Manitou de la com', conseiller de l'ombre... Philippe Tournon, "l'ancien combattant" qui fait régner l'ordre chez les Bleus depuis 1983
Depuis le début des années 1980, cet ancien journaliste de "L'Equipe" est le conseiller de l’ombre des sélectionneurs et des stars de l’équipe de France. A 75 ans, il continue de verrouiller les apparitions médiatiques des joueurs avec une certaine maestria.
Antoine Griezmann se marre. Une voix électronique d'une application de traduction sortant du portable d'un journaliste espagnol vient de lui poser une question sur son avenir à l'Atlético Madrid, en pleine conférence de presse des Bleus, mardi 12 juin à Istra (Russie), alors que débute leur Coupe du monde. Aux côtés de l’attaquant, un homme n’apprécie ni la méthode ni la question. "Non. Question suivante", tranche-t-il, l'index autoritaire, le visage fermé. Et de glisser à "Grizou" : "Non. Ne réponds pas." A bientôt 75 ans, Philippe Tournon, l'inoxydable chef de presse de l'équipe de France, veille sur la communication du onze tricolore depuis 1983 (presque) sans interruption.
Cinq Mondiaux, six Euros… Le natif de Montauban (Tarn-et-Garonne) a connu les triomphes (le Mondial 1998 et les Euros 1984 et 2000) comme les déroutes (l’échec de France-Bulgarie en 1993 et l’élimination dès les poules au Mondial de 2002). Toujours en première ligne. Tour à tour aux côtés des Platini, Papin, Henry, Zidane, Anelka, Giroud…
"Soyez disciplinés entre vous !"
Cahier à spirale à la main, engoncé dans son jogging officiel des Bleus et le doigt tendu en conférence de presse pour désigner le chanceux qui aura le droit de poser sa question, c’est lui qui mène le bal, quitte à tancer les médias. "Soyez disciplinés entre vous ! Mais je doute que vous le soyez", assénait-il ainsi en 2012 en Ukraine. "Arrête de gigoter ! Tu vois bien que tu les déranges", rabrouait-il un cameraman sur le bord du terrain.
J'ai toujours revendiqué le titre de chef de presse et pas d'attaché de presse. Chef de presse, ça a un côté un peu plus militaire, mais bon, je m'en accommode.
Philippe Tournonà BeIN Sports
"Philippe connaît le métier comme personne. Il a tout vu, tout vécu, sauf le Mondial 2010 en Afrique du Sud, et je ne pense pas que ça lui manque. Il a une expérience que tout le monde devrait lui envier avec le coach, avec les joueurs", résume François Manardo, son successeur de 2008 à 2010. Pour lui, c’est un véritable "stratège" du poste. Au même titre qu’un meneur de jeu, c’est lui qui oriente la com’ : à lui de choisir les joueurs qui passent en conférence de presse d’avant et d’après-match et, pour les moins à l’aise, à éviter les pièges de l’exercice. "Quand il y a un gros problème, on essaie de préparer les joueurs. Par exemple, entre les deux barrages contre l'Ukraine (en novembre 2013 pour la qualification en Coupe du monde au Brésil), je leur ai fait passer quelques formules de circonstances. Je le fais rarement, je m'étais cru obligé de dramatiser la situation parce que les médias attendaient des guerriers, des phrases fortes. Pour préparer les braises sur lesquelles on allait souffler afin de remonter ces deux buts", confiait-il au Télégramme.
"Il sait flatter l’ego des confrères"
C’est aussi lui qui organise les entretiens individuels avec les journalistes soigneusement sélectionnés avant le début de la compétition. Et pour y parvenir, sa capacité de persuasion fait sa force. "Quand il frappait à ma porte pour une interview, je disais non, systématiquement, sourit l’ancien attaquant des Bleus Christian Perez. Mais je me faisais tirer l’oreille. Et au final, je descendais..." Pour arriver à ses fins, Tournon "sait pianoter sur toute la gamme. Il sait trouver les mots pour convaincre un joueur huit fois sur dix de faire ce qu’il veut lui faire faire", confirme François Manardo.
En interne, l’avis des anciens est unanime. L'homme est "charmant", "gentil", "attentionné". Le cornac idéal, amoureux de la bonne chère, peu porté sur le footing, mais toujours partant pour pousser la chansonnette, confiait Aimé Jacquet à Libération. Et de l’autre côté des micros, même son de cloche.
"Il est très respecté par les journalistes qui pourraient être ses fils ou ses petits-fils", assure Guy Sitruk, ancien journaliste sportif et ami de longue date. Dominique Le Glou, spécialiste du foot à France Télévisions, confirme : "Il a un petit côté colérique, mais il n’est pas méchant, et toujours très arrangeant, très réglo." En conférence de presse, Philippe Tournon connaît tout le monde et donne la parole aux journalistes en les appelant par leur nom. Une bonne technique pour flatter les ego, parfois prononcés, mais avec quelques nuances.
