: Enquête Entre ignorance, tabou et considération, quelle place pour le cycle menstruel dans le sport ?
"J’ai eu des réflexions, du genre ‘Mais qu’est ce qui ne va pas chez elle, elle a ses règles ?’. Pendant vingt années, j’ai associé le fait d’avoir mes règles à quelque chose qui pouvait me rendre plus faible, se souvient Ysaora Thibus. Je m’étais tout simplement calée sur les codes masculins. Lorsque j’avais des maux de tête ou un mal de ventre, jamais je ne les ai associés à mon cycle. Je ne voulais pas me servir de cette excuse pour ne pas performer."
La fleurettiste française ne s'était jamais interrogée sur son cycle menstruel jusqu'à ce qu'elle en entende parler lors de la Coupe du monde féminine de football en 2019. Ses entraîneurs et les médecins qu'elle a rencontrés n'avaient jamais évoqué l'intérêt d'en tenir compte pour optimiser ses performances.
"La première fois que j’ai entendu parler de ce sujet-là, je me suis crispée : ‘ça y est, certains vont pouvoir user de cet argument pour tenter de démontrer l’infériorité de la femme’. Mais c’est vraiment cette idée-là qu’il faut déconstruire. Plusieurs choses se passent durant le cycle, donc il faut le comprendre, l’appréhender, l’optimiser, au même titre que la nutrition ou l’alimentation", poursuit Ysaora Thibus.
À l’Institut national du sport et de la performance (Insep), berceau du sport tricolore, une étude est en cours sur le sujet. Pour la gynécologue de l’Insep Carole Maître, certains symptômes durant le cycle - comme les crampes, les ballonnements, la fatigue - peuvent être préjudiciables à la performance. D’autres phases du cycle, au contraire, sont plus favorables à certaines pratiques.
Un constat partagé par Vincent Detaille, médecin rééducateur pour l’équipe handisport d’athlétisme et l’équipe de France féminine de football. "Selon plusieurs études, il y a davantage de ruptures des ligaments croisés entre le 9e et le 14e jour du cycle. Cela est lié à un niveau d’œstrogènes élevé. En revanche, ces mêmes hormones ont un effet protecteur au niveau musculaire et sont donc favorables à des exercices de résistance."
Il y a quelques années, la triathlète allemande Laura Philipp a pris la décision de mesurer ses progrès selon l’évolution de son cycle menstruel. Avec le temps, elle a observé que certains jours étaient plus favorables à la réalisation d’excellentes performances. Depuis, elle continue d’adapter ses entraînements en fonction.
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"Briser la glace"
Certains médecins, entraîneurs et préparateurs physiques ont décidé de s'intéresser au cycle menstruel. Le football a été l'un des sports précurseurs : la sélection américaine et le club anglais de Chelsea ont fait beaucoup de bruit en dévoilant s'appuyer sur ce paramètre pour optimiser les performances de leurs joueuses.
C'est aussi le cas en équipe de France, depuis l'arrivée de l'entraîneur adjoint en charge de la préparation athlétique des joueuses Anthony Grech-Angelini. Le technicien a choisi de s’intéresser au cycle menstruel au même titre que l’alimentation, le sommeil ou la rétention d’eau, "de façon à ne pas l’exagérer". Il explique : "La façon dont j’ai appréhendé le cycle menstruel est restée très neutre et factuelle. C’est une information que j’ai besoin de savoir, si la joueuse souhaite me la partager. L’objectif est d’être pour elle le meilleur compagnon de performance possible".
Lors de chaque rassemblement des Bleues, les joueuses répondent tous les jours à un questionnaire, portant sur le sommeil, la fatigue, l’appétit, le ressenti musculaire, le stress, sans oublier le cycle hormonal. "Pour certaines joueuses, ça reste encore un peu intime et sensible à aborder. Pour nous, le staff, il n’est pas question de rendre le sujet tabou ou problématique, insiste-t-il. Évidemment, on ne peut pas non plus proposer 23 contenus d’entraînement différents. Simplement, si on le sait, on va pouvoir réguler la durée de l’entraînement et son intensité."
