Comment rebondir après l'humiliation quand on est sportif de haut niveau ?
Programmés pour gagner et ne laisser aucune place à l'échec, les sportifs de haut niveau n'échappent pas pour autant à la désillusion, pendant indispensable de l'exploit sportif.
Dans un contexte exacerbé par la couverture médiatique et les attentes des supporters, les humiliations deviennent souvent taboues. Certaines finissent même par briser une carrière. Pour prendre le dessus, tout est une question de cheminement mental.
"Quand j'ai franchi la ligne, je ne pouvais même pas dire combien j'étais". Lors des Jeux olympiques de Rio en 2016, le calvaire de Yohann Diniz avait fait le tour du monde. Alors qu'il était en tête du 50 km marche et en route pour décrocher sa première médaille olympique à 38 ans, le Français avait été victime d'ennuis gastriques, dont les stigmates ont été diffusées en mondovision. C'est après plusieurs chutes et au bord de l'évanouissement qu'il avait franchi la ligne d'arrivée en huitième position.
Cinq ans après, la première suggestion proposée par Google après avoir tapé "Yohann Diniz" est encore "Rio 2016". Si les images de sa souffrance sont toujours aussi vives, c'est parce que les humiliations sportives marquent autant les esprits que les exploits et les records. La remontada du Barça contre Paris en 2017, le naufrage du Brésil contre l'Allemagne lors du Mondial 2014 ou encore la défaite en 34 minutes (6-0, 6-0) de Natasha Zvereva contre Steffi Graf en finale de Roland-Garros 1988, sont des moments inoubliables quand ils sont vécus en direct.
L'humiliation, une autre facette du sport
Quand l'ambition des sportives et sportifs de haut niveau est de repousser constamment les limites pour viser la plus haute marche du podium, être violemment ramené sur terre est une contradiction brutale. Mais l'humiliation est aussi l'autre facette inaliénable de l'exploit sportif, qui permet de mieux rendre compte de la valeur d'une performance, qu'elle soit purement liée à l'échec sportif ou à la honte d'un événement incongru. Dominer outrageusement son adversaire constitue un témoignage fort de sa puissance et rebondir après avoir été humilié confère une saveur inégalable à un succès. Au-delà de la victoire probante contre le Barça (4-1 au Camp Nou le 16 février dernier), les joueurs du PSG ont surtout apprécié le retour de bâton, trois ans après la remontada.
Par sa nature contradictoire et sa résonance parfois mondiale, l'humiliation est particulièrement cuisante dans le monde du sport. "Ce qu'il faut comprendre c'est que tout est exacerbé. L'humiliation, comme l'abandon, le rejet, la trahison, l'injustice, est une des blessures causées par le passé. Dans le monde du sport, elle existe, elle est visible mais elle est surtout rappelée et revisitée régulièrement, notamment par la médiatisation”, insiste Denis Troch, ex-joueur et entraîneur de football reconverti préparateur mental. L'ancien adjoint d'Artur Jorge sur le banc du PSG décrit l'inscription dans une boucle négative, avec une pression encore plus forte parfois au sein d'un collectif.
La prégnance de l'humiliation est telle qu'elle peut prendre des airs de virus au sein d'un club, opérant par contagion. "Elle peut devenir l'image faussée de ce que l'on pense et veut représenter. Il y a cette peur que l'humiliation soit associée à votre identité. Prenez un joueur qui arrive au Paris Saint-Germain, après la remontada et sans l'avoir vécue. Il se retrouve malheureusement identifié à ça, parce qu'il arrive à l'intérieur d'un système qui est humilié et qui se répète l'échec", analyse Troch, qui a notamment travaillé avec le club de rugby de Clermont sur son incapacité à gagner en finale. D'après ce dernier, le complexe d'infériorité des clubs français en Ligue des champions incarne une autre manifestation de ce phénomène, par extension.
Terrain à risque
Au-delà d'un blocage, d'une peur devenue irrationnelle ou d'une inhibition en cours de match, les doutes semés lors d'une humiliation peuvent grandir et avoir des conséquences désastreuses chez un sportif de haut niveau. Habitué à maîtriser et à mesurer chaque partie de sa préparation et donc de son quotidien, il peut voir ses repères s'ébranler. Mis au placard par son club en première division argentine et absent des terrains depuis un an, l'attaquant uruguayen Santiago "Morro" Garcia s'est suicidé le 6 février, à l'âge de 30 ans. Un mois plus tôt, le président de son club du Godoy Cruz annonçait dans la presse que "le cycle de Morro García était terminé", disant avoir "besoin de leaders positifs", alors que la dépression de son joueur était connu du grand public.