Il est là pour défendre les intérêts des Bleus, protéger le collectif, mais aussi les contrats... C’est très clair dès le départ : tu as les droits de diffusion de l’équipe de France, tu travailles, tu n'as pas les droits, tu fais comme tu peux.
Dominique Le Glou, ancien journaliste sportifà franceinfo
"J'ai à gérer deux populations qui ne s'aiment pas d'un amour fou, analysait le chef de presse à beIN Sports. Les journalistes (...), qui voudraient bien pouvoir tout voir, tout savoir, aller partout, voir qui ils veulent, quand ils veulent. Et l'autre population, celle de l'équipe de France, du staff, des joueurs surtout, qui se passeraient bien des médias pour préparer leur match tranquillement."
Un ancien de "L'Equipe" à qui on ne la fait pas
Cette capacité à jongler avec l’un et l’autre peut s'expliquer par son parcours professionnel. Philippe Tournon a d’abord été lui-même journaliste à la rubrique football de L'Equipe de 1966 à 1982. C’est à l'orée de la quarantaine que Fernand Sastre, président de la FFF à l’époque, lui propose de changer de vie. "J’ai créé le poste de chef de presse des Bleus à la demande du sélectionneur Michel Hidalgo après le Mondial 1982", raconte Philippe Tournon au Monde.
"Il a pris le risque de quitter L’Equipe pour la Fédération", souligne un journaliste fin connaisseur des Bleus qui côtoie régulièrement Philippe Tournon. "C’était un peu surprenant car il était rédacteur en chef adjoint en charge du foot, la partie la plus importante du journal, abonde Guy Sitruk. A l’époque, c’était assez rare. La frontière était beaucoup plus marquée entre journalisme et communication."
Ce changement radical intervient alors que le métier de journaliste est en pleine mutation. Progressivement, la couverture du football déborde des terrains pour s'intéresser davantage aux à-côtés, aux personnalités des joueurs. Une "peopolisation du sport" et du journalisme sportif que regrette Philippe Tournon lors d'une interview à VL Media. Lui voulait être témoin privilégié de ce qui se passait sur le terrain et dans les vestiaires, "mais pas plus".
Passé de l’autre côté, il change les règles du jeu. "C’est lui qui a modernisé le rapport des Bleus avec les journalistes, analyse l’ancien international Daniel Xuereb, qui a connu l’avant-Tournon. Avant, [les journalistes] entraient dans les vestiaires, parlaient aux joueurs. C’était parfois tendu, parce que certains les taillaient dans le journal et venaient ensuite les flatter pour obtenir des infos. Nous n’avions même pas de salle de presse à l’époque. Il a mis de l’ordre." Désormais, il verrouille tout. "Avant un Mondial, c’est le défilé des grands médias à la fédé, chacun veut son interview, ses accès, et tout passe par lui", confirme un journaliste qui suit les Bleus.
Ça fait ancien combattant, mais je raconte toujours que, quand j’étais jeune journaliste, on était 7 à suivre l’équipe de France. Avant 1998, ils étaient 25. Après 1998, ils étaient 60. Aujourd’hui, vous êtes entre 120 et 140 journalistes.
Philippe Tournonà Foot365
Si le nombre de journalistes a flambé, lui reste seul aux manettes à un poste où, dans les autres sélections, ils sont deux ou trois. "C’est déjà difficile quand ça va bien, mais quand le climat se tend, quand un scandale éclate, quand les résultats ne sont pas au rendez-vous, c’est dur, très dur", salue François Manardo, qui a été emporté par la tempête Knysna, en 2010.
L'homme qui parlait à l'oreille des sélectionneurs
Mais outre ce rôle de grand chambellan des Bleus, il est aussi devenu au fil du temps l’homme de confiance des sélectionneurs. Aimé Jacquet aurait-il réussi à mener les Bleus jusqu’à la victoire en 1998 sans Philippe Tournon ? Pas sûr. Durant les matchs de préparation du Mondial français, le onze tricolore ne brillait pas. La presse spécialisée tirait à boulets rouges sur le sélectionneur national. "C’était une époque où Aimé Jacquet était un peu esseulé. Dans ces moments-là, ça fait du bien d’avoir du réconfort", glisse l'ancien journaliste Guy Sitruk.
Pour redorer l’image du sélectionneur, Philippe Tournon a une idée. "Il a amené Jacquet à la rédaction de L’Equipe l'année qui a précédé la Coupe du monde, se souvient Guy Sitruk. Les journalistes ont découvert un homme convaincu, avec une vraie vision et capable d’en parler. Il a fait la même chose avec la presse quotidienne régionale. Cela correspondait bien à Jacquet, qui est un homme de la terre. Une opération réussie car il leur a ainsi fait découvrir un Jacquet méconnu, tel qu’il est, passionné." Les matchs suivants donnent raison à Aimé Jacquet. La France gagne sa Coupe du monde et le sélectionneur tire sa révérence en héros national. Sa biographie, Ma Vie pour une étoile (éd. Robert Laffont, 1999), a été écrite par Tournon, son complice qui l'avait suivi comme joueur puis entraîneur lorsqu'il était journaliste à L'Equipe.
