Affaire Navalny : l'unité nationale russe fragilisée par la prise de parole de ses sportifs
Depuis plusieurs jours maintenant, de nombreuses manifestations en soutien à l'opposant Alexeï Navalny ont été réprimées en Russie. Si la contestation est rare dans le pays, il est encore plus rare que des sportifs s'expriment sur le terrain politique. Pourtant, après l'arrestation de l'ancien candidat à la présidentielle russe à l’aéroport de Moscou le 17 janvier et sa condamnation le 2 février dernier, les contestations ont enflé dans le pays et les sportifs russes, d’ordinaire en retrait des décisions politiques et même montrés en exemple par Vladimir Poutine, ont commencé à libérer leur parole.
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Quelques jours seulement après l'arrestation d’Alexeï Navalny, le hockeyeur Artemi Panarine - des Rangers de New-York - et l’ex-footballeur Igor Denissov - ancien capitaine du Zenit St Petersbourg et de l'équipe nationale russe - ont brisé l’omerta. Le 21 janvier, ce dernier a envoyé une vidéo au média russe sports.ru dans laquelle il y explique soutenir l’opposant à Vladimir Poutine et demande publiquement sa libération. Une intervention rare pour celui qui affirme “ne pas parler de politique”. Le média sportif, largement suivi sur le territoire et peu engagé politiquement, a relayé et tweeté cette vidéo. Le site a même épinglé cette vidéo sur son compte Twitter. “Souvent, les sites sportifs ne prennent pas position politiquement. C'est donc une vraie volonté politique”, analyse Lukas Aubin, docteur en études slaves contemporaines, spécialiste en géopolitique du sport et de la Russie.
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Le même jour, Artemi Panarine, l'autre star du sport russe, s’est exprimé à son tour. Le célèbre hockeyeur a réagi en publiant sur Instagram une photo d’Alexeï Navalny posant avec sa famille avec le hashtag #свободунавальному (Liberté pour Navalny, ndlr). La photo est relayée et “aimée” par plus de 90 000 personnes. Alexander Radulov des Stars de Dallas et Nikita Zadorov des Blackhawks de Chicago, deux autres hockeyeurs russes réputés, ont notamment “liké” la publication de leur compatriote. Un autre hockeyeur, Roman Lioudoutchine, lui a aussi apporté son soutien. “Artemi, merci pour ta position civique, je suis avec toi mon frère”, a-t-il déclaré, tout en précisant “ne pas être un partisan de Navalny”. Le présentateur et commentateur sportif à Match TV Dmitry Guberniev est lui aussi intervenu, avec des propos plus modérés : “Panarine et Denisov ont le droit à leur opinion. Si cela ne contredit pas la législation […] alors pourquoi pas ?”
Des voix qui résonnent en Russie
Forts de leur popularité, de leur relais dans les médias et de leur influence sur les réseaux sociaux, la voix des sportifs est écoutée en Russie. C’est d’autant plus le cas avec le hockeyeur Artemi Panarine et le footballeur Igor Denissov qui exercent les deux sports les plus populaires du pays. “Quand un sportif parle, et encore plus quand c’est un Russe, on l'entend. S'il vit en Russie, on sait aussi les risques qu'il prend et comme les sportifs sont en général très 'pro-pouvoir', quand l’un d’entre eux critique le gouvernement, on y fait d’autant plus attention”, souligne Jean-Baptiste Guégan, enseignant en géopolitique du sport. Pour ce spécialiste, dans ce contexte, la crainte de Vladimir Poutine est de voir se dérouler une situation similaire à celle vécue en Biélorussie. “On a vu chez eux le même phénomène, avec des sportifs qui se sont engagés et qui ont continué à désamorcer le storytelling du pouvoir en place et à aller dans le sens des manifestants.”
S’il est encore trop tôt pour connaître l’effet de cette contestation d’acteurs du monde sportif, la suite des événements est à observer de près. “Ça pourrait entraîner d'autres ralliements dans le futur. Et cela pourrait donc fragiliser le système politico-économique russe", poursuit Lukas Aubin. Même si pour le moment peu d’autres sportifs se sont exprimés pour soutenir Navalny, ces événements font malgré tout office de précédent.