Fuiste héroe, fuiste goleador, fuiste amigo y familia, fuiste todo lo que una persona desea ser cuando agarra una pelota, hoy te toca ser eterno e infinito para todos nosotros...
— Club Godoy Cruz (@ClubGodoyCruz) February 6, 2021
Muchas gracias por tanto Morro, gracias por tantas alegrías al pueblo tombino. Que en paz descanses. pic.twitter.com/e8vB72HdGr
Échouer à digérer l'échec "peut aboutir à des conséquences aussi extrêmes que celle-là", confirme la psychologue de la performance Émilie Chamagne. Après une humiliation, "le mauvais parcours, c'est de ne pas s'exprimer, de refuser de faire appel à des retours extérieurs pour rester dans la rumination constante. C'est contre cela qu'on lutte quand on les prend en charge", développe celle qui travaille auprès de jeunes athlètes en vue des Jeux olympiques de 2024."C'est légitime et même normal d'avoir des doutes. Mais c'est une croyance limitante de se dire que les autres ont un meilleur mental ou qu'il s'achète au commerce du coin. Avoir du mental, ça ne veut rien dire. Le mental est en nous et on va le travailler pour l'associer à nos actions", explique Denis Troch.
Pour prendre le dessus sur le doute et l'inconfort, pas question de ressasser ni de se voiler la face. "S'il y a un bon parcours [à emprunter], il commence déjà par une expression des émotions. Puis, petit à petit vient une distanciation avec l'événement et enfin un chemin vers la résilience", estime Emilie Chamagne. Yohann Diniz est parvenu à réaliser ce travail sur lui-même, devenant champion du monde à Londres en 2017, à peine un an après le cauchemar de Rio. "J'avais déjà eu des soucis et fait appel à une psychologue à un moment. Mais là je n'ai pas été suivi. J'avais eu ces outils et je n'avais plus besoin de refaire une préparation mentale en vue de Londres. J'avais aussi cette expérience des échecs et de la réussite et une carrière déjà longue. Il fallait juste bien tout combiner pour que ça fonctionne le jour J", raconte celui qui poursuit actuellement sa préparation pour les Jeux de Tokyo depuis le Portugal.
Remettre du sens
Pour aider un sportif ou une sportive à digérer une humiliation, la psychologue Émilie Chamagne identifie deux axes de travail. Le premier s'attache à "la gestion de l'échec" pour en comprendre les causes. L'idée est de mettre du sens sur une performance incompréhensible. Denis Troch prêche la "théorisation du bon sens". "C'est un travail de longue haleine, basé sur les déclencheurs et notamment sur les micro-prises de conscience. Il faut revenir sur des faits précis et ramener du sens, quitte à travailler sur l'absurde pour chasser les fausses croyances. Par exemple, est-ce qu’à la naissance du PSG, il était institué que le club ne serait jamais vainqueur de la Ligue des champions ? Non. Est-ce que le bonheur de la réussite européenne appartient exclusivement aux autres clubs ? Est-ce que je mérite ça ? Est-ce que j'ai fait exprès ? Non, non plus. Il faut casser la dynamique et ces ressorts récurrents, qui ont toujours la même forme et toujours le même résultat. L'idée c'est de changer la forme pour que le résultat ne soit plus le même", développe l'ancien gardien de but.
Quand on lui demande de retracer son cheminement mental entre Rio et Londres, Yohann Diniz montre qu'il a parfaitement su faire ce travail, réussissant très rapidement à mettre à distance l'événement. "Après Rio, je n'étais pas dépité parce que c'était la première fois que j'étais classé aux Jeux olympiques après les mésaventures de Pékin et à Londres où j'avais été disqualifié injustement pour un ravitaillement. Là, j'étais 8e. J'étais satisfait de cette place parce que j'aurai terminé au moins une fois les Jeux olympiques dans ma carrière. Ce n'était pas une médaille mais ça restait une bonne performance, vu l'état dans lequel j'étais. Malheureusement, le physique n'avait pas suivi ce jour-là et ça avait été une course de survie en quelque sorte. Il n'y avait pas de dépit parce que j'avais été au bout du bout. Pour moi, c'était une fierté de montrer que je ne pouvais pas faire plus. En termes de dépassement de soi, c'était dur".
Le deuxième axe de travail avancé par Émilie Chamagne touche à "la gestion des émotions", où "tout le monde n'est pas égal". Deux compétences sont importantes pour digérer une désillusion sportive. "Ceux qui vivent la sensation de l’émotion comme étant une et entière s’en sortiront moins bien. La notion de la granularité émotionnelle est importante. C'est notre capacité à nommer un nombre important d'émotions en fonction d'une situation. Elle permet de mieux faire face et de cibler les chantiers après l'humiliation”, développe-t-elle. L'autre compétence est la capacité à distinguer l'être sportif de l'individu.
