Droits de l'homme : cinq choses à retenir du rapport de Human Rights Watch sur les abus subis par les athlètes femmes hyperandrogènes
► Des athlètes forcées de se soumettre à un traitement médical
C’est peut-être l'une des parties les plus édifiantes de ce rapport, bien qu’elle ait déjà été médiatisée. Ce rapport, intitulé "Ils nous chassent hors du sport" et réalisé par Human Rights Watch (HRW), une ONGI qui défend les droits de l'homme et veille au respect de la Déclaration universelle, montre l’impact des tests de féminité effectués sur des athlètes féminines de haut niveau, dites hyperandrogènes. Pour rappel, l’hyperandrogénie est un syndrome résultant d’un excès d’hormones naturelles sexuelles mâles, les androgènes, et notamment de la testostérone. Les femmes concernées ont donc un taux sanguin de testostérone plus élevé que la moyenne.
Dans le règlement en vigueur de la Fédération internationale d'athlétisme, ces athlètes doivent, pour être autorisées à concourir aux compétitions internationales allant du 400 m au mile (1609 m), faire baisser leur taux de testostérone sous les 5 nanomoles/l de sang. Il s'agit du taux reconnu comme "normal" pour les athlètes femmes par World Athletics (nouveau nom de l'IAAF, autrement dit de la Fédération internationale d'athlétisme depuis 2019) .
Ces femmes sont "forcées à choisir entre leur carrière et leurs droits fondamentaux"
A travers un long travail d’enquête et de regroupement de témoignages, l'ONGI a interviewé treize athlètes, entre juillet et novembre 2019, en Afrique et en Asie. Dans ce rapport, l’organisation non gouvernementale internationale (ONGI) démontre comment ces femmes, qui ne se conforment pas aux notions "culturellement construites de la féminité", et qui doivent être "réparées" selon les critères de la Fédération internationale d’athlétisme, sont forcées à subir des "interventions médicales intrusives et non nécessaires en tant que condition préalable pour participer à certaines compétitions". Ces procédures médicales, qui visent à réduire leur taux de testostérone, sont fortement dénoncées par l’ONGI, qui souligne que ces femmes sont "forcées à choisir entre leur carrière et leurs droits fondamentaux".
Elles sont nombreuses à en avoir fait les frais comme Annet Negesa, athlète ougandaise spécialiste du demi-fond. Alors que la Fédération internationale d'athlétisme la prive des Jeux olympiques de Londres en 2012 pour un taux de testostérone naturelle anormal, celle-ci lui propose, selon elle, de suivre un traitement, condition obligatoire pour qu'elle puisse retrouver la compétition. Envoyée en France puis en Ouganda pour la suite du protocole médical, Annet Negesa y subit une opération lourde, l'ablation des organes génitaux internes, et ce sans son consentement. Une opération qui la diminue depuis physiquement.
"Je me demandais : Pourquoi moi ? Je ne voyais personne d’autre à qui on prenait six flacons de sang" - Annet Negesa, coureuse ougandaise de demi-fond
Suivre le taux d’hormones, qui est naturellement sécrété par les femmes, tout comme scruter leur corps à la recherche de signes de "masculinité supposée et attribuée à la testostérone", n’est rien d’autre qu’une manière de "réglementer le corps des femmes et d’émettre un jugement sur leur féminité ainsi que sur leur identité sexuelle et de genre", souligne le rapport. D’autant plus que ce règlement n’existe que pour les femmes, il n’y en a aucun pour les hommes.
HRW affirme également dans ce rapport que la disposition du Code national antidopage autorise à utiliser les données des contrôles antidopage en vue des tests de féminité,"pour déterminer la qualification des femmes athlètes dans la catégorie féminine des compétitions", indique-t-elle. C'est ce qu'a vécu Annet Negesa, coureuse ougandaise de demi-fond. En mai 2011, lors d'une analyse d’urine antidopage de routine aux Championnats d’Afrique juniors au Botswana, puis en août, alors qu'elle est arrivée en demi-finale des Championnats du monde en Corée du Sud, elle a dû faire des analyses sanguines. "Je me demandais : Pourquoi moi ? Je ne voyais personne d’autre à qui on prenait six flacons de sang", a-t-elle déclaré à l'ONGI.
► Des politiques et des comportements avec des effets psychologiques
Ces comportements ne sont pas sans effet psychologique sur ces femmes, dont la remise en question de leur propre identité est monnaie courante. Renforcement des stéréotypes négatifs, de la stigmatisation, du racisme et de la discrimination, sont autant de conséquences de ce type de contrôles et de politiques sur ces athlètes. "Une fois, je suis allée à une compétition et on m’a dit : ‘tu n’es pas une femme, tu es un homme. Enlève tes vêtements et on va vérifier", témoigne une coureuse restée anonyme à Human Rights Watch.
