Infographie Comment les sanctions de l'Arcom contre C8 et Cyril Hanouna se sont évaporées des sites de "Télé-Loisirs", "Voici" ou "Gala" après leur rachat par Vincent Bolloré

Article rédigé par Brice Le Borgne - Complément d'enquête
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 7 min
Depuis leur rachat par Vivendi, plusieurs sites de Prisma Media sont devenus discrets sur les sanctions de l'Arcom à l'encontre de la chaîne C8. (ROMAIN DOUCELIN / HANS LUCAS)
L'analyse des publications de plusieurs sites du groupe Prisma, racheté par Bolloré en 2021, ainsi que plusieurs témoignages internes collectés par "Complément d'enquête", montrent à quel point le sujet est devenu sensible au sein de ces médias.

Le 9 février 2023, la sanction tombe. L'Arcom (ex-CSA) condamne la chaîne C8 à une amende de 3,5 millions d'euros, après l'altercation qui a éclaté entre le député insoumis Louis Boyard et Cyril Hanouna, le 10 novembre, sur le plateau de "Touche pas à mon poste". L'élu et ancien chroniqueur de l'émission avait critiqué Vincent Bolloré, propriétaire du groupe Canal+, dont fait partie C8. Ce qui lui a valu, en retour, d'être qualifié d'"abruti", de "tocard" et de "merde"

Le jour de sa publication, la sanction record de l'Arcom fait le tour de toute la presse… ou presque. Difficile d'en trouver mention dans plusieurs médias détenus par Prisma, pourtant spécialisés dans l'actualité du petit écran ou des peoples. Télé-Loisirs, Télé 2 semaines, Voici, Gala, Femme Actuelle… Ce jour-là et les suivants, les sites de ces médias préfèrent parler de la vie intime des chroniqueurs ou des exploits sportifs du fils de Cyril Hanouna. Ils avaient pourtant largement relaté la sanction de 3 millions d'euros infligée par le CSA à la même chaîne, six ans plus tôt, après un canular homophobe.

Comment expliquer cette récente discrétion ? Le rachat de Prisma Media par Vivendi, et donc par Vincent Bolloré, intervenu en mai 2021, aurait-il changé la donne ? À l'occasion de la diffusion d'un portrait de Cyril Hanouna, jeudi 30 novembre sur France 2, le magazine "Complément d'enquête" s'est penché sur le traitement de l'animateur dans ces médias, notamment depuis qu'ils sont passés dans le giron de l'homme d'affaires breton. 

Onze fois moins d'articles qu'avant le rachat

Pour y voir clair, "Complément d'enquête" a ausculté les articles publiés sur ces sites, et plus particulièrement les quelque 13 300 qui concernent Cyril Hanouna ou son émission (voir méthodologie en fin d'article), et vérifié s'il était fait mention de l'Arcom ou de ses sanctions. Le résultat de cette analyse est présenté dans l'infographie ci-dessous. Chaque point représente un article : il est rouge s'il est fait mention de l'Arcom dès le titre, et orange si on trouve une référence au gendarme de l'audiovisuel dans le corps du texte. La ligne verticale en pointillé représente le moment où Vivendi rachète Prisma.

Le nombre d'articles évoquant les sanctions de l'Arcom à l'encontre de C8 a dégringolé peu de temps après le rachat de Prisma Media par Vivendi. Entre le 1er janvier 2016 et le 31 mai 2021, sur les six médias analysés, on compte 759 articles faisant mention de l'Arcom et de Cyril Hanouna (ou de son émission), soit 11,7 par mois en moyenne. Entre le 1er juin 2021 et le 31 octobre dernier, on n'en dénombre plus que 31. Soit un peu plus d'un par mois, plus de 11 fois moins qu'avant.

Chez Télé-Loisirs, la rupture est nette. Depuis le rachat, le seul article dont le titre porte sur une délibération de l'Arcom concerne les amabilités prononcées par Cyril Hanouna à l'encontre de François Hollande ("tocard", "jamais pu le blairer"…). Des invectives pour lesquelles C8 n'avait pas été sanctionnée.

Ce ne sont pourtant pas les réprimandes qui manquent. Sur les 29 décisions de l'Arcom que nous avons recensées à l'encontre des émissions de Cyril Hanouna, 14 sont survenues depuis mai 2021. Publicité clandestine, relais de thèses complotistes, termes outranciers… En plus de l'amende record de 3,5 millions d'euros, le gendarme de l'audiovisuel a enchaîné les mises en demeure et autres sanctions pécuniaires envers C8. Des décisions dont les lecteurs de plusieurs sites de Prisma n'ont pas entendu parler.

