Euro 2024 : entre sentiment de rejet et affirmation identitaire, le football d'ex-RDA tente toujours d'exister

L’équipe de France affronte les Pays-Bas, vendredi, à Leipzig, qui est la seule ville d'ex-RDA à accueillir des matchs de l’Euro.
Article rédigé par Hortense Leblanc - envoyée spéciale en Allemagne
France Télévisions - Rédaction Sport
Publié
Temps de lecture : 8min
"Ni l'argent, ni les perspectives, mais le cœur et le caractère", est-il écrit sur un tifo déployé par les ultras du Dynamo Dresden, le 21 avril 2024, contre le Viktoria Cologne. (ROBERT MICHAEL / AFP)

Un seul des stades hôtes situé en ex-RDA, seulement trois joueurs nés en ex-Allemagne de l’Est parmi les 26 de la sélection allemande… Même 34 ans après la réunification du pays, l’Euro qui y est organisé, reflète les disparités qui existent encore dans le football entre les territoires des anciennes République fédérale allemande (RFA) et République démocratique allemande (RDA). Le RB Leipzig, dont l'enceinte de la Red Bull Arena sera le théâtre de France-Pays-Bas, vendredi 21 juin, ne représente pas vraiment sa région. Il est même rejeté par les fans de l’Est en raison de son manque d’histoire et de tradition.

"Qui ne se laisse pas acheter par l’Ouest ? L’Union de fer !". Chaque semaine, les supporters de l’Union Berlin, seul club de Bundesliga situé en ex-RDA avec le RB Leipzig, chantent leur rejet du capitalisme de l’Ouest. Un rejet que les clubs de l’Est ont ressenti au moment de la réunification, quand seulement deux places leur ont été accordées dans le nouveau championnat national, et qu’ils ont dû faire face à une nouvelle économie. "En RDA, tous les sports étaient régulés par l’Etat, comme dans tous les pays d’URSS, donc toutes les organisations étaient financées par le parti, explique Jutta Braun, présidente du Centre d'histoire du sport allemand. Ce système s’est écroulé et les clubs ont dû trouver des fonds eux-mêmes, sauf qu’en général, ils cherchent des sponsors dans leur zone régionale, et l’environnement économique de l’Est n’est pas aussi stable qu’à l’Ouest."

En plus de cette ouverture forcée au capitalisme, les clubs d'ex-RDA doivent faire face à la mondialisation du football, avec l’arrêt Bosman qui, en 1995, met fin au quota de joueurs étrangers dans les clubs. "Cette décision a causé une nette augmentation des salaires des joueurs, et les clubs de l’Est ne pouvaient pas s’aligner et entrer dans la concurrence", assure l'historienne. Alors qu’ils avaient déjà perdu leurs meilleurs joueurs partis à l’Ouest dès qu’ils en ont eu l’occasion, comme Matthias Sammer et Ulf Kirsten, les clubs est-allemands se sont donc rapidement retrouvés à végéter dans des divisions inférieures sans pouvoir y jouer les premiers rôles.

Un sentiment de mise à l'écart traduit dans les tribunes par les ultras

"La République fédérale d'Allemagne et la Fédération allemande de football, n'étaient pas intéressées pour agir réellement de manière solidaire et ont laissé le football de la RDA disparaître", regrette Frank Willmann, écrivain auteur de plusieurs livres sur l’histoire du football allemand. Ainsi, même au-delà de la Bundesliga 1, les équipes situées en ex-RDA et qui parviennent à se maintenir au haut niveau se comptent sur les doigts d’une main : deux en deuxième division, et trois en troisième division.

Carte des clubs de Bundesliga pour la saison 2024-2025. Seuls le RB Leipzig et l'Union Berlin, qui se trouve dans la partie de l'ancienne RDA dans la capitale, représentent l'Allemagne de l'Est. (Droits réservés)

"Ce sentiment de mise à l’écart se reflète dans la société, et c’est pourquoi l’extrême droite a une longueur d'avance à l'Est, car de nombreux Allemands de l'Est ont le sentiment d'être pratiquement des Allemands de second choix", ajoute Frank Willmann. "Avec le déclin économique de la région, il y a eu beaucoup de chômage et les gens en parlent encore aujourd’hui, complète Jutta Braun. Les jeunes ont été éduqués dans ce contexte et se sentent comme des outsiders. Cette atmosphère, vous pouvez la ressentir dans les stades, avec beaucoup d’ultras et parfois de la violence."