Se connaître et dissocier l'image du sportif
"Plus le sportif a construit son identité autour de son activité sportive, plus l'humiliation sera difficile parce qu'elle remettra en cause son être en entier. Il va se sentir inutile et incapable d'être à la hauteur", indique celle qui insiste beaucoup sur ce point auprès des parents dont les enfants font leurs gammes à l'OL Academy, à titre préventif. Denis Troch insiste sur le travail à fournir en termes d'estime de soi : "Parfois l'humiliation est le reflet de ce que les autres pensent de vous. Et vous allez le recevoir de plein fouet. D'où l'importance de travailler sur soi, de bien connaître ses forces et ses valeurs". À une époque où un clic et quelques coups sur un clavier suffisent à savoir ce que pensent le monde de lui, un sportif de haut niveau est forcément vulnérable aux humiliations additionnelles.
“Je sais que j’avais le niveau à Rio. Ma défaillance n’était pas liée à la préparation sportive ou mentale, elle était physiologique. Je voulais montrer une autre image de la marche et une autre image de moi, mais je n’ai pas modifié mon entraînement” en vue des Mondiaux de 2017 à Londres, retrace Yohann Diniz. Malgré des côtes cassées et un accident de voiture au printemps, le Français est arrivé "serein et détendu", lui qui n'avait jamais encore été sacré champion du monde. "J'étais sûr de ma force. Je savais que si toutes les planètes étaient alignées, il n'y avait personne pour venir m'affronter. J'étais plus fort que les autres et je l'ai montré le jour de la course, en gagnant avec plus de 8 minutes d'avance".
Sûr de lui, il n'a pas été irrité par les commentaires moqueurs liés à ses ennuis gastriques de Rio. "C'est sûr que quand j'ai revu les images de Rio ça m'a fait mal, mais quand j'étais dehors je ne me cachais pas. Il n'y avait aucun problème. Ces images qui font qu'on se moque de moi encore aujourd'hui, moi je m'en fous. Je n'ai jamais eu honte donc ça ne m'a pas touché en tant qu'homme", appuie celui qui assure savoir "faire la différence entre le sportif et l'autre partie".
La seule rancoeur que Diniz nourrit de cette époque tient dans les moqueries qu'il a subies de la part d'autres marcheurs nord-américains et australiens à son retour à la compétition en Chine, lorsqu'il était complètement hors de forme après Rio. "Je ne comprenais pas. Ils savaient tous ce qu'était le 50 km. C’était gratuit et inapproprié. Mais à la fin ce sont eux qui ont pris un gros coup de massue à Londres. Je les ai tous vus dépités quand ils ont franchi la ligne d'arrivée".
Long terme et prévention
S'ils sont particulièrement vulnérables aux conséquences de l'humiliation, les sportifs de haut niveau ont aussi des clés pour relever la tête. "Les sportifs ont tendance à repousser les limites. Avoir conscience d'être hors normes leur permet d'accepter qu'il peut nous arriver des choses différentes du commun des mortels", note Denis Troch, fasciné par "la démesure" de l'exploit de Yohann Diniz. Ce dernier ajoute cependant qu'une victoire ne suffit pas nécessairement à exorciser l'humiliation. Elle est "une bouffée d'oxygène", mais l'objectif est avant tout de "trouver une nouvelle normalité", dit-il en évoquant le cas du FC Nantes, moribond mais victorieux pour la première sur le banc d'Antoine Kombouaré.
Pour Émilie Chamagne, la prévention est la clé. "Tout se joue chez les jeunes. Il faut leur apprendre dans les pôles et les centres de formation à se fier à ce qu'ils ont à l'intérieur, à s'écouter et à s'exprimer. Quand on fait ce travail là, on se rend compte que ce sont les gens les moins touchés par l'image ensuite. Quand il faut rattraper ça c'est très difficile, je le fais avec des sportifs de très haut niveau de plus de 25 ans, ils ont des habitudes déjà très ancrées et une estime d'eux-mêmes parfois ébréchée. On ne peut pas recoudre derrière", insiste celle qui passe une bonne partie de son temps à travailler avec les parents des jeunes athlètes.
Dans cette optique, apprendre à mieux gérer ses réseaux sociaux ou encore prendre part (et comprendre pourquoi) à des cours de yoga, comme cela se fait à l'OL Academy des U8 aux U17, peuvent être des outils. Si elle estime que "le monde du sport a toujours assez peu conscience de l'importance de ces questions", Emilie Chamagne n'est "pas pessimiste" : "On travaille avec l’INSEP en vue de 2024. Il y a beaucoup de choses qui avancent, en particulier dans les formations de cadres. Ça met du temps mais on commence à introduire de l'humain dans le développement des jeunes sportifs".
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