En club aussi, la pratique se répand de plus en plus. Préparateur physique à Nantes (D2), Julien Le Héran collecte depuis quatre ans des données sur le sujet. "Il fallait briser la glace. Souvent, les coaches pensent que seules les règles ont un effet sur les performances. En réalité, chaque phase a une incidence différente. Par exemple, j’aimerais adapter les séances de musculation. J’ai observé que la phase folliculaire – le début du cycle - était la période la plus prolifique au développement musculaire et à la force." Pour ce dernier, il est essentiel d’accompagner les sportives, sans "en faire des tonnes". "La joueuse a besoin de jouer, de s’entraîner. Si on la bride par rapport à son cycle, elle ne voudra plus en entendre parler."
"L’ignorance demeure"
Mais malgré ces progrès, l'ignorance est encore grande sur le sujet, chez les entraîneurs comme chez les athlètes. "Comme c’est un sujet tabou, y compris dans les milieux médicaux et scientifiques, on ne connait pas et on ne comprend pas bien les implications du cycle menstruel sur la santé humaine", relate Elise Thiébaut, l’autrice de "Ceci est mon sang" et "Les Règles, quelle aventure !".
"Je pense qu’on nous a tellement conditionnées à vivre avec et à ne pas le prendre en compte dans notre carrière, qu’à nos yeux c’est devenu quelque chose de normal"
Quelques coups de fils seulement ont suffi pour décrocher des témoignages allant dans ce sens. La footballeuse de Dijon Hélène Fercocq (22 ans) remplit chaque jour un questionnaire sur son état de forme, avec une question relative à son cycle menstruel. Mais selon elle, "jamais notre réponse sur le cycle n’est prise en compte dans notre charge d’entraînement. Vu que tout le monde a un cycle décalé est qu’on est beaucoup, c’est compliqué d’adapter les séances. Puis, je ne pense pas qu’ils aient les éléments de réponse non plus. Après, si on leur dit qu’on ne sent pas bien et que c’est lié à ça, ils vont le prendre en compte, ce ne sont pas des sauvages".
Pour Valériane Vukosavljevic-Ayayi, internationale française en basket-ball et joueuse de Basket Landes, le sujet reste encore largement méconnu. "On me parlait alimentation, sommeil, mais je n’ai aucun souvenir que le sujet du cycle menstruel ait été abordé, réalise-t-elle. Je pense qu’on nous a tellement conditionnées à vivre avec et à ne pas le prendre en compte dans notre carrière, qu’à nos yeux c’est devenu quelque chose de normal. C’est à nous de faire en sorte que cela n’impacte pas sur nos performances."
Comme elle, Perrine Laffont admet être peu renseignée sur la manière de maximiser ses qualités physiques selon son cycle. "Le médecin m’a posé quelques questions sur le sujet, mais on ne m’a jamais dit ce qu’il était préférable de travailler en fonction de la phase menstruelle dans laquelle je suis", raconte la championne olympique de ski de bosses.
Sensibiliser, une nécessité
Au contraire, pour d’autres athlètes, la prise en compte du cycle menstruel s’est très vite imposée comme une nécessité. Vice-championne du monde de paracyclisme et médecin généraliste, Marie Patouillet (32 ans) se soucie de son cycle depuis son arrivée dans le cyclisme il y a trois ans. Un intérêt qu’elle explique par sa connaissance de la médecine et son arrivée à un âge mature dans le sport de haut-niveau. Pour le considérer, elle utilise une application, à laquelle ses entraîneurs ont eux aussi accès. Une fois saisie la date de ses dernières règles, le logiciel calcule automatiquement sa phase d’ovulation. Nul besoin, donc, d'en discuter oralement avec ses coaches.
Les athlètes sont unanimes : une sensibilisation sur le sujet est nécessaire, aussi bien à destination des athlètes, qu’aux entraîneurs. Jusqu’à il y a un an, l’escrimeuse française, Charlotte Lembach, ne savait presque rien du cycle menstruel. Plus jeune, elle éprouvait, pourtant, des symptômes très forts : vomissements, malaises, douleurs. La pilule a agi comme un remède pour lutter contre ces maux. Il y a deux ans, elle a pris la décision de l’arrêter définitivement.