Quelques exceptions néanmoins. Capital, magazine spécialisé dans l'actualité économique, a consacré depuis mai 2021 trois articles aux sanctions prises contre C8. Femme Actuelle aussi, deux fois, concernant les amendes de 200 000 et 500 000 euros infligées par l'Arcom à la chaîne en 2023. Dans les éditions imprimées des magazines détenus par Prisma, nous n'avons trouvé qu'un article faisant état des sanctions de l'Arcom, publié à la fois dans Télé-Loisirs et Télé 2 semaines

Entre "famille" et "autocensure"

Chez Prisma, plusieurs témoignages de salariés actuels ou anciens confirment qu'il est désormais mal vu de publier du contenu négatif concernant Cyril Hanouna. Au lendemain du rachat par Vivendi, Yannick Bolloré, fils de Vincent, annonçait la couleur face aux nouveaux salariés du groupe, en insistant sur leur nouvelle appartenance à "la famille" Vivendi. 

Jean-Marie Bretagne s'en souvient bien. Après 30 ans de service chez Prisma, il a quitté le groupe un an et demi après le rachat par Vivendi. "On nous a dit qu'on faisait partie d'une famille", confirme-t-il. "Vous travaillez certes pour Prisma, mais vous ne devez pas porter préjudice aux autres composantes de la famille. En l'occurrence, Cyril Hanouna", pointe l'ancien représentant du personnel au sein du groupe et auteur du livre Le Boa : comment Vincent Bolloré m'a avalé.

Y a-t-il eu des consignes explicites pour ne pas couvrir les sanctions de l'Arcom à l'encontre de "Touche pas à mon poste" ? Selon les informations du site Les Jours, la rédaction de Voici a reçu, de la part de la "hiérarchie interne", la consigne de ne pas toucher à Cyril Hanouna. D'autres anciens salariés, contactés par "Complément d'enquête", évoquent aussi une autocensure. "On le sent, on en parle souvent entre rédacteurs", confirme un salarié encore en poste. Un autre, travaillant au sein de la rédaction de Gala, abonde : "Quand des nouveaux arrivent, il leur arrive de ne pas être au courant de ces choses-là et de proposer un sujet sur Hanouna. On leur dit : 'non, on ne fait rien sur Hanouna'".

Un paparazzi travaillant régulièrement pour Voici raconte aussi à "Complément d'enquête" que les photos d'Hanouna proposées à la rédaction sont désormais systématiquement refusées. A l'automne 2022, une enquête de Streetpress racontait qu'une lettre critiquant le présentateur avait aussi dû être retirée du courrier des lecteurs.

Plus de 180 journalistes ont quitté le navire depuis le rachat

Du côté de Prisma, le groupe réfute toute consigne donnée par Vivendi concernant le traitement de Cyril Hanouna. "Aucun sujet n'est tabou tant qu'il entre dans la ligne éditoriale de nos magazines ou sites", répond la direction. "Si nous traitons moins de ces sujets depuis quelques années, c'est parce qu'ils intéressent moins nos publics. L'évolution de la ligne éditoriale de TPMP, passée d'une émission de divertissement à une émission d'actualités sociales et politiques, a rendu son traitement moins pertinent dans nos magazines et sur nos sites." Prisma précise tout de même que "sur le pôle TV, nous veillons à entretenir des relations correctes avec les animateurs, Cyril Hanouna comme les autres".

En attendant, les rédactions se vident. Entre mai 2021 et octobre 2022, 183 journalistes en poste ont quitté le groupe Prisma grâce à la clause de cession, qui permet aux rédacteurs de partir d'une entreprise de presse après un changement de propriétaire tout en percevant les indemnités de licenciement. Des départs qui concernent 45% des effectifs. Quelques dizaines ont été remplacés. "Mais souvent, ce sont des journalistes très jeunes, en CDD, et qui ont plus peur de parler", pointe un salarié.


Pour réaliser ce travail, nous avons d'abord indexé les milliers d'articles concernant l'animateur ou ses émissions, en collectant tous les articles de ces sites dans les pages de référencement de "Touche pas à mon poste", "TPMP", "Cyril Hanouna". Nous nous sommes concentrés sur les médias à la plus forte audience, et spécialisés dans le traitement du monde de la télévision, ou dans l'actualité des peoples. C'est pourquoi des titres comme National Geographic ou Ça m'intéresse, par exemple, n'ont pas été prioritaires dans l'analyse.

Nous avons ainsi collecté 5 851 articles pour Télé-Loisirs, 3 105 pour Voici, 2 155 pour Télé 2 semaines, 1 661 pour Gala, 523 pour Femme Actuelle, et 81 pour Capital. Nous avons ensuite automatiquement détecté si l'Arcom était mentionné dans le titre ou le corps du texte (via la présence des termes "Arcom", "CSA", "Conseil supérieur de l'audiovisuel", etc.).

Le recensement des décisions de l'Arcom à l'encontre de C8 a été réalisé manuellement, à l'aide du Journal officiel ou du site du gendarme de l'audiovisuel. Soumise à l'Arcom, cette liste n'a pas été contestée ou amendée par l'institution.

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