Vodka dans les vestiaires, dopage et coups de gueule : Vitali Moutko, le "parrain" déchu de la Coupe du monde 2018
Un temps ministre des Sports, patron de la fédération de foot, boss des JO de Sotchi et maître d'œuvre de la Coupe du monde 2018, Vitali Moutko a dû renoncer une à une à toutes ses casquettes. Récit d'une chute.
Il aurait pu connaître son heure de gloire en siégeant à la droite de Vladimir Poutine pendant tous les matchs de la Coupe du monde 2018. Avec un peu de chance, la Russie aurait fait un bon parcours et on se serait souvenu de l'homme qui a redressé la Fédération lors de ses quinze ans de mandat. On aurait oublié les scandales qu'il traîne... des anonymes du curling aux stars du foot. Récit de l'ascension, puis de la chute du "parrain" du sport russe, Vitali Moutko, victime du remaniement consécutif à la réélection de Vladimir Poutine.
Le boss redouté du sport russe
Le jeune Vitali, qui patauge dans ses études pour embarquer dans la marine marchande, prend sa carte du parti à peine entré dans la vingtaine à la fin des années 70. Il ne lui faut qu'une décennie pour gravir les échelons et devenir le patron de la région de Kirov. Dans cette URSS crépusculaire, il parvient à se caser au sein de la mairie de Leningrad, bientôt redevenue Saint-Petersbourg. Il y rencontre un certain Vladimir Poutine, un ancien du KGB, avec qui il façonne l'organisation du premier événement sportif organisé en Russie après la chute du Mur, les Goodwill Games, retrace le Moscow Times. Les deux hommes ne se perdront plus de vue.
Là où Poutine connaît une ascension politique fulgurante, Moutko entame une boulimie de mandats dans le monde du sport. Il devient tour à tour patron du Zenith Saint-Petersbourg (1997), cofondateur de la Russian Premier League (2001), patron de la Fédération russe de football (2005), accapare les sièges dévolus à la Russie à la Fifa et au Comité international olympique, tout en gardant un mandat de député qui lui permet d'exister sur la scène politique.
Cette grande gueule aborde de front les sujets qui fâchent. Prenez cette conférence de presse lunaire, citée dans le livre Football Dynamo, après un mach perdu quand il dirigeait le club pétersbourgeois : "En Russie, acheter un match de championnat coûte 75 000 dollars. Tout le monde sait ça. Je me souviens d'un match contre le Spartak Moscou, où nous [le Zénith] menions 1-0 à la pause, et tout l'état-major du Spartak m'avait remercié à la mi-temps [comme s'il avait donné son accord pour balancer le match]. Je n'ai pas compris pourquoi sur le coup. Quand on a finalement perdu 2-1, j'ai compris pourquoi. Et dire que j'étais resté assis comme un idiot."
Devenu président de la fédération russe, il promet un grand ménage. Dans les divisions inférieures, où les clubs sous-financés versent des salaires dérisoires à leurs joueurs, on l'attend toujours. Et la fédération ne montre pas le bon exemple : n'a-t-il pas fallu qu'un oligarque mette la main à la poche pour payer les pharaoniques arriérés de salaires de Fabio Capello, sélectionneur de 2010 à 2015, que Moutko voulait pousser dehors ?
Vestiaires, vodka, victoires
Autre marque de fabrique de Moutko, un interventionnisme forcené. L'homme est capable de boire de la vodka avec ses joueurs après une défaite du Zénith 7-1 ou de s'incruster dans le vestiaire de la sélection, une fois devenu président de la fédération. "C'est la coutume que le président de la fédération souhaite bonne chance aux joueurs, se souvient Guus Hiddink, le sélectionneur néerlandais de la Sbornaya entre 2006 et 2010, toujours dans le livre Football Dynamo. Le problème, c'est que monsieur Moutko n'arrêtait pas d'aller et venir dans le vestiaire, avant un match contre l'Estonie. Il a fallu que je lui ordonne de sortir pour qu'on puisse se concentrer sur la rencontre." Vœu pieux. Dès qu'Hiddink a le dos tourné, Moutko se retrouve à donner des conseils tactiques aux défenseurs. Choc des cultures ? "Hiddink boit trop de café. A force d'en boire vingt tasses dans son hôtel, ça ne lui réussit pas", grommelle Moutko, éconduit une deuxième fois. "Aucun entraîneur russe n'aurait osé [dire à Moutko de sortir] sous peine d'être viré dans la minute", souligne Igor Rabiner, auteur du livre Comment la Russie a obtenu le Mondial 2018, non traduit en français.
