: Portrait "Face à la puissance des éléments, il n'y a plus de genre" : Nouria Newman, kayakiste de l'extrême et féministe à contre-courant
"J’ai froid...j’ai peur...et je suis juste chanceuse d’être encore en vie". Nous sommes en 2018, et Nouria Newman a tout juste la force de prononcer ces mots face à sa propre GoPro, quelques minutes après avoir frôlé la mort dans une descente de rapide, en Inde. La Française, star mondiale de kayak extrême, sillonne le monde à la recherche des rivières les plus dangereuses et il arrive, comme cette fois-là, que son talent ne suffise pas. "Les gens pensent qu’on est des fous, nous, les sportifs dits 'extrêmes', mais en réalité, non seulement on planifie et on calcule beaucoup, mais en plus, ça nous arrive d’avoir peur. Très peur. C’est même bon signe si on a peur".
À 29 ans, Newman propulse le kayak féminin dans des sphères inédites. En 2014, elle est la première femme à descendre le Grand Canyon de la Stikine, dont les rapides comptent parmi les plus difficiles et les plus dangereux au monde. Surtout, elle descend des rapides qu’aucun homme n’avait osé descendre avant. En 2019, elle réalise plusieurs descentes jamais explorées en Patagonie, avant de descendre cinq fois d'affilée le mythique "Devil's Slide" en Italie. "Oui, je suis un peu féministe. Enfin un peu...Non, je dirais même carrément", lâche-t-elle de son habituel ton espiègle.
Le kayak, son arme anti-sexisme
Sans doute les (nombreux) souvenirs de comportements sexistes de la part de ses collègues kayakeurs remontent-ils alors à la surface. Car elle a dû se faire une place dans un univers très masculin (elles ne sont que trois kayakistes-femmes parmi les meilleurs mondiaux), régi par ce qu’elle estime être "un rapport au risque bourré de clichés", où les femmes sont généralement jugées moins aptes à faire face au danger.
"Mais quand t’es dans une rivière, face à la puissance de l’élément, t’as plus de genre, tu rates ta ligne, tu te fais éclater pareil, que tu sois un gars ou une fille", estime-t-elle. Avant de préciser, sourire en coin :"mais j’avoue que je ne me prive pas, quand je suis avec des gros machos, genre poils sur le torse ou grande gueule, je me fais un petit kiff, je rentre dans leur jeu, je joue à la petite fille incapable".
"Ca va aller la petite ?"
Elle se souvient particulièrement d'un épisode vécu aux côtés de son père, lors d'une sortie improvisée vers la maison familiale. Elle avait "17 ou 18 ans" lorsque l'un des kayakistes qui les accompagnaient s'est interrogé sur son niveau...auprès de son père. "J'étais juste à côté ! Et le gars, pas un regard vers moi, il dit à mon père 'par contre ça va aller la petite ? Non parce que ça descend fort hein !'. Moi j'en pouvais plus, j'avais envie de l'éclater, mais j'ai préféré jouer un peu..."
Elle omet alors volontairement de lui dérouler son CV déjà bien garni de kayakiste de haut niveau. L'homme s'approche alors d'elle et lui demande : "Tu sais esquimauter (redresser un kayak chaviré) ?" "Pas mal, mais pas à tous les coups. J'essaierai", lui rétorque Nouria. "Ah non, t'essaies pas. Soit tu fais soit tu fais pas !"
Quelques dizaines de minutes plus tard, le groupe doit stopper la descente car...l'homme en question a chaviré et se trouve en difficulté. "C'est moi qui suis allée le secourir, raconte-t-elle. Il était là en train de boire la tasse. Je lui ai dit 'ben alors l'esquimautage ?'J'étais une peste à l'époque, je l'ai sorti pile dans un endroit où il y avait plein de ronces".
Ivre de liberté
Encaisser les clichés en silence, simuler un assentiment... avant de porter l'attaque avec son arme favorite : son talent en kayak. C'est ainsi que Nouria Newman s'attèle à déconstruire les clichés, et cette méthode s'avère finalement assez symptomatique du tempérament de la championne.
"Dès l'adolescence elle se distinguait des autres par son tempérament, et ça se voyait dans sa manière de faire du kayak, explique Yves Narduzzi, son ancien entraîneur en équipe de France de kayak olympique. Elle s'engageait de manière extrême. Elle ne connaissait pas la pédale de frein. D'habitude chez les filles j'ai plutôt tendance à devoir déverrouiller à cet âge-là, à les amener à être offensives. Nouria, c'était l'inverse, il fallait la tempérer".
