"Shoah" sur France.tv  : un film mémoire de dix heures de Claude Lanzmann sur le génocide des juifs d'Europe par les nazis

À l'occasion de la Journée de la mémoire des génocides et des crimes contre l’humanité, France.tv diffuse "Shoah", le film événement de Claude Lanzmann. Pourquoi est-il important de regarder ce récit fleuve ? Réponse en sept points.
Article rédigé par Christophe Airaud
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9 min
Image tirée du film "Shoah" de Claude Lanzmann. (LES FILMS ALEPH / HISTORIA FILMS)

Shoah est un documentaire fleuve de Claude Lanzmann. Durant onze ans, le réalisateur enregistre des témoignages de survivants, de nazis, de victimes et de bourreaux. Avec son équipe, il filme les lieux, car aucune image d'archives ne viendra illustrer le propos, ni aucune voix off. Ni reportage ni fiction, Shoah est devenu "le film mémoire" sur la plus grande tragédie du XXe siècle. A l'occasion de la Journée de la mémoire des génocides et des crimes contre l’humanité, qui commémore également la libération du camp d'Auschwitz le 27 janvier 1945, les dix heures du film sont diffusées sur France 2, mardi 30 janvier.

1La Shoah tire son nom du film de Claude Lanzmann

Entre 1941 et 1945, prés de six millions de juifs ont été assassinés par l'Allemagne nazie. La Shoah est le terme hébraïque pour désigner précisément cette entreprise d'extermination de juifs d'Europe par les nazis. En hébreu, cela signifie la tempête, le désastre, la catastrophe, l'anéantissement, la destruction absolue. Cela n'a pas la connotation sacrificielle d'Holocauste (terme grec), parfois aussi utilisé. Raul Hilberg, historien autrichien parle, lui, de destruction des juifs d'Europe, et le terme de génocide juif est aussi utilisé. La Shoah est devenue depuis le film de Claude Lanzmann le terme le plus usité.

2Un récit fleuve de cette période

C'est Claude Lanzmann qui parle le mieux de son film sur le plateau d'Antenne 2 en 1984. "Ce n'est pas une histoire où des gens cravatés derrière leur bureau vous racontent des souvenirs, les souvenirs sont faibles. J’ai choisi des protagonistes capables de revivre cela et pour le revivre, ils devaient payer le prix le plus haut, c’est-à-dire souffrir en me racontant cette histoire."

"Victime et bourreaux, c'est la première fois qu'ils parlent en 40 années et qu'on les voit parler. J’ai eu plus de mal à trouver les bourreaux que les victimes." À sa sortie, le réalisateur en parle comme "d'une fiction du réel""il a fallu transformer ces gens en acteurs (même si) c'est leur histoire qu'ils racontent".

À l'occasion de la Journée de la mémoire des génocides et des crimes contre l’humanité, qui commémore également la libération du camp d'Auschwitz le 27 janvier 1945, France Télévisions propose Shoah le film-événement de Claude Lanzmann.
Bande Annonce de "Shoah" de Claude Lanzmann À l'occasion de la Journée de la mémoire des génocides et des crimes contre l’humanité, qui commémore également la libération du camp d'Auschwitz le 27 janvier 1945, France Télévisions propose Shoah le film-événement de Claude Lanzmann. (DR)

3Pourquoi "Shoah" est-il exceptionnel ?

Shoah, c'est 16 ans de travail pour Claude Lanzmann. Enquêtes, tournage et montage. Il a fallu 300 heures de film en 16 mm et plus d'une trentaine d'entretiens pour réaliser le film et cinq ans d'un remarquable montage, précis et cinématographique avec la monteuse Ziva Postec. La force du film réside dans l'idée qui domine le projet de Claude Lanzamnn. Pas question d'utiliser d'images d'archive. Pas question pour lui de recueillir le témoignage à froid. Il le dit, ce sont ses propres mots : vouloir "faire revivre le passé aux protagonistes".

Simone de Beauvoir résume l'importance de Shoah dans une lettre qu'elle adressa à Claude Lanzmann le lendemain de la première projection en 1984 : "Il s'agit d'un monument qui pendant des générations permettra aux hommes de comprendre un des moments les plus sinistres et énigmatiques de leur histoire."

Pierre Nora, Michel Foucault, Simone de Beauvoir, Alain Finkielkraut, Jean Daniel et Claude Lanzmann en septembre 1982 au palais de l'Élysée. (YVES PARIS / AFP)

4Qui témoigne dans ce documentaire ?