La consécration arrive quelques mois plus tard, quand Dmitri Medvedev, président intérimaire entre deux mandats de Poutine, nomme Moutko ministre des Sports. Sa première action ? Convaincre sa hiérarchie du bien-fondé d'une candidature à la Coupe du monde. Certes, grâce à la règle de l'alternance des continents, l'édition 2018 de la compétition semble promise à une nation européenne. Mais le Kremlin hésite après avoir obtenu les Jeux de Sotchi l'année précédente. Pire, le FSB (le petit nom du KGB désormais) n'est pas chaud.
Avec son bagout, Moutko emporte le morceau. "Ce qui a joué, c'est sa connaissance de Poutine, qui est un homme qui encourage les grands projets, le seul moyen de faire bouger le pays, explique à franceinfo Igor Rabiner. Organiser la Coupe du monde, cela veut dire construire de nouveaux aéroports, des stades, des routes, des hôtels. Moutko a joué là-dessus en connaissance de cause." Fin psychologue – et pas qu'avec Poutine – le ministre repère rapidement les bonnes personnes avec qui s'allier au sein de la Fifa et se démultiplie en coulisses, raconte le livre The Ugly Game, qui revient sur l'attribution des Coupes du monde 2018 et 2022. Et pas que sur le terrain sportif : quelques jours après la visite de la délégation russe pour tenter de décrocher le vote qatari pour le Mondial 2018, les deux pays scellaient un accord gazier.
"Moutko, ce n'est pas n'importe qui"
Sans faire partie des intimes du leader russe, Vitali Moutko gravite parmi ceux qui comptent au sommet de l'Etat. "Les cercles autour de Poutine fonctionnent par strates sédimentées avec le temps, analyse pour franceinfo Arnaud Dubien le président de l'Observatoire franco-russe. Moutko en fait partie depuis vingt ans, ce n'est pas n'importe qui. Car il y a très peu de nouveaux entrants." Tantôt le bras armé du président sur les dossiers chauds, parfois fou du roi à ses dépens. Le journal suisse Le Temps raconte que Poutine s'est un jour permis un jeu de mots dégradant sur son nom, pour lui reprocher d'avoir bradé les droits du foot russe à des chaînes câblées inaccessibles au supporter moyen. Mais Moutko n'a cure du ridicule, la seule chose qui lui importe, c'est l'oreille du président.
Les remontrances de tout autre supérieur restent lettre morte. Prenez les JO de Vancouver, en 2010, la première compétition où Vitali Moutko est attendu en termes de résultats. L'équipe russe réalise une performance calamiteuse (11e nation avec 15 médailles, pire total de l'histoire du pays). Dans le même temps, le ministre est épinglé pour avoir commandé... 4 000 euros de petits-déjeuners pour sa chambre d'hôtel. La facture totale de son séjour canadien s'élève à 30 000 euros pour vingt jours sur place, avec madame invitée aux frais du contribuable. Première réaction, le mépris : "Vous avez vu combien coûte le séjour de la délégation française ?", se défend-il. Deuxième réaction : le silence ; quand Dmitri Medvedev lui demande de "prendre ses responsabilités".
