Faut-il s'attendre à l'instauration d'un salary cap dans le football européen ?
"C'est souvent dans la difficulté qu'on arrive à mettre en place des petites évolutions pour éviter les excès. Je pense que c'est le moment d'amener un peu plus de régulation". Lors d'une conférence de presse organisée le 10 mai dernier, Loïc Féry, le président du FC Lorient, accompagné de Bernard Caïazzo, a ressorti du placard l'idée d'un salary cap - en Français, d'un plafonnement des salaires de joueurs. Quelques jours plus tôt, c'est le directeur général de la LFP, Didier Quillot, qui laissait la porte ouverte à de nouvelles régulations, dont ledit salary cap. Une idée "qu'il va falloir faire atterrir", d'après ses propres termes.
Pourquoi en parle-t-on maintenant ?
Loin d'être une nouvelle lubie, le plafonnement des salaires a largement été évoqué en Europe depuis les années 2000, après le constat d'une inflation irréelle des revenus des acteurs du football. Habituée à revenir sur le devant de la scène périodiquement, cette idée est redevenue concrète mardi, quand le président de la Fédération allemande de football, Fritz Keller, a prévenu qu'il allait écrire à l'UEFA à ce sujet. Réaction immédiate de l'instance européenne par le biais de son président Aleksander Ceferin. Dans un entretien accordé mercredi au Guardian, le dirigeant slovène développe : "On réfléchit constamment à la manière dont on pourrait améliorer les régulations (...). On pense à améliorer le Fair Play Financier, en le modernisant et en en faisant un peu plus en faveur de l’équilibre concurrentiel. "
L'interruption des compétitions provoquée par la pandémie de Covid-19 a montré les failles d'un système. Enhardi par sa croissance exponentielle, le football européen se croyait intouchable mais il n'était en réalité pas préparé au moindre coup d'arrêt. A peine deux semaines après le début du confinement, des clubs français lançaient un appel à l'aide. "Sans aides de l'État, la moitié des clubs pros dépose le bilan d'ici six mois", s'alarmait Bernard Caïazzo dès le 22 mars, depuis sa position de président du syndicat Première Ligue. Si certains diront que la crise est exogène, qu'elle n'est pas née de la seule nature du foot européen, les acteurs devront de toute façon tirer les leçons de cette situation pour envisager un modèle plus pérenne.
Comment les clubs peuvent-ils payer des salaires astronomiques et se retrouver dans une situation critique en à peine deux mois ? Dans ses propos, Fritz Keller pointe la situation "absurde" d'un monde dont les problèmes "étaient jusque-là éclipsés par les records". La résurgence de l'idée d'un salary cap poursuit deux objectifs. Premièrement, trouver un moyen de rendre les clubs moins vulnérables en limitant la part de la masse salariale face aux recettes totales. Puis, de rétablir la crédibilité d'un monde plombé par des inégalités salariales énormes, où se côtoient une poignée de multimillionnaires et 40% de joueurs professionnels rémunérés en dessous des 1000€ par mois d'après la Fifpro. La course à l'armement incontrôlée des plus gros a creusé un gouffre abyssal. Quasiment chaque saison, les vainqueurs des grands championnats européens sont connus à l'avance.
"A mon sens, c'est le meilleur moment pour envisager une régulation. Il faut profiter de la crise actuelle pour mettre en place des garde-fous afin d'éviter une crise future. Si demain la pandémie de Covid-19 s’arrête, on abandonnera rapidement l’idée", insiste Pierre Rondeau, économiste et auteur du livre "Le Foot va-t-il exploser ? Pour une régulation du système économique du football" en 2018. A l'heure actuelle, le seul bastion est incarné par le Fair Play Financier (FPF), entré en vigueur en 2011 et dont les fruits commencent à mûrir avec, par exemple, l'exclusion prononcée en février dernier de Manchester City des deux prochaines campagnes européennes. Par le biais du FPF, l'UEFA impose aux clubs de ne pas dépenser plus qu'ils ne gagnent. Le principe est simple et l'idée d'un salary cap en est la suite logique.
Pourquoi ça bloque ?