Plus de 30 témoignages font le socle du film. Après de longues années d'enquêtes à la recherche des protagonistes, Lanzmann poursuit sa quête : recueillir la parole avec ce questionnement précis, parfois rude pour faire éclore le récit de l'horreur. Lanzmann interroge les victimes, des bourreaux et les témoins "passifs", comme les Polonais qui vivaient en bordure des camps de l'horreur et qui voyaient arriver les trains de déportés.

Le témoignage d'Abraham Bomba est l'un de ceux qui ne s'oublient jamais et qui permet de comprendre la méthode du réalisateur. Abraham était Sonderkommando à Treblinka et avait l'infernale tâche de couper les cheveux des femmes avant leur entrée dans la chambre à gaz. Pour recueillir son témoignage, Lanzmann loue à Tel-Aviv un salon de coiffure et fait parler Abraham qui coupe les cheveux d'un homme pendant l’entretien. Abraham, en larmes après de très longs silences, répond au réalisateur : "C'était très dur de ressentir quoi que ce soit (...). Vos sentiments disparaissaient, vous étiez mort aux sentiments, mort à tout."

Le réalisateur, face aux interrogations sur sa manière d'accoucher ses témoins, déclarera : "On m'a souvent reproché mon sadisme dans les questions. C'est faux, c'est un accouchement fraternel. Les larmes du coiffeur sont pour moi le sceau de la vérité."

Des phrases suspendues aussi marquent le spectateur. Yitzhak Zuckerman, leader de la résistance juive à Varsovie, est revenu de Treblinka. Ses amis sont morts dans le camp d'extermination. Lui a survécu. Il a cette phrase lancée à Lanzmann : "Si tu pouvais lécher mon cœur, cela t’empoisonnerait."

Autre témoin : Simon Srebnik, l’un des seuls survivants du Sonderkommando du camp d’extermination de Kulmhof, à Chelmno où il fut déporté à l'âge de 13 ans. À Chelmno, 400 000 juifs furent tués. Devant le champ qui laisse à peine apparaître quelques traces des ruines du camp de l'horreur, Simon raconte : "Il y avait deux immenses fours (un long soupir) et ensuite, on jetait les corps dans ces fours et les flammes montaient jusqu'au ciel. Lanzmann relance : "jusqu'au ciel ?". "Oui", répond Simon, "c'était terrible, on ne peut pas raconter cela, personne ne peut se représenter ce qui s'est passé ici et personne ne peut comprendre". Et il a, en marchant dans le champ, ces mots terribles : "Quand on brûlait chaque jour 2 000 personnes, des juifs, personne ne criait, chacun faisait son travail, c'était silencieux, paisible comme maintenant". C'est l'extrême force du film, de longs silences, puis la parole qui finit par naître, calme, terrible et juste.

5Six nazis interrogés

Pour raconter la Shoah, Lanzmann a poursuivi aussi les bourreaux. Six d'entre eux témoignent, soit en caméra cachée, soit face caméra. Claude Lanzmann dira plus tard que certains ont été payés pour témoigner. Six "témoins" dont Franz Grassler, adjoint allemand du docteur Heinz Auerswald, commissaire nazi du Ghetto de Varsovie, Josef Oberhauser, officier nazi dans le camp d'extermination de Belzec ou Walter Stier, membre du parti nazi et chef du bureau 33 de la "Reichsbahn" (chemins de fer du Reich). Pour mesurer la froideur de ces acteurs de la Shoah, il suffirait de regarder le témoignage de Franz Suchomel, filmé à son insu en camera cachée, qui ouvre la deuxième partie du film.

En Franz Suchomel est un fonctionnaire nazi. Il était affecté à l'Aktion T4 chargée de l'extermination des handicapés physiques et mentaux, il fut reconnu coupable de complicité de meurtre de plus de 300 000 personnes lors des procès de Treblinka et condamné en septembre 1965 à six ans de prison. La séquence commence devant sa maison. Une rue paisible de Basse Bavière. Bucolique, on entend les oiseaux. En off, un chant fredonné. On apprendra plus tard que ce chant devait être appris par les déportés juifs arrivant dans le camp de Treblinka. Insupportable quand Lanzmann le pousse à chanter de plus en plus fort, Suchomel semble ne pas se rendre compte de son inhumanité. Puis l'image volée apparaît, floue, striée, en noir et blanc, salie, presque illisible, mais le spectateur discerne Suchomel qui explique, armé d'une badine sur un plan dessiné du camp, le fonctionnement industriel de l'extermination. Une géographie précise de l'enfer créé par les nazis. Il parle de flux, de données de stock, froidement, sans ciller, il raconte comment il était possible de traiter 18 000 personnes par jour à Treblinka. Le portrait d'un petit fonctionnaire replet et joufflu, l'un des acteurs de ce système industriel d'extermination, un technicien, un bureaucrate de l’horreur.