Une confiance dans le pouvoir qui s’effrite
"Ce qui est sûr c’est que cette mobilisation, en termes de personnalités qui se sont exprimées et de l’influence sur les réseaux sociaux et au sein de la population, est quelque chose de nouveau", confirme Carole Gomez, directrice de recherche à l’IRIS. “Alors que la confiance des Russes envers le pouvoir diminue, ces prises de position à travers les réseaux sociaux et les médias montrent le doute qui s'installe dans la société, alors même que les sportifs avaient une place de choix dans la stratégie de Poutine, dans la construction de sa politique intérieure et extérieure”, poursuit la spécialiste en géopolitique du sport. La cote de popularité du président Poutine avait chuté de 20 points en deux ans, pour atteindre 60 %, relatait La Croix en juillet dernier.
Alors que la répression ne cesse d’augmenter, comme l’évoque franceinfo, les athlètes risquent-ils aujourd'hui des poursuites pour leur prise de position ? Selon Lukas Aubin, le risque existe mais reste limité. “Pour Artemi Panarine, il risque éventuellement de ne pas être sélectionné avec l'équipe nationale de hockey. Toutefois, il est un excellent joueur donc cela paraitrait compliqué de ne pas le sélectionner, surtout que le hockey est le sport le plus populaire en Russie”, précise le chercheur. Pour Igor Denissov, qui a pris sa retraite en 2019 mais vit en Russie, c’est encore une autre situation. “En ne nommant pas Poutine dans sa vidéo, en ne s'opposant pas directement contre lui, il se protège”, note Lukas Aubin. “Et s’il espérait s'engager politiquement, il peut avoir dit adieu à cette reconversion”, ajoute néanmoins Jean-Baptiste Guégan, auteur de “Géopolitique du sport : une autre explication du monde” (Ed. Bréal).
Une prise de parole pas si nouvelle
S'il s’agit d’une première prise de parole pour Igor Denissov sur le terrain politique, Artemi Panarine n’en est pas à son premier coup d’essai. Le hockeyeur qui vit depuis six ans aux Etats-Unis avait dénoncé la politique de Vladimir Poutine et lui avait même demandé de quitter le pouvoir. “L’erreur de notre société est que nous le considérons comme un surhomme. Tout le monde pense que personne n’est meilleur que Vladimir Vladimirovitch Poutine. C’est juste n’importe quoi. (…) C’est fini, Vladimir Vladimirovitch, vous devez raccrocher vos crampons", avait-il lancé en 2019 dans un entretien au site sports.ru, repris par lapresse.ca. Ces prises de parole sont d'autant plus faciles pour ces athlètes que le premier a quitté les terrains, et que le second vit aux Etats-Unis, imprégné d'une autre culture où les sportifs sont bien plus politisés, encore plus après l'émergence du mouvement international Black Lives Matter.
Cette contestation du régime rappelle celle du célèbre hockeyeur Viatcheslav "Slava" Fetissov, qui s’était lui aussi opposé au régime soviétique, en 1989, lorsqu’il demanda officiellement au pouvoir de quitter l’URSS pour aller jouer aux États-Unis. Si le régime avait refusé dans un premier temps, la pression médiatique fit craquer Mikhaïl Gorbatchev. D’autres athlètes avaient suivi ensuite les pas de Fetissov, jusqu’à la chute de l’URSS. Trente-deux ans après, l'histoire est-elle en train de se répéter ?
“Dans ce système, avoir une prise de position contre Poutine, c'est finalement avoir une prise de position contre la Russie elle-même”
Quand Vladimir Poutine arrive au pouvoir en 2000, il a pour objectif de redorer le blason du sport russe et d'en faire un instrument du pouvoir. Ainsi, dans une sphère politico-sportive russe très verrouillée, où les sportifs se doivent d’être pro-pouvoir et sont utilisés comme des émissaires à l'étranger, il est devenu très difficile pour eux de s'opposer directement au président. “Dans ce système, avoir une prise de position contre Poutine, c'est finalement avoir une prise de position contre la Russie elle-même”, explique Lukas Aubin.
D’après ces observateurs, la vision qu’ont beaucoup de Russes du système créé par Vladimir Poutine a commencé à changer. “L'unité nationale à travers le sport prônée par Poutine commence à s'effriter dans ce contexte de crise sociale, catalysée par Navalny. Même si le mouvement lancé par ces sportifs reste minoritaire, il n'en est pas moins anodin”, constate Lukas Aubin. L'avenir dira si la libération de la parole des sportifs russes se poursuit. Reste qu’en pleine année olympique, s’engager politiquement contre le régime ne facilite pas la tâche. Même sous bannière neutre, l’ombre du poutinisme continue de planer sur les athlètes.
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