"Il a fallu se battre" : comment le foot féminin s'est peu à peu imposé dans un club amateur du Rhône
Près de quinze ans après la création de sa section féminine, le club de Genas réunit plus de 140 joueuses et fait partie des plus importants de la région. Un développement de longue haleine, à l'équilibre toujours fragile.
Elle n'a que ces noms en tête. "Griezmann, Mbappé, Sarah Bouhaddi et Eugénie Le Sommer..." Assise sur le rebord d'une fenêtre du local du club de foot amateur de Genas (Rhône), Maëlys François énumère les noms de ses idoles, un large sourire aux lèvres. Comme chaque mardi soir, la collégienne de 12 ans, joueuse depuis quatre ans, s'entraîne sur le terrain Edmont Pouzet avec son équipe de U13 féminine (les filles de moins de 13 ans), un moment qu'elle attend toute la semaine.
"C'est mon cousin qui jouait qui m'a donné envie. J'ai tout de suite adoré l'esprit d'équipe, l'ambiance, explique-t-elle avec aplomb, en balançant ses jambes le long du mur. Tous mes amis savent que je joue au foot, je suis tout le temps en survêtement. La seule chose qu'ils ne savent pas, c'est que je suis gardienne comme mes deux sœurs." Quant à la possibilité d'en faire son métier, la joueuse au visage parsemé de taches de rousseur est très claire : "Mon but, c'est de passer les détections à Lyon pour ensuite intégrer une section sport étude."
"On se prenait parfois des 20-0 par match"
Au sein du club, le cas de Maëlys est loin d'être isolé. C'est même plutôt la tendance : le club rhodanien fait partie des plus grosses structures du département pour le foot féminin. Sur les 540 licenciés garçons et filles que compte le club, 140 sont des joueuses, réparties en huit équipes du niveau U9 à senior, évoluant jusqu'au niveau régional.
Ce mardi soir, l'un des trois terrains du complexe Pierre Peyronnet, situé à vingt kilomètres de Lyon, est occupé par les U15, U13 et U11. Par petits groupes, les joueuses enchaînent les exercices : vitesse, passe, tir. Malgré un ciel printanier sans nuage, un vent froid souffle sur le terrain. Adossés contre les barrières du terrain, des parents observent l'entraînement en discutant, sous le bruit des frappes de balle.
Debout en survêtement floqué aux couleurs de l'Eveil Sportif Genas Azieu (ESGA), Dervil Argyre observe le jeu avec attention. Cet ancien joueur de foot amateur de 58 ans aux tempes grisonnantes est l'un des créateurs de la section féminine. "En 2005, des copines du club ont demandé à l'ancien président de faire du foot. Il a décidé de leur créer une section, raconte-t-il en marchant vers la salle de réunion, où les coupes s'étalent sur les étagères. J'étais aussi d'accord."
Pour moi, la liberté est une valeur très importante. Je ne conçois pas que mon épouse ou mes filles ne puissent pas faire ce qu'elles veulent, c'est une histoire de famille.
Dervil Argyreà franceinfo
Une première équipe de sept footballeuses âgées de 15 à 40 ans est donc créée en 2005. Faute d'effectifs, elles doivent jouer avec les garçons et composer avec leurs âges et niveaux disparates. Les premiers résultats sont catastrophiques. Des matchs sont disputés avec seulement 9 joueuses au lieu de 11. Certaines années, le club tourne avec 13 filles pour toute la saison. C'est loin d'être suffisant. "On se prenait des 13-0, 15-0, parfois 20-0 par match. Ce qui était difficile, c'est qu'on avait des filles qui avaient déjà de l'expérience et d'autres qui n'avaient jamais joué, qui n'arrivaient même pas à faire un contrôle-passe."
Il fallait faire comprendre aux parents et aux joueuses qu'on y arriverait avec le temps.