En équipe de France, Newman ne se contente pas du kayak olympique. "Elle avait besoin de cette pratique en eaux vives. Pour canaliser son énergie, pour son équilibre personnel...Il n'y avait pas d’autres options. C’est son ADN. C’est une pagayeuse au sens large, je savais qu’en coupant ça elle allait être malheureuse, et pas assez activée sur ses motivations." Jusqu'à une blessure grave en 2015, cet alliage entre kayak olympique et navigation en rivière fonctionne plutôt bien, puisqu'elle termine vice-championne du monde de slalom en 2013, tout en brillant sur des épreuves d'extrême.
Mais, progressivement, l'évidence s'insinue : un jour ou l'autre, la discipline olympique aseptisée devra céder face à l'appel de la nature et de l'aventure. Yves Narduzzi, son ancien entraîneur, le pressent. Une image lui revient d'emblée aujourd'hui : "on était à l'hôtel en Amérique pour une compétition, je m'étais levé très tôt pour aller prendre l'air, et j'avais vu Nouria revenir de la forêt à côté son sac de couchage sur le dos. Elle avait passé la nuit à la belle étoile parce qu'elle se sentait oppressée dans l'hôtel chauffé, elle venait de passer un mois à sillonner l'Amérique pour du kayak extrême, et à dormir dehors. Ce jour-là, j'ai compris le décalage qu'il y avait entre elle et les autres. Elle était habitée par un truc personnel, super puissant".
Si puissant qu'il finit par terrasser son horizon olympique ? Elle balaie l'hypothèse : "j'étais juste trop lente et trop vieille, c'est pour ça que j'ai arrêté". Car Nouria Newman échoue à se qualifier pour les Jeux de Rio, et un an plus tard, tire un trait sur sa carrière olympique. "Le lendemain, je me lève le matin, je prends mon café, je fais mon sac pour aller à l’entraînement...et là je m'arrête et je me dis 'mais c'est fini ça ? Je fais quoi maintenant ?'"
Trio féministe
Elle trouve vite la réponse, et se lance corps et âme dans son autre (sa vraie ?) passion : le kayak extrême. Bardée d'un master 2 à Sciences Po Toulouse, elle n'a pas vraiment de mal à se muer en entrepreneuse, à trouver des sponsors, et à se construire une structure budgétaire suffisamment solide pour lui permettre de parcourir le monde. Surtout, elle rencontre ses deux coéquipiers et, bientôt, âmes-soeurs.
Ben Stookesberry et Eric Boomer, deux des kayakistes extrême les plus cotés du monde, sont aussi de grands vagabonds, comme elle. Et, bien sûr, féministes. "Eux, pour moi, ce sont de vrais féministes", clame-t-elle avec une certaine admiration dans la voix. "Vrais", car correspondant parfaitement à sa propre conception du féminisme : dénuée de mots, riche en gestes, et aspirant à une égalité de fait.
"Quand on doit porter les kayaks, ils vont me mettre les mêmes charges qu’à eux, ils ne veulent pas faire de différence. Par contre, s'ils voient que j'ai 3, 4 minutes de retard sur eux par exemple, ils vont aller me remplir ma bouteille d’eau discrètement avant que j’arrive. Si je galère sur une marche, le premier repas qu’on va manger c’est celui qui est dans mon sac à moi, et puis ils vont faire genre ils oublient de me remettre du poids"
Elle s'arrête, pensive. Puis reprend hâtivement: "Mais attention hein, c'est un échange ! Parce que parfois eux ont besoin de moi aussi, dans l'eau, sur les parties techniques, je suis là pour eux".
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Ne lui parlez surtout pas des groupes de parole, des campagnes de sensibilisation, de sororité. "Pour moi, les filles qui parlent pour parler, qui se plaignent constamment, qui brassent de l'air, ça m'énerve et je trouve que ça ne sert pas à grand chose". Sa recette à elle : pagayer. Prouver la valeur de la femme par ses actes. En sport, ou ailleurs.
Ainsi quand vient l’heure d’évoquer les rencontres qui l’ont marquée, ce ne sont ni des kayakistes ni des aventuriers qui lui viennent en tête, mais...des "habitantes de Patagonie qui s’occupaient de la vaisselle". "Elles étaient quatre, décrit-elle avec une certaine ardeur dans sa voix. Quatre femmes, d’une force...incroyable. Moi j’étais au garde-à-vous dans leur cuisine. Elles avaient vécu des choses terribles, et elles se tenaient là, elles se chargeaient de tout chez elles, s’occupaient de leur famille, ramenaient l’argent, elles faisaient tout. Ca, pour moi, ce sont de vraies féministes".
Aujourd'hui, Nouria Newman ne subit "quasiment plus" de remarques sexistes dans sa pratique du kayak extrême. "Les gars savent qui je suis je crois". Le prestige de ses records, le respect de ses accomplissements ? "Ouais...ou alors ils se disent 'elle, elle est vraiment chiante, elle va nous sauter à la gorge si on dit quelque chose'".
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