Aujourd'hui, presque tous les acteurs du foot européen, que ce soit les instances, les fédérations nationales ou les clubs, affichent une volonté de régulation. Alors pourquoi le salary cap n'a-t-il pas encore été mis en place ? Il faut rappeler qu'il est impensable qu'il soit appliqué seulement au sein d'un seul championnat, tout simplement parce qu'une ligue qui déciderait de le faire se tirerait une balle dans le pied. Si ses meilleurs représentants sur la scène européenne voient leur liberté d'action limitée, ils ne se battraient plus à armes égales avec leurs concurrents en C1 ou en C3. Par ailleurs, une application à l'échelle continentale d'un plafonnement des salaires n'a pas encore vu le jour parce que les plus grands clubs, membres de l'Association européenne des clubs (ECA) et menés par Andrea Agnelli, le président de la Juventus Turin, freinent des quatre fers.
"C’est une histoire purement politique, avec d'un côté les 16 plus grands d'Europe et, de l'autre, les 190 autres clubs. La Juve, le Bayern, le Real, le Barça ou même l’OL ne sont pas enclins à être régulés. Ils préfèrent pouvoir se contrôler tout seuls et demandent à avoir la certitude de jouer en coupe d’Europe tous les ans", explique Rondeau. Les clubs phares se sont bâti une réputation, certains depuis près d'un siècle. Difficile pour eux d'accepter qu'on remette en cause artificiellement une légitimité qu'ils défendent ardemment chaque saison. La pugnacité dont fait preuve Jean-Michel Aulas pour contester une non-qualification de son OL en C3 cette saison pourrait atteindre des niveaux jamais vus si une régulation trop stricte venait à entrer en vigueur.
Pourquoi un hard salary cap semble-t-il inenvisageable ?
Un travail d'équilibriste attend les instances. Elles devront réguler sans froisser l'ego des clubs les plus influents. "Si on souhaite rêver d’un modèle à l’américaine avec une randomisation du champion où n’importe qui pourrait gagner la Ligue des champions, que ce soit Lens, Nice ou Lorient, aujourd’hui c’est strictement impossible", assure Pierre Rondeau. En NBA et en MLS, des franchises s'affrontent au sein d'une ligue fermée où les inégalités de masse salariale sont en partie gommées par un salary cap et une luxury tax (ou taxe sur le luxe), qui permettent d'éviter la domination tyrannique d'une élite tueuse de suspense. D'après Pierre Rondeau, le football européen n'est pas près de s'astreindre à ce genre de cadre et plus largement à une régulation stricte, "à moins d'un effondrement global du système" menant à une table rase.
Le terrain juridique n'est pas propice à la nouveauté en Europe. D'un point de vue structurel, les sports US sont couverts par un acte de la Cour Suprême datant des années 1920. Selon cet acte, les marchés utiles au bien commun ne sont pas tenus de respecter les règles de la concurrence. Sur le vieux continent, aucune loi de ce type n'existe, ce qui explique en partie le manque de pouvoir coercitif dont jouit l'UEFA. "N’importe quel club souhaitant faire casser les réglementations en vigueur pourrait le faire en passant devant la Cour européenne. Le Fair Play Financier est illégal. Il est, en fait, né d'un accord passé entre les clubs participants aux Coupes d’Europe et l’UEFA", rappelle Pierre Rondeau.
Comment trouver un terrain d'entente ?
Si le Fair Play Financier a pu voir le jour, c'est surtout parce que l'UEFA s'est résolu à faire des concessions. Quatre années se sont écoulées entre l'émission du projet et son entrée en vigueur lors de la saison 2011/2012 car les gros poissons européens réclamaient un échange donnant-donnant. Résultat : les quatre grands championnats que sont la Premier League, la Bundesliga, la Liga et la Serie A ont chacun obtenu quatre places automatiquement qualificatives pour la Ligue des Champions. Pour convaincre les 16 gros d'une mise en place d'un salary cap, Aleksander Ceferin pourrait en venir à accepter la création d'une super-ligue européenne semi-fermée, anticipe Pierre Rondeau.