"Dresde ressemble un peu à Marseille avec une ferveur de toute la ville et de toutes les générations"

Le Dynamo Dresde en est l’un des symboles. Huit fois champion de RDA et demi-finaliste de Coupe de l’UEFA (C3) en 1989, le club évolue désormais en troisième division mais est porté par des supporters ultras très nombreux. "Les supporters sont restés loyaux car les clubs représentent une partie de l’identité de l’Allemagne de l’Est qui a été perdue ailleurs et à laquelle ils sont attachés", explique l’historienne. "Pour moi, Dresde ressemble un peu à Marseille avec une ferveur de toute la ville et de toutes les générations, décrit Romain Brégerie, joueur français qui y a évolué entre 2011 et 2014, et qui y a même porté le brassard de capitaine. Tous les matchs contre des clubs d’ex-RDA sont des derbies pour eux, parfois avec des supporters un peu virulents et des affrontements, parce que certains sont politiquement marqués et assimilés à des franges d’extrême droite. Mais je pense que ça reste une minorité et je ne veux pas généraliser".

Le Français se souvient de conditions d’entraînement "pas très professionnelles" en raison d’infrastructures sportives pas encore au niveau des clubs de l’Ouest. Mais il a aussi gardé en mémoire les trois saisons à 30 000 spectateurs de moyenne sur un stade de 32 000 places. "Pour mon deuxième match à domicile, en coupe, on tombe contre le Bayer Leverkusen de Michael Ballack. On joue à domicile, on perd 3-0 à la 60e minute, mais on revient à 3-3 et on gagne en prolongation. C’est la seule fois de ma carrière où j’ai eu très mal aux oreilles. C’était intenable tellement ils sifflaient l’adversaire", raconte-t-il.

Très impliqués, les supporters soutiennent également financièrement le club, qui a fini d'éponger ses dettes "juste avant la crise du Covid", selon Lukas Kerzendörfer, présentateur du podcast "Dynamo-Fan". "Nous avons acheté plus de 200 000 tickets fantômes pour les matchs à huis clos pendant la crise du coronavirus pour aider le club à passer cette mauvaise période", ajoute-t-il. 

Le RB Leipzig, "club en plastique"

Aussi fervents qu’ils soient, les ultras de Dresde se distinguent tout de même parfois par des actions outrancières, comme en 2016, où ils ont lancé au bord du terrain une tête de taureau tranchée et sanguinolente alors que leur club affrontait le RB Leipzig. "La tradition ne s’achète pas", complétait une banderole. Il faut dire que le club, propriété de la firme Red Bull, fondé en 2009 et qui a réussi à se hisser très rapidement en Bundesliga, ne véhicule pas l’identité est-allemande. Surnommé "le club en plastique" en Allemagne, "le RB Leipzig est pointé du doigt pour être un club commercial", confirme Jutta Braun.

Au contraire, les autres clubs de Leipzig, le Chemie et le Lokomotiv, qui évoluent en quatrième division, sont restés populaires auprès des supporters locaux. Le Chemie Leipzig a même récemment célébré les 60 ans de son titre surprise de champion de RDA. "Les responsables politiques de l’époque avaient volé les meilleurs joueurs du club, pour les faire jouer des équipes privilégiées par le pouvoir. Des choses comme cela étaient possibles sous la dictature de RDA, des joueurs recevaient l’ordre de changer de club. Et à cette époque, le Chemie a gagné sur le terrain et a déjoué la dictature en devenant champion, explique Jutta Braun. Ce genre d’histoire, les gens y sont encore beaucoup attachés aujourd’hui, et un club nouveau comme le RB Leipzig ne peut pas concurrencer ce passé". Cette saison, le Chemie Leipzig a attiré en moyenne 4 400 spectateurs par match, plus que certains clubs de Ligue 2 française.

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