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Roland-Garros : comment Gustavo Kuerten a conquis le cœur du public et laissé une trace indélébile sur la terre battue parisienne

Article rédigé par Julien Lamotte, franceinfo: sport
France Télévisions - Rédaction Sport
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10 min
L'éternelle joie de Gustavo Kuerten lors de sa première campagne victorieuse à Roland-Garros, le 8 juin 1997. (ERIC FEFERBERG / AFP)

Vingt ans après son troisième et dernier titre sur la terre battue de la porte d'Auteuil, le Brésilien a laissé une empreinte indélébile dans l'histoire du tournoi et dans le cœur du public.

Comparaison n'est pas raison mais tout de même : prenez Ivan Lendl et Gustavo Kuerten. Les deux hommes ont été sacrés trois fois à Roland-Garros dans l'ère Open, seuls Björn Borg (6 titres) et Rafael Nadal (13) font mieux. Lendl, avec ses 94 titres en carrière et son allure de croque-mort qui rigole quand il se brûle, laissera une place immense dans les livres d'histoire. Kuerten, "seulement" vingt titres ATP, aura plutôt ravi les cœurs. Pragmatique ou romantique, chacun choisira son camp.

Roland-Garros et la France ont choisi "Guga". Un diminutif joyeux et léger comme un air de samba que les fans de la porte d'Auteuil ont scandé à l'unisson pendant des années. L'ambiance faisait même dire à ses adversaires qu'ils préféraient affronter un Français plutôt que Kuerten à Paris...

Aujourd'hui encore, treize ans après sa fin de carrière, il est celui que l'on s'arrache pour un selfie. Ses apparitions font briller les yeux et tirent un sourire à tous les visages. Vainqueur à Paris en 1997, 2000 et 2001, Kuerten est le chouchou ultime. Mais comment expliquer ce phénomène d'adulation, cette unanimité autour du Brésilien à Roland-Garros ?

Comme les plus belles histoires d'amour, celle qui unit le Brésilien et Roland-Garros était inattendue. En 1997, Kuerten n'arrive pas en conquérant à Paris, dans le relatif anonymat de sa 66e place mondiale. Pour ses premiers pas sur la terre battue française, passer deux ou trois tours suffirait à son bonheur. "Personne ne le connaissait. Il y avait ce look coloré, ce bandeau, cette qualité rafraîchissante de tennis", raconte Sébastien Grosjean alors que le public commence à s'intéresser à ce jeune Brésilien dégingandé. Il est trop tôt pour parler de magie, mais la curiosité opère déjà.

Transmission de fluide

Pour faire chavirer Roland, Kuerten profite d'une époque, à la fin des années 1990, où le tournoi est mis sous cloche par les "crocodiles". Ce terme assez péjoratif désigne les gros cogneurs de fond de court (Costa, Moya, Ferrero ou Muster) dont le jeu tout en puissance laisse certains puristes nostalgiques. Pourtant, "Guga" non plus n'était pas un poète. Grosjean, qui l'a battu quatre fois en six confrontations (mais pas à Roland), se souvient : "La balle partait très vite de sa raquette, il frappait fort des deux côtés."

Mais voilà, il y a dans la gestuelle du Brésilien une élasticité, une amplitude et un relâchement qui forcent la sympathie. Il ne se contente pas de lifter comme un mort de faim, il peut aussi lâcher des coups à plat capables de faire lever un stade, le tout avec une apparente décontraction. Bref, le tennis de Guga n'est pas un tennis qui sent la sueur et la foule adore cette fluidité. Cependant, un revers long de ligne, aussi pur soit-il, ne suffit pas à vous faire entrer dans l'imaginaire collectif.

Sébastien Grosjean avance une autre thèse : "Il y a aussi le fait qu'il vienne du Brésil, qui est traditionnellement reconnu pour ses joueurs de foot. Kuerten a apporté un peu de l'exotisme de son pays dans le tennis". Cet exotisme se retrouve dans sa célèbre tenue jaune et bleue, qui rappelle les couleurs du drapeau brésilien. L'establishment conservateur, féru de blanc, grince des dents face à ces coloris mais le public apprécie ce coup de pied dans la fourmilière de l'ordre établi.