"Les procédés employés pour déterminer les caractères sexuels d’une athlète, notamment sa testostéronémie, sont fondamentalement subjectifs et dégradants. Par exemple, examiner la taille du clitoris d’une femme ou l'implantation de ses poils pubiens, à la recherche d’indices de 'virilisation' dus au taux de testostérone, non seulement l’expose à être scrutée de façon dégradante, mais repose sur des déterminations arbitraires, fondées sur des stéréotypes de genre", dénonce encore HRW. De plus, d’après les recherches de l'organisation, les athlètes ne sont souvent que partiellement informées au début d’un processus d’examen ou d’une enquête. "On leur présente généralement des options d’interventions médicales, mais sans leur donner réellement le choix", constate l'ONGI.
Ce genre d’examens a notamment été imposé à Caster Semenya en 2009 par World Athletics, qui l’a ensuite disqualifiée au motif que sa testostéronémie était trop élevée. "J’ai été soumise à l’examen injustifié et intrusif des détails les plus intimes, les plus privés de mon être, [... allant] à l’encontre non seulement de mes droits en tant qu’athlète, mais aussi de mes droits humains fondamentaux, dont mon droit à la dignité et à la vie privée", a-t-elle confié à l’ONGI.
► Violation des droits de l’homme
Ce rapport, mené et rédigé par Human Rights Watch, qui se donne pour mission de défendre les droits de l'homme et qui veille au respect de la Déclaration universelle des droits de l'homme dans le monde, dénonce ainsi ces pratiques comme étant contraires aux droits de l’homme. “Cela fait des décennies que les instances dirigeantes du sport réglementent la participation des femmes aux manifestations sportives à travers des 'tests de vérification du sexe', aussi appelés 'tests de féminité' - des pratiques qui violent les droits fondamentaux à la vie privée et à la dignité”, écrit l’ONGI.
Ces violations de droits humains, impliquées par ce type de contrôles, "ont été commises sous le vernis de politiques soi-disant fondées sur des preuves, que les instances dirigeantes présentent comme indispensables pour garantir l’équité des compétitions" entre les athlètes. Pour l’heure pourtant, aucun lien n’a été établi entre les performances sportives et l’hyperandrogénie. Et alors que World Athletics a imposé un seuil maximal de testostérone autorisé pour les femmes, HRW démonte encore une fois cette certitude, en la qualifiant "d’arbitraire et peu fondée scientifiquement".
Le non-respect de la vie privée est aussi étrillé par l’ONGI. "Pour ce qui est de la vie privée, écrit HRW, le règlement de World Athletics est contradictoire. D’un côté, il proclame qu’il garantit la confidentialité aux athlètes concernées. D’un autre côté, il affirme que les femmes ayant un taux de testostérone élevé peuvent s’inscrire dans la catégorie masculine, ou dans une 'catégorie intersexe' qui n’existe pas". Pour l’ONGI, cette suggestion viole "les protections de confidentialité que prétend apporter cette même politique, puisqu’elle entend placer les personnes dans des catégories publiques sur la base d’informations confidentielles".
Passer de la catégorie féminine à la masculine, ou bien à la catégorie intersexe, divulguerait de fait publiquement que les taux hormonaux de l’athlète dépassent le seuil fixé par la Fédération internationale d’athlétisme. Sans parler de la non-reconnaissance de la féminité de ces athlètes, basée sur des critères arbitraires. De son côté, World Athletics se défend face à ce rapport et à ses conclusions. L'instance, que nous avons contacté, a d'abord tenu à préciser qu'Human Rights Watch n'avait pas demandé à World Athletics "de fournir une réponse à ces allégations dans le cadre du rapport, ce qui aurait permis d'établir un équilibre bien nécessaire sur cette question très complexe". "Nous restons engagés en faveur de l'équité pour les femmes dans le sport et rejetons l'allégation selon laquelle les limites biologiques sont fondées sur des stéréotypes de race ou de sexe. Au contraire, elles fournissent une mesure objective et scientifique pour définir la catégorie, et constituent un moyen nécessaire, raisonnable et proportionné d'atteindre ce que le Tribunal arbitral du sport et le Tribunal fédéral suisse ont tous deux reconnu comme un objectif légitime, à savoir préserver une compétition équitable et significative dans la catégorie féminine", a poursuivi World Athletics.
► Le TAS incompétent pour ce genre d’affaire
Les femmes ciblées par le règlement de la Fédération internationale d’athlétisme ont l’option de soumettre leur cas au Tribunal arbitral du sport (TAS), basé à Lausanne en Suisse. "Mais le TAS s’est révélé un mécanisme judiciaire inadéquat, particulièrement dans le cas des femmes athlètes", constate HRW. En effet, le TAS, qui est une instance d’arbitrage, prend ses décisions en fonction des règles sportives, et "non pas des droits humains". "Il n'est pas suffisamment équipé, ni compétent pour traiter des problèmes de droits de l'homme dans le sport", confirme Payoshni Mitra, activiste spécialisée dans le droit des athlètes, qui travaille sur les questions de genre dans le sport et qui a témoigné au procès de Caster Semenya et de Dutee Chand.