Medvedev a rétrogradé dans la hiérarchie quand arrivent les Jeux de Sotchi, en 2014. Pas Moutko, chargé de superviser d'une main de fer le grand-œuvre de l'ère Poutine. Sur place, son rôle consiste surtout à prendre les mauvais coups et à laisser le beau rôle au grand patron. "On aurait dit ce vieux cliché datant de l'époque de Staline : le grand leader ne peut pas avoir connaissance de ce qui se passe mal sur le terrain, raconte à franceinfo le journaliste Arnold van Bruggen, qui a suivi sur The Sochi Project les préparatifs des Jeux pendant des années – avant de se voir interdit d'entrée sur le territoire russe en 2013. Les gens écrivaient directement à Poutine pour leur dire ce qui n'allait pas dans leur rue ou dans leur village. C'était du pain bénit pour la propagande du régime, qui pouvait mettre en avant quelques cas où le président était personnellement intervenu pour leur donner gain de cause. Moutko était là pour jouer alternativement le porte-parole ou le chien de garde."
"Le style russe, agressif et bruyant"
On apprendra bien après que la réussite de beaucoup d'athlètes russes à domicile n'était due qu'à un système de dopage sophistiqué. Dans le rapport McLaren, qui dévoile l'organisation tentaculaire pour échapper aux contrôles antidopages, le nom de Moutko apparaît une vingtaine de fois. Une deuxième enquête pour déterminer si la Russie peut participer aux Jeux de Pyeongchang, diligentée par l'avocat canadien Richard Pound, vétéran de la lutte antidopage, arrive aux mêmes conclusions. "Moutko n'a fait que parler", se souvient dans un sourire "Dick" Pound après une entrevue avec le ministre prévue avant la publication de son rapport. En russe, forcément, vu son niveau catastrophique d'anglais. "Sur deux heures de réunion, il a dû monopoliser la parole 1h50, chercher à nous éblouir avec tout ce qu'il avait réalisé pour améliorer la lutte antidopage, et bla bla bla... La seule chose d'utile qui est ressortie de cet entretien, c'est qu'il ne pouvait pas dire qu'on ne l'avait pas reçu."
Pound, qui avait dû composer avec des officiels de la délégation de l'URSS du temps des Jeux de Montréal en 1976 note une nette inflexion de style : "Là où mes interlocuteurs soviétiques étaient beaucoup sur la défensive, Moutko, c'est le style russe par excellence : agressif et bruyant."
Rattrapé par les scandales, Moutko a dû se mettre en retrait de nombre de ses postes. Il s'est mis en congé du comité d'organisation du Mondial, à quelques mois de l'échéance, et de la fédération russe. Il a cédé son siège à la Fifa et au CIO, pour y installer ses affidés. Même sa promotion au rang de vice-Premier ministre avait des airs de punition. "Ce n'est plus lui qui gère directement les dossiers, ou rencontrera ses homologues, comme Laura Flessel", remarque Arnaud Dubien.
Mais difficile pour Poutine de franchir la ligne jaune en le remerciant : "Aujourd'hui, la question de son maintien au gouvernement ne porte plus sur sa proximité avec Poutine, mais sur la stratégie du déni, estime Konstantin Gaaze, chercheur au Carnegie Center de Moscou. Limoger Moutko constituait une forme d'aveu." Le ministre fait figure de fusible idéal, insiste le politologue. "Tant qu'il reste en place, le Kremlin a beau jeu d'affirmer qu'il ignorait tout du système de dopage mis en place."
D'où le choix de Vladimir Poutine de lui trouver un placard doré avec le maroquin de vice-premier ministre chargé de la construction, lors du remaniement du 18 mai dernier. Un titre qui évitera à Poutine de devoir composer avec Moutko au premier rang de la tribune officielle. Le ministre déchu aura tout le temps de méditer sur sa réponse à la question du pugnace intervieweur Vladimir Pozner, en 2009, "qu'est-ce que vous direz quand vous apparaîtrez devant Dieu ?" : "Je suis désolé si j'ai fait quelque chose de mal."
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