"C'était un bon mec, tout simplement"

Arnaud Clément

Incrédule, le public assiste à l'irrésistible ascension du gamin de Florianopolis, au sud du Brésil, là où "Guga" a passé ses premiers tubes en surf. Le jeune homme de 20 ans écarte Kafelnikov, Muster et Bruguera, trois anciens vainqueurs, sans cesser de sourire et de brandir le pouce pour féliciter un joli coup de son adversaire. À côté des "come on !" rageurs de Lleyton Hewitt à la moindre faute adverse, le fair-play de "Guga" est rafraîchissant.

"Il était très proche des gens, il leur faisait partager ses émotions. Tout était spontané avec lui, il n'y avait aucun calcul. Gustavo était simple et sincère", salue Arnaud Clément. Sébastien Grosjean est sur la même ligne que son compatriote : "Cette fraîcheur, cette simplicité plaisaient beaucoup. Et surtout, il n'a jamais changé même après avoir gagné Roland". D'autres auraient pu prendre la grosse tête, mais pas Guga, qui n'a jamais eu à desserrer son bandeau.

Gustavo Kuerten et son fameux bandeau, ici le 6 juin 1997. (JEAN-LOUP GAUTREAU / AFP)

"C'était très spécial. En réalité, ce tournoi m'a surpris et j'ai découvert que je pouvais avoir de nouvelles ambitions", racontait le triple vainqueur au Monde en 2008. Ces ambitions seront pourtant contrariées les deux années suivant son premier titre, en 1997. À tel point que son succès était comparé à un coup de chance et Kuerten à une météorite brillante l'espace d'une quinzaine mais vouée à retourner dans le noir de l'espace. C'était mal connaître le Brésilien.

Un soutien qui sublime mais ne paralyse pas

Jorge Salkeld connaît bien Kuerten. Il est l'agent du joueur brésilien depuis ses 17 ans. "Je ne vais pas vous mentir, à cet âge-là, c'est impossible de savoir si un joueur remportera un jour un Grand Chelem, avoue-t-il. Mais il y a une chose que Guga avait, et que tous les plus grands ont, c'est qu'il écoutait et qu'il avait envie de toujours progresser. Et puis, même s'il ne le montrait pas avec des gestes agressifs sur le court, c'était un compétiteur né."

Kuerten revient donc à Paris pour remporter deux fois de plus la Coupe des mousquetaires. Le maillot bariolé de 1997 a disparu mais le soutien du public est indéfectible. Un amour qui n'était pas paralysant selon Salkeld : "Guga n'était pas Français, il ne ressentait pas la pression du public comme Mauresmo, Monfils ou Gasquet. Il n'y avait que des ondes positives entre lui et les spectateurs".

Des ondes positives qui ont tissé un lien indestructible entre le champion et son public, comme Kuerten le confirmait en 2015 dans une interview à La Dépêche. "Je me sens Français, oui. Ce pays représente ma deuxième maison. La manière dont les gens me supportaient, me manifestaient de l'attention.... Et c'est encore le cas aujourd'hui. Je crois que l'on peut parler de spiritualité, de dévotion. Il s'agit d'une de mes plus belles conquêtes dans ma vie."

Gustavo Kuerten après son deuxième sacre à Paris, le 11 juin 2000 (FRANCOIS GUILLOT / AFP)

Le public était déjà conquis mais il fallait encore un geste fort pour sceller ce mariage, et celui-ci arrive le 3 juin 2001. Pour Sébastien Grosjean, comme pour beaucoup d'autres, "c'est l'un des moments les plus forts de l'histoire du tournoi". Ce jour-là, en huitièmes de finale, Kuerten est à la ramasse totale face à un modeste qualifié américain, Michael Russell. Le Brésilien est méconnaissable sur le court, il rate tout ce qu'il entreprend. Voyant son protégé au bord du précipice, le public du Chatrier redouble d'encouragements.

