconte ce qu'était Maradona ?
M.C. : "Le pibe dans la culture populaire argentine, c'est le Gavroche, l'enfant des rues qui, pour survivre, doit ruser, se débrouiller, tricher, voler. Même ses proches le disent, Maradona, c'est l'incarnation du pibe : le football de feintes, de ruse, à l'image de la main de Dieu. Ce n'est pas la victoire par la force, mais par la tromperie. Le pibe, c'est aussi le gamin capricieux, facétieux, qui est rétif à l'autorité. Maradona se drogue, sort… il n'en fait qu'à sa tête. Plus il fait de facéties, de déclarations guignolesques, voire affligeantes, plus il est ce gamin pibe."

Cette mano de Dios a dépassé le cadre purement sportif dans l'histoire de l'Argentine ?
M.C. : "Il y a quelque chose de vraiment propre à l'identité argentine : c'est la lutte permanente entre deux modèles. L'Argentine s'est toujours demandée si elle était un Etat à part entière qui veut s'identifier à la civilisation européenne, ou si elle était toujours un Etat figure de la barbarie, de la pampa, du gaucho, des grands espaces vierges où c'est le cow-boy qui fait ses propres lois. Maradona, avec sa main, a beaucoup interrogé les intellectuels argentins sur la question de l'individualité, qui est très importante en Argentine. Jorge Luis Borges en 1946 disait : 'L'Argentin est différent des Américains du Nord et de presque tous les Européens, il ne s'identifie pas à l'Etat. L'Argentin est un individu, non un citoyen.' Le peuple se reconnaît là-dedans et donc en Maradona."

Le peuple argentin s'identifie à ce héros du peuple qui est mis à nu avec ses blessures et ses fragilités

Cet attachement à Maradona, on le retrouve aussi à Naples, et à ce rapport à la rue napolitaine, c'est ce qui a crée ce lien avec le club du Napoli et ses supporters ?
M.C. : "Naples, c'est la ville stigmatisée, tempétueuse, volcanique, bordélique. Ça correspond beaucoup au caractère de Maradona. L'enfant des rues, malin, dans la débrouillardise, le pibe argentin, existe aussi à Naples, on le nomme le scugnizzo. Maradona, il a la figure de l'enfant sur les terrains avec son 1,66m, un peu rondouillard et capricieux. Ce qu'a fait Maradona à Naples, c'est comme en Argentine avec Boca Juniors. Boca, c'est le club populaire, et son grand rival River Plate, le club des millionnaires. Maradona va apporter plein de victoires à Boca et leur redonner une fierté. C'est exactement la même chose à Naples, la ville du Sud déshéritée, gangrenée par la mafia. A l'époque, l'ennemi, c'était les clubs du Nord industriel, la Juventus, Milan... Les Sudistes étaient qualifiés de 'cul-terreux'. Quand Maradona remporte le championnat d'Italie puis la Coupe de l'UEFA, il redonne des lettres de noblesse à la ville et une revanche au Sud populaire et le Nord."

Maradona devient tout de même un monstre de popularité, malgré tous ses excès ?
M.C. : "C'est aussi ce qui relie Naples à l'Argentine. C'est dépasser, ou en tout cas casser, l'ordre moral. Maradona n'hésite pas à se mettre en scène, il prend de la drogue, il a plein d'aventures sexuelles, il roule en grosses voitures, mais en même temps reste près du peuple et de sa famille. Il se contrefout de l'ordre moral, il fait ce qu'il veut. Beaucoup de jeunes vont aimer ça, en Argentine comme à Naples, de mettre à bas l'ordre moral bourgeois et de savoir que cela choque que quelqu'un, issu des bas-fonds en Argentine, puisse caresser les sommets du sport.
Le ressort religieux, du sacré, est aussi très important. A Naples, Maradona résonne avec la "Maronna", la vierge Marie en Italie. Il est très catholique, se signe, embrasse sa croix avant de rentrer sur le terrain. Les napolitains se reconnaissent dans ce personnage-là. Il y a une dimension christique, Maradona est un martyr, non pas catholique, mais cathodique. C'est un géant qui met en scène ses fragilités. On le suit en direct être arrêté, en pleine opération chirurgicale, dans ses frasques amoureuses. C'est un vrai chemin de croix, des sommets jusqu'à en prendre plein la tronche de la part des institutions du football, de la justice et des médias… Mais qui résiste. Le peuple argentin s'identifie à ce héros du peuple qui est mis à nu avec ses blessures et ses fragilités.
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"L'histoire de Maradona en fait un personnage digne d'une tragédie romaine classique

Ses problèmes d'addiction, de santé, ses ennuis personnels… C'est ce qui l'a aussi rendu plus populaire en Argentine ?
M.C. : "Complètement. Parce que les gens se reconnaissent en lui. Les icônes populaires d'aujourd'hui ont une image très contrôlée. Cristiano Ronaldo prend très soin de son corps, avec des enjeux marketing énormes. Maradona, il est obèse, il se fait poser un anneau gastrique... Cela joue encore sur sa popularité. Son histoire en fait un personnage digne d'une tragédie romaine classique, de l'ascension à la table d'opération. Maradona donne le meilleur comme le pire, aussi populaire que populiste. C'est un Dieu foutraque, éminemment humain, et c'est ce qui le rend si attachant."

Ces manifestations d'émotion, on imagine difficilement les voir en France pour des sportifs. C'est une différence culturelle selon vous ?
M.C. : "Il y a sans doute quelque chose de très latin dans cette expression du deuil, aussi dans l'Europe du Sud. Et puis, c'est le football en Italie ou en Argentine. En France, le football n'est pas encore une culture à part entière. En Argentine, le football et l'identité collective sont étroitement liés. Hier soir, je voyais aux informations un Argentin dire que "c'est un bout de l'Argentine qui est mort". C'est un porte-voix de tout un pays, qui a fait subir une humiliation à l'Angleterre peu après la Guerre des Malouines, en faisant appel à la culture populaire argentine. C'est pour cela que ça cristallise autant d'émotions."

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