Ce rôle de conseiller, Tournon l’a aussi tenu pour le sélectionneur Jacques Santini. Avant l’Euro 2004, Claude Simonet, alors président de la FFF, ne veut pas renouveler le bail accordé à l'ancien entraîneur de Lyon. Vexé, ce dernier décide d'accepter une offre du club anglais de Tottenham. Philippe Tournon lui conseille alors de le dire au plus vite, avant que la presse anglaise n'en fasse un pataquès et perturbe la compétition des Bleus. Alors que les rumeurs se font insistantes, le sélectionneur brise le silence le 3 juin, soit dix jours avant le premier match des Bleus. "Tournon a été de bon conseil. Et Santini a bien réagi en écoutant ce conseil avisé", analyse Guy Sitruk.
"Je n’aurais pas laissé Domenech lire le communiqué"
Mais Philippe Tournon n'a pas toujours eu l'oreille des sélectionneurs tricolores. A l’arrivée de Raymond Domenech à la tête des Bleus, en 2004, le communicant est mis sur la touche. "C’était le choix de Domenech, lâche Guy Sitruk. Il voulait donner un grand coup de pied dans le passé, rajeunir les cadres et mettre des hommes à lui." Domenech, qui coachait les Espoirs depuis 1993, décide de faire confiance à son staff.
Une aubaine finalement pour Philippe Tournon, qui échappe au fiasco de Knysna. Sa présence dans l’équipe pour le Mondial 2010 en Afrique du Sud aurait-elle pu éviter aux Bleus de sombrer dans le ridicule ? "La seule chose que je peux, en toute honnêteté, affirmer, c’est que je n’aurais pas laissé Raymond Domenech lire le communiqué [des joueurs grévistes], assure-t-il à RTL. J’aurais lu le communiqué. Mais je pense que ça n'aurait pas changé grand-chose fondamentalement. Ils ne seraient pas sortis du bus pour autant."
La déroute des Bleus signe la fin de la carrière de Raymond Domenech en équipe de France. Laurent Blanc, un des joueurs cadres de 1998, est choisi pour lui succéder. Et qui revient sur le devant de la scène ? "Laurent Blanc ne savait pas trop qui prendre comme chef de presse. Comme il avait une totale confiance en Philippe Tournon, qu'il avait côtoyé depuis ses débuts dans l'équipe de France, il s’est rendu à l’évidence", se souvient un journaliste qui suivait les Bleus à cette époque. "Après Knysna, il fallait 'nettoyer le paysage'. Demander Tournon comme chef de presse, ce n’était pas illogique", pointe Guy Sitruk. "Je ne m'y attendais pas du tout. Ça a duré deux ans [avec Laurent Blanc] et je pensais vraiment que, cette fois-là, c'était terminé", jure Philippe Tournon dans Le Télégramme.
"Deschamps sait que c’est une tombe"
Quand Laurent Blanc quitte l’équipe de France deux ans plus tard, après un Euro 2012 raté, un autre taulier des Bleus de 1998 le remplace : Didier Deschamps. Et "Dédé" demande à Philippe Tournon, qu’il connaît si bien lui aussi, de rester. "En 1998, Tournon était un peu le grand frère pour ces jeunes joueurs qui ne savaient pas communiquer. Il a toujours été de bon conseil et ils étaient contents de s’appuyer sur lui. Une relation de confiance s’est créée. Deschamps sait que Tournon, c’est une tombe, qu’avec lui, rien ne va sortir", analyse Guy Sitruk.
Le titre mondial, c’est un peu leur porte-bonheur. Mais plus que le titre, c’est le temps qui a construit leur relation.
Guy Sitrukà franceinfo
Les deux hommes s’estiment et se connaissent par cœur. "C’est mon neuvième sélectionneur, estime Philippe Tournon dans VL Média. C’est un garçon extrêmement ouvert. Il connaît tous les pièges. Il se protège. Il a toujours le bon mot, la bonne attitude." Entre eux, glisse un journaliste familier des Bleus, "il peut y avoir des mises au point. Il y a eu un petit accrochage avec Deschamps après un sujet de Canal+ sur Benzema. Tournon y dit : 'Je regrette que Didier ne veuille pas s’exprimer'. Deschamps n’a pas aimé cette petite phrase."
Sous l’ère Deschamps, Tournon joue les prolongations. "Dans ma tête, c’était assez écrit, finir au Brésil, ce serait magnifique." Mais en 2014, "avant la Coupe du monde, Didier m’a convoqué dans son bureau. Il me fait : 'Tu veux arrêter ? Mais attends, tu es en pleine forme, tu as recréé une bonne ambiance avec les médias. Non, l’Euro en France, tu le fais avec nous !'" Et Tournon est resté. Une fois de plus. Mais cette fois, c’est sûr. A la fin du Mondial 2018 en Russie, Philippe Tournon raccrochera les crampons. A moins que...
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