L'ECA a récemment poussé pour ce modèle selon lequel 128 clubs seraient répartis sur trois coupes : 32 en C1, 32 en C3 et 64 dans une nouvelle compétition. Des 32 places à prendre pour se qualifier en Ligue des champions, seulement 4 ne reviendraient alors à des équipes via leur championnat national, d'après un document que s'est procuré l'AFP. Au total, 24 places seraient réservées aux formations déjà performantes dans la compétition tant convoitée. Les 4 autres reviendraient aux demi-finalistes de Ligue Europa. Ce levier, favorable aux cadors contestataires, pourrait être un argument dans la balance. Ceux-ci verraient aussi d'un bon oeil "une répartition plus favorable des droits tv" ou encore "un décalage des matches de C1 le week-end pour capter l'attention des marchés asiatiques", imagine Rondeau.
Où mettre le curseur ?
De l'autre côté de la balance, la mise en place d'un salary cap, doux ou dur (soft/hard) n'est pas la seule option non plus. Même si cette idée revient dans les mots de beaucoup d'acteurs du foot européen, Ceferin a par exemple évoqué une "luxury tax" - en Français, taxe sur le luxe. Son principe est de taxer les clubs qui dépassent un certain seuil (comme celui d'un salary cap) ou un ratio fixé par les instances dirigeantes. Une taxe sur le luxe permettrait d'assouplir le plafonnement et ainsi conserver la liberté d'évolution des gros, tout en espérant un ruissellement des montants prélevés sur les petits. "Une logique gagnante-gagnante" sur le principe, résume Pierre Rondeau.
Automatiquement, ces perspectives régulatrices posent la question de la redistribution. Où placer le curseur pour désigner les bénéficiaires de la manne financière dégagée par une logique de salary cap dur accompagné d'une luxury tax ? Qui se chargerait de la distribuer ? L'UEFA ? Rappelons que l'image de l'instance a été écornée par plusieurs scandales de corruption... "L'argent pourrait alors être accaparé par les propriétaires, les actionnaires, les dirigeants qui ne sont pas les principaux producteurs de richesse dans le football. D’un point de vue très marxiste, cela aboutirait à une spoliation de la force de travail à l’insu des joueurs", craint Pierre Rondeau.
Pourquoi rien ne se fera avant 2024 ?
L'économiste ne voit pas le salary cap comme une solution miracle. Il préfère s'inspirer de l'article 62 du Fair Play financier et des récentes recommandations de la DNCG en décembre dernier. Cette dernière aurait incité les clubs à "la constitution de fonds propres" - ironiquement avant la crise sanitaire - , avec toujours cette idée de gagner plus qu'on ne dépense. "Je préfère l'idée de fixer un ratio masse salariale sur fonds propres ou recettes totales" à ne pas dépasser, sous peine de payer ladite luxury tax. Reste alors à réfléchir au seuil à fixer : 60 %, 65%, 70% ?
La volonté régulatrice est présente, mais les discussions en sont encore à un stade embryonnaire. "Il y a beaucoup d’idées, mais croyez-moi, dans cette période difficile, nous avons plus ou moins arrêté de penser aux changements qui se produiront à l’avenir", a pris la peine de préciser Ceferin. Le changement, ce n'est pas maintenant. Se plaçant dans une perspective de foot fiction, Pierre Rondeau imagine le scénario le plus probable pour le football européen, un scénario qui ne verrait l'apparition de nouvelles régulations qu'à partir de 2024.
“Sans vaccin ni remède contre le coronavirus, c’est acté d’avance : on ne pourra pas faire autrement que de partir sur une saison 2020/21 à huis clos. Tant qu’il n’y aura pas d’immunité collective, les stades représenteront un trop grand risque. Une étude a récemment estimé que cela pourrait coûter 4 milliards d'euros aux clubs européens. L’économie du sport sera durablement impactée. Ils vont devoir prendre du temps pour se refaire une santé, une saison peut-être deux. En 2023, le mercato tournera encore au ralenti et ressemblera toujours à une sorte de troc de joueurs. Pas question de voir jusque-là des joueurs partir pour 150 millions d’euros. La prochaine réforme sera forcément pour 2024 telles que je vois les choses."
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