Dervil Argyreà franceinfo
Pour développer la section, Dervil Argyre parcourt durant plusieurs mois le département, à la recherche de recrues. Parfois, l'envie des joueuses est bien là, mais les parents freinent. "Certains cherchaient tout de suite du niveau, ils imaginaient que leur fille pourrait rentrer à l'OL. Mais il faut du travail et de la patience", explique celui qui compare volontiers sa méthode à celle de Guy Roux, l'emblématique entraîneur de l'AJ Auxerre, venu du monde amateur, qui a formé de nombreux internationaux chez les hommes. "Genas doit d'abord travailler sur sa formation et ses joueuses avant de les envoyer en haut niveau."
"C'est simple, il n'y a pas de financement"
Des clubs voisins comme l'AS Manissieux ou le FC Colombier Satolas acceptent de prêter leurs joueuses à l'ESGA le temps de quelques tournois. Des noms prestigieux du foot féminin y font leurs classes, comme Eve Perisset, les jumelles Delphine et Estelle Cascarino, aujourd'hui toutes trois en équipe de France. "Mais quand des parents mécontents partent avec 5-6 filles dans d'autres clubs et qu'il s'agit des meilleures, c'est très difficile de se relever, reprend Dervil Argyre. Les clubs sont aussi en compétition entre eux."
Au bout de huit ans, le club dépasse le nombre symbolique de la centaine de joueuses, et glane ses premières victoires. Lors de la saison 2013-2014, l'équipe première des seniors remporte le championnat et accède à la Ligue (le niveau régional). Aidé par l'écrasant succès des joueuses de l'Olympique lyonnais, six fois championnes d'Europe, les demandes d'inscription affluent. Mais le club peine à trouver les financements et structures adéquats. "C'est simple, dans le foot amateur, il n'y a pas de financements puisqu'il n'y a pas de diffusion", explique Jean-Luc Iascone, président du club depuis 2004.
On n'a pas de moyens. On a eu la chance d'avoir été champions du monde l'année dernière, donc on a eu une petite répercussion financière. Sinon les financements passent essentiellement par les adhésions, le sponsoring et la mairie.
Jean-Luc Iasconeà franceinfo
Des parents se cotisent pour acheter les maillots, la mairie de Genas accepte de réserver quelques créneaux de ses terrains municipaux pour l'entraînement des filles. "Mais il a fallu se battre ! Au début, le président du club a dû menacer de démissionner avec tout le bureau pour obtenir ces horaires !" tempère Dervil Argyre. Parfois, les instances mettent la main à la poche : le district du Rhône, qui réunit le plus grand nombre de formations de foot féminin en France, signe des petits chèques lorsque le club gagne des points. Mais l'équilibre reste fragile.
L'un des plus grands atouts de l'ESGA reste son partenariat avec l'OL, "la locomotive" de toute la région. Le club phare du foot féminin en France garde un regard sur Genas et Genas lui envoie parfois certaines joueuses en détection. "Mais attention, on n'a pas du tout la même aura que l'OL, ni les mêmes moyens. Venez voir un match et regardez si les enfants courent vers un maillot de l'OL ou de Genas !" lance l'encadrant dans un sourire.
"T'es une fille, t'es nulle !"
Si l'ESGA figure désormais parmi les clubs les plus courus du district, les filles ne sont toutefois pas épargnées par certains stéréotypes sexistes, qui empreignent durement le monde du football. Les plus courants se retrouvent sur le terrain, où les filles peuvent jouer en mixité jusqu'à 13 ans. "Avec mon équipe, on joue souvent contre les garçons, on a déjà entendu 't'es une fille, t'es nulle'", soupire Maëlys François, la jeune gardienne des U13.
Il y a quelques semaines, son équipe a battu à plate couture (4-1) une équipe masculine. "Comme par hasard, ils ont rien dit de tout le match cette fois-là !", s'amuse-t-elle, un brin indifférente. Un constat soutenu par sa mère Karine. "Parfois le pire, c'est les parents. Ils crient à leurs fils : 'tu ne vas pas te faire battre par une fille quand même !' Je me demande dans quel monde on est, il s'agit juste d'enfants !" soupire-t-elle.