6Qui est le réalisateur Claude Lanzmann ?

Le réalisateur du film "Shoah"  Claude Lanzmann le 23 mai 1985 à Paris. (JOEL ROBINE / AFP)

Claude Lanzmann est très présent dans Shoah. Sa voix, sa carrure, son calme, son obstination emplissent l'écran. Parfois, le spectateur aperçoit sa main se poser discrètement sur l'épaule du témoin, comme un geste de fraternité. Le film ne comporte aucune voix off, aucun commentaire, c'est le ton de ses entretiens qui marque le spectateur. Le réalisateur devient l'acteur principal du film et de cette quête. Cette quête qui pourrait être née durant la guerre. Il est le fils d’une mère antiquaire d’origine juive ukrainienne et d’un père décorateur d’origine lettone et biélorusse. Caché dans une ferme, le père du jeune Claude entraîne ses enfants à disparaître en simulant des rafles de la Gestapo. Cela n'empêche pas l'adolescent de 18 ans d'entrer aux Jeunesses communistes et de participer à la lutte clandestine et aux combats dans les maquis auvergnats. En 1952, il rencontre Sartre et Beauvoir qui le persuadent qu'il peut être écrivain et cinéaste. Il vit avec de Beauvoir et devient journaliste et rédacteur de la revue Les temps modernes et réalise en 1973 son premier film Pourquoi Israël. A la suite de ce film, il se lance dans sa grande œuvre que sera Shoah.

7Le refus catégorique de la fiction

En 1987, dans un entretien au journal Libération, Claude Lanzmann déclarait : "la perversion du système nazi, ce n’est pas seulement la destruction des juifs, c’est la destruction de la destruction. Il fallait qu’il n’y ait pas de traces du génocide. Ça n’existait pas pendant que ça se faisait ! On interdisait le mot cadavre, on disait chargement, marionnette, merde, rien… Il a donc fallu tout reconstruire". Raconter la Shoah en fiction était donc pour lui "un crime". Il poursuit : "Je ne vois pas comment on peut faire de la fiction avec l’extermination des juifs. L’idée même d’une fiction ! L’image même des juifs entrant dans les chambres à gaz ! (...) Ce serait insupportable pour les survivants, les morts, les victimes. Impossible, un crime ! Je crois qu’en écoutant ce Polonais raconter – revivre sous nos yeux – cette vision d’enfer du ghetto, on y est… on voit."

Dans ce sens, certains voient en Shoah une œuvre talmudique, ce que Lanzmann comprenait en disant : "Le Talmud interdit la représentation. C’est vrai… Shoah est une expérience allégorique du voyage des juifs européens vers la mort. De leurs derniers instants. C’est une résurrection."

Du remarquable Nuit et Brouillard d'Alain Resnais à base d'archive et du texte de Jean Cayrol, historien dit par Michel Bouquet à La Liste de Schindler de Steven Spielberg, le cinéma fait, plus ou moins éthiquement, œuvre de mémoire. Cette semaine sera sur les écrans, La Zone d'intérêt de Jonathan Glazer, qui raconte la vie du commandant d'Auschwitz Rudolf Höss et de sa famille dans leur maison en bordure du camp.

Mais Shoah de Lanzmann demeure ce monument qui faisait dire à Simone de Beauvoir : "Je n'aurais imaginé une pareille alliance de l'horreur et de la beauté. Certes, l'une ne sert pas à masquer l'autre, il ne s'agit pas d'esthétisme : au contraire, elle la met en lumière avec tant d'invention et de rigueur que nous avons conscience de contempler une grande œuvre. Un pur chef-d'œuvre."

Shoah, de Claude Lanzmann, est diffusé sur France 2 le mardi 30 janvier à partir de 21h10 et disponible dès le lendemain sur france.tv pendant trente jours.

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