C’est le constat qu’a pu également faire Caster Semenya. Si en 2015 le TAS avait donné raison à la sprinteuse indienne hyperandrogène Dutee Chand (elle avait attaqué World Athletics sur la réglementation du seuil maximal de testostérone autorisé, ndlr), il marqua sa distance trois ans plus tard sur cette question. En effet, en avril 2018, la Fédération internationale d’athlétisme a relancé la bataille du seuil de testostérone en essayant de faire passer un nouveau règlement en ce sens. La fédération met en avant le fait de vouloir préserver l’équité entre les athlètes sur les compétitions qui vont du 400 m au mile. Dans ce règlement, les athlètes hyperandrogènes sont dites affectées par une "différence du développement sexuel", appelé DSD.
Quelques mois plus tard, en juin, Caster Semenya fait appel contre ce règlement devant le TAS afin d’interdire son application. Mais le 1er mai 2019, le TAS a décidé de maintenir ce règlement, en rejetant la demande de l’athlète. Si le collège de trois arbitres du TAS a reconnu que cette réglementation était bien "discriminatoire", deux d’entre eux ont estimé que la décision finale était une réponse "proportionnée aux préoccupations de l’IAAF relatives à la qualification dans la catégorie féminine".
► Les recommandations de HRW
Outre son enquête, Human Rights Watch a également adressé une première série de recommandations à l’attention de World Athletics. HRW lui préconise entre autres d’abroger le règlement de 2019 régissant la qualification dans la catégorie féminine pour les athlètes présentant des "différences du développement sexuel". "Le président de World Athletics, Sebastian Coe, s'est engagé à créer un groupe de travail sur les droits de l'homme lors du congrès mondial de l'athlétisme en 2019, et dont un cadre sera présenté lors de l'édition 2021. Human rights watch est bien conscient de ce travail en cours puisqu'il a pris part aux dernières réunions du groupe de travail", nous a répondu World Athletics.
Les recommandations s’adressent également aux gouvernements des différents pays ainsi qu’à leur ministère de la Santé et des Sports, mais aussi au Comité international olympique (CIO). L’ONGI tient à rappeler que "le fait d’instituer et d’appliquer des politiques qui sont fondamentalement discriminatoires – comme les réglementations sur les tests de féminité – va à l’encontre des engagements du mouvement olympique envers la dignité et l’égalité de tous".
C’est notamment vers le CIO que l’ONGI se tourne, en espérant que l’autorité suprême du sport international fasse bouger les lignes. Parmi ses nombreuses recommandations, HRW demande notamment l’adoption des "principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme en tant que principe fondamental de l’olympisme", de revoir "les termes de référence du Tribunal arbitral du sport de façon à permettre de faire appel en invoquant une violation des droits humains", et d’interdire "tout règlement de qualification exigeant des interventions médicales qui ne sont pas nécessaires du point de vue médical pour pouvoir continuer à se qualifier".
L’ONGI demande aussi que le CIO pèse de tout son poids pour que World Athletics et les autres instances dirigeantes du sport respectent les principes fondamentaux de la Charte olympique, et qu’elle exprime "sa préoccupation auprès de l’Agence mondiale antidopage pour limiter l’usage qu’elle fait des analyses aux seules questions de dopage".
Comme dernier rempart, l’ONGI interpelle enfin les gouvernements nationaux ainsi que les ministères des Sports et de la Santé. Elle appelle les gouvernements à "protéger les droits des athlètes représentant leur pays et de ceux qui participent à des compétitions sur leur territoire. Les normes relatives aux droits humains s’appliquent à tous les acteurs concernés". C’est pourquoi l’ONGI préconise aux gouvernements nationaux "d’introduire, dans les contextes où ces lois n’existent pas, une législation définissant les droits des athlètes, notamment le droit de prendre part aux activités sportives sans subir d’abus ni de discrimination". Les ministères des Sports, sont eux, notamment appelés "à instituer au minimum, pour toutes les organisations sportives non étatiques du pays, des politiques qui respectent le devoir de diligence en matière de droits humains, conformément aux principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme".
Des changements notoires sont-ils ainsi prévisibles ? A l’approche des Jeux olympiques et paralympiques de Tokyo en 2021, le Comité international olympique a annoncé qu’il réfléchirait "sur l'établissement de nouvelles directives pour l'intégration des athlètes sur la base de l'identité et des caractéristiques sexuelles" et apporterait des changements importants avant les prochains Jeux. Une étape aura alors, peut-être été franchie.
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