Assise sur le banc de touche au bord du stade, Géraldine Curtet observe depuis longtemps les disparités de traitement dans le foot entre les filles et les garçons. Professeur d'EPS au lycée Frédéric Faÿs de Villeurbanne, elle est venue faire passer des tests à de jeunes joueuses pour l'ouverture d'une section sport-étude à la rentrée prochaine. "Tiens, les gars sont en train de se prendre une pile, mais bon comme d'habitude, ils vont dire que c'est une question d'âge", s'amuse-t-elle, en remettant ses lunettes de soleil. "Les filles, on n'est toujours pas logées à la même enseigne, mais il y a quand même beaucoup de progrès", nuance-t-elle, en pointant toutefois les faiblesses des structures.
Après 13 ans, les filles doivent parfois faire 50 km pour trouver un club qui a une section féminine et continuer la pratique. S'il n'y a pas de structure derrière pour la détecter, personne ne saura qu'une joueuse est bonne !
Géraldine Curtetà franceinfo
Même si le foot féminin est en plein développement, certaines joueuses font encore face aux réticences de leurs parents, qui jugent le sport "masculin". "J'ai une petite cousine qui n'a pas pu en faire avant ses 12 ans, et ensuite c'est un peu tard pour devenir pro même si elle le veut..." poursuit la professeure. L'injonction à la maternité est également dans les esprits. Lors du recrutement en filière spécialisée, certaines adolescentes peuvent avoir à répondre à des questions sur leur envie de devenir mère dans le futur, des interrogations que ne rencontrent jamais les garçons.
Coach pour les féminines U18 de Genas, Mickaël Martinez a déjà pu observer ces différences dans certains clubs qu'il a fréquentés. "Si les coachs n'étaient pas investis, ils n'obtenaient pas grand chose pour les filles. Que ça soit la salle de causerie ou le minibus, il fallait s'assurer que les garçons n'en aient pas besoin pour que les joueuses en bénéficient", décrit-il, assis sur le banc des vestiaires. D'autres choix se font aussi à l'avantage des garçons.
On va fournir à des garçons la panoplie complète, sac à dos compris, mais les filles vont devoir acheter elles mêmes leur imperméables et leurs sacs alors qu'elles paient le même prix leur licence.
Mickaël Martinezà franceinfo
Malgré ces situations variées, le foot féminin est de plus en plus attractif. En 2018, sur 2 millions de licenciés, 7% sont des femmes, rapporte la vice-présidente de la FFF Brigitte Henriques au Monde. Pour le promouvoir davantage, la Fédération décerne depuis 2012 un label 3F aux clubs qui se développent en ce sens, mais des revers existent. "Certains clubs prennent des filles pour avoir des points et le label, mais parfois ça ne suit pas derrière, elles ne sont pas assez nombreuses ou il n'y a pas de terrain pour les faire jouer à part", renchérit Jean-Luc Iascone.
"Ce sont des mondes à part"
A Genas, les filles ont accès aux mêmes structures et font la réputation du club, assurent les encadrants, mais le principal challenge reste financier. "On a quand même 140 filles pour 540 garçons, donc on ne peut pas leur donner la moitié du budget, on vise l'équité plutôt que l'égalité, étaye Dervil Argyre. On aimerait bien avoir la parité chez les éducateurs mais c'est compliqué. Lorsqu'on demande à une fille senior d'encadrer une équipe, elle est souvent étudiante et n'a pas le temps. Et pour les plus âgées, ce sont souvent encore elles qui doivent s'occuper des enfants. On n'a aucune aide pour les former non plus", regrette le président du club, Jean-Luc Iascone.
Dans son petit bureau aux murs bleus, Rachida Majr, éducatrice des U18, reste malgré tout optimiste : "Je pense qu'on ne sera jamais comme les garçons, mais il ne faut pas comparer, ce sont des mondes à part, explique l'ancienne joueuse de l'OL. Le développement du foot féminin dépend aussi du public, de la médiatisation... Il faut être patients."
Pour beaucoup, la Coupe du monde féminine de football représente donc un énorme tremplin. "Elle va apporter un peu plus aux filles, plus de licenciées, anticipe Jean-Paul, parrain d'une jeune joueuse et entraîneur. Mais entre les filles qui auront envie et les clubs qui vont et pourront se structurer, ça sera sans doute une autre histoire."
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