Ce revirement a complètement bouleversé le rapport qu’elle entretenait avec son corps. "Sensibiliser dès le plus jeune âge sur le cycle de la femme serait bénéfique. Il faut donner la parole à toutes ces jeunes filles qui en ont besoin et qui ont peur d’en parler, conseille l’escrimeuse de 32 ans. Je partage beaucoup mon expérience avec les plus jeunes, qui se sont ouvertes à moi et qui m’ont déclaré rencontrer des problèmes similaires. J’ai pu les aiguiller sur les étapes à entreprendre."
Féminiser les instances sportives
La solidarité entre les sportives s’installe, certes. L'expérience des aînées vient au secours des plus jeunes. Mais un problème demeure, et pas des moindres : les hommes, souvent moins sensibles à ce genre de questions, restent largement majoritaires dans les instances sportives. Sarah Ourahmoune, la boxeuse française la plus médaillée, n’a eu que des hommes en tant qu’entraîneur durant sa carrière. Et elle en a subi les conséquences.
"Quand ils nous parlaient, ils n’avaient tellement pas l’habitude d’entraîner des femmes que parfois ils nous disaient 'allez les gars, on y va !'. Parler du cycle avec eux, ce n’était même pas la peine, se souvient-elle, avec désarroi. C’était même très gênant, car ils ne savaient pas quoi dire. La plupart du temps, ils rétorquaient que ce n’était pas leur problème. J’ai même eu des entraîneurs qui n’étaient pas contents d’entraîner des femmes, sous prétexte qu’une femme n’avait pas sa place sur le ring… Il a fallu du temps pour faire évoluer les mentalités, et ce n’est toujours pas ça."
Sarah Ourahmoune regrette la faible présence des femmes dans les instances sportives. Elle pense que le sujet serait davantage abordé si elles étaient davantage représentées. Pour rappel, le nombre de femmes présentes au sein des instances exécutives n’est toujours pas conforme à ce que prévoit la loi 2004 pour l’égalité. Toutefois, le taux de féminisation de l’ensemble des instances dirigeantes des fédérations sportives agréées est passé de 26% en 2013, à 35% en 2018.
"Si on ne confronte pas les hommes au sujet, ça ne leur vient pas à l’esprit"
Un constat partagé par Pauline Dechilly, 22 ans, joueuse au Racing Club de Strasbourg (D2). En début d’année, la kinésithérapeute de son équipe a invité une diététicienne pour venir parler aux joueuses, entre autres, du cycle menstruel. Depuis, deux fois par semaine, ses coéquipières et elles doivent remplir un questionnaire sur le sujet. "Comme notre kiné est une femme, je pense qu’elle y porte davantage d’attention. C’est aussi plus facile pour certaines d’aller lui en parler, plutôt qu’à un homme. Les hommes ne réalisent pas forcément, ils ne le vivent pas donc ils ne peuvent pas savoir ce sont il s’agit", argumente la joueuse.
La skieuse handisport Marie Bochet, quant à elle, évolue dans une équipe entièrement masculine. Le cycle n’est donc pas un sujet. "C’est toujours différent si l’on a un entraîneur homme, ou une entraîneur femme. Un homme ne sait rarement ce que c’est, alors que trois-quarts des coaches aujourd’hui sont des hommes. Si on ne les confronte pas au sujet, ça ne leur vient pas à l’esprit", regrette la skieuse.
Si le sujet reste encore tabou aujourd’hui, les langues commencent petit à petit à se délier. Cependant, pour Elise Thiébaut, il faut éviter d'accorder au cycle une importance démesurée : "Je me méfie de l’intérêt qu’on porte au cycle menstruel comme un instrument de performance uniquement. C’est vraiment important de le prendre en compte dans l’intégrité de la personne et afin de développer au maximum son potentiel. Mais il convient aussi de se méfier de ce que ça peut produire comme résultat final. Trop en parler pourrait renforcer les préjugés sur les femmes, selon lesquels les sportives ont des capacités qui ne sont pas aussi stables que celles des hommes. Il s’agit d’en parler de manière raisonnable, sans renforcer les stéréotypes qui deviennent des prophéties autoréalisatrices."
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