À coeur ouvert

Kuerten ne joue pas mieux pour autant mais il sent l'amour de la foule et il s'accroche tant bien que mal. Mené deux sets à rien, il doit maintenant sauver une balle de match dans la troisième manche... Au terme d'un échange irrespirable de 26 coups, il reste en vie dans une ambiance digne du Maracana, le célèbre stade de foot de Rio. Relancé, galvanisé comme jamais, il puise dans ce soutien l'énergie pour renverser complètement le match. Après sa victoire, il a cette idée de prendre sa raquette et de dessiner un cœur sur le court pour remercier le public, son public. Absolument pas prémédité, ce cœur est simplement un témoignage sincère d'un homme envers d'autres.

"Ce geste l'a fait passer dans une autre dimension", note Grosjean. De fait, tout le monde s'en souvient encore aujourd'hui. Parce que ce n'était pas programmé, parce que c'était tellement humain et généreux. "C'est le plus beau moment que j'ai passé sur un court de tennis", répète encore aujourd'hui à l'envie le Brésilien. Dans la foulée, il reformulera ses vœux en finale, après sa victoire contre Alex Corretja, en redessinant un cœur et en s'y allongeant à l'intérieur. Alegria comme on dit au Brésil...

L'alchimiste

Triple vainqueur à Roland-Garros à 24 ans, numéro 1 mondial à la fin de l'année 2000, Gustavo Kuerten aurait pu concevoir une certaine amertume en voyant les plus belles années de sa carrière lui échapper à partir de 2002, la faute à une hanche droite doublement opérée suite à des problèmes d'arthrose. Pas le genre de la maison. On ne sait pas s'il a lu L'alchimiste de son compatriote Paulo Coelho, mais Gustavo Kuerten a lui aussi des leçons de vie à donner.

Sans jamais paraître pédant car rien n'est feint chez lui. "Lorsque j'ai commencé à percer, pour moi, tout était merveilleux, s'enthousiasme-t-il. Je venais d'un pays sans tradition de tennis, où l'on n'imaginait pas que je puisse faire une telle carrière. Lorsque je suis entré dans les 200 meilleurs, j'ai trouvé ça super. Lorsque je suis entré dans les 100, pareil. Alors, lorsque je me suis retrouvé numéro 1 mondial..." Jamais il ne se sera départi de cette candeur juvénile.

"C'était quelqu'un de facile, de toujours gai", confirme Jorge Salkeld, l'agent de Kuerten. À croire que la vie coulait sur les côtes efflanquées du Brésilien sans jamais le faire vaciller. Il ne faut pourtant pas se fier à ce sourire brandi en étendard : Gustavo a ainsi dû faire faire face au décès de son père alors qu'il n'avait que 8 ans. Salkeld raconte l'anecdote qui a changé la vie du jeune Guga."Un jour son père parle à l'aîné des trois frères Kuerten, Rafaël, alors âgé de 10 ans, et lui dit que Gustavo, qui pratique aussi le surf et le football à cette époque, doit absolument choisir le tennis. Le message passe et, deux semaines plus tard, le père décède."

Gustavo, ce n'est un secret pour personne, trouvera un père de substitution dans son entraîneur de toujours, Larri Passos. Ce dernier se révélera être bien plus qu'un coach et, ensemble, ils affronteront les drames de la vie, comme la perte du plus jeune frère de Guga, en 2007. Victime d'un syndrome respiratoire depuis la naissance, Guilherme se sera battu toute sa vie avec une déficience physique et intellectuelle.

"J'avais sous les yeux deux opposés : d'un côté, tout le glamour du circuit, de l'autre, je le voyais, lui, avec son mode de vie différent. Il m'a aidé à regarder la vie plus simplement", avoue Guga dans Le Monde. Le combat de Guilherme n'aura eu de cesse d'inspirer son frère qui, aujourd'hui encore, possède une fondation pour les enfants malades au Brésil. Cette générosité discrète, ce sens du partage, font partie intégrante du personnage. Kuerten a toujours eu un cœur immense. Il pouvait bien en transplanter une partie dans celui du public français.


Gustavo Kuerten reçoit un trophée spécial pour son dernier Roland-Garros, le 25 mai 2008. (THOMAS COEX / AFP)

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