"On a bien joué et bien dansé" : au théâtre de Chaillot, les colonies de vacances sont artistiques
"Je vous invite à me suivre, nous allons faire un voyage en Martinique". Le public quitte le majestueux foyer de la danse du théâtre de Chaillot et rejoint le studio Maurice-Béjart au sous-sol, où se joue un spectacle pas comme les autres. Sur scène, pas d’artistes professionnels, mais dix-sept adolescents martiniquais. Formant un cercle, silencieux et éclairés par des lumières vertes et roses, ils s’apprêtent à présenter ce qu’ils ont créé pendant la "Chaillot colo", colonie de vacances artistique organisée par le Théâtre national de la Danse.
Le silence est rompu par un chant traditionnel. Puis le bruit des tambours résonne, accompagné par le cliquetis frénétique du ti-bwa, instrument à percussion. Les adolescents chantent et jouent de plus belle. Ils livrent leur interprétation du bèlè, pratique artistique martiniquaise mêlant musique, chant, danse et conte.
S’émanciper
Créées en 2022, les Chaillot colos sont pensées comme "un levier d’émancipation pour les jeunes", explique Elie E Silva, directrice de l’accueil et de l’hospitalité : "Elles sont une manière très concrète de travailler en profondeur avec un petit groupe de jeunes, pour leur permettre de se confronter à des choses auxquelles ils n’ont pas l’habitude, d'apprendre, de découvrir, à travers une pratique artistique et une rencontre avec des artistes."
"Inscrire dans le parcours de vie des individus des expériences artistiques dès leur enfance, c’est contribuer à plus d’attention, plus de culture et plus d’ouverture d’esprit", abonde Rachid Ouramdane, arrivé à la tête du théâtre national de la danse en 2021. "J’ai voulu annoncer Chaillot comme un théâtre des diversités et de l’hospitalité. C’est un lieu de convergence et de rassemblement, au travers des œuvres", ajoute celui qui avait initié ces colonies de vacances artistiques lorsqu’il dirigeait le Centre chorégraphique national de Grenoble.
Le non-dit
Pendant deux semaines, les artistes en herbe ont créé et répété autour d’un thème : "le non-dit", pensé par les artistes encadrants, Gal Hurvitz comédienne israélienne, et Yannick Kamanzi chorégraphe rwandais, tous deux metteurs en scène. "Je choisis des artistes qui ont ce goût du terrain, de rejoindre cette jeunesse dans leur problématique sur leur territoire, explique Rachid Ouramdane. Je leur demande de penser une proposition qui vient se frotter à toutes ces problématiques." Danse, acrobatie, théâtre… à chaque Chaillot colo, sa thématique.
"Avec Gal, nous avons cherché quel serait le point commun entre son histoire, la mienne et celle de la Martinique", explique Yannick Kamanzi, né après le génocide des Tutsis au Rwanda. La famille de Gal Hurvitz a, quant à elle, été victime de la Shoah. L’histoire de l’île antillaise est marquée par la colonisation et l’esclavage. "Nos trois pays ont comme passé beaucoup de non-dits, reprend le chorégraphe. Des trajets ont été coupés par le fil de l’histoire, que ce soit par des génocides, l’esclavage ou des conflits."
À travers différents exercices, les deux artistes ont donc conduit les adolescents à se raconter. Ils se sont écrit une lettre à eux-mêmes dans le passé ou le futur. Ils ont aussi mis sur le papier des questions qu’ils n’ont jamais pu poser ou qui sont restées sans réponse. "C’est très intéressant du point de vue du développement personnel, ça peut aider certaines personnes à comprendre ou accepter des choses", estime Marc-Antoine, 16 ans. Sa camarade Annalycka, 15 ans, acquiesce : "C’est important de savoir qui nous sommes au fond de nous, ce que l'on veut, ce que l'on ressent. Ça fait réfléchir." Mais deux jours avant la représentation, le groupe ne savait pas encore si ces mots seraient mis en scène. "Est-ce qu'ils seront prêts à lire les lettres et poser leurs questions ?, se demandait alors Gal Hurvitz. Parce qu’ils ont posé de très belles questions, très émouvantes."
"Ils ont pu prendre position"
C’est le jour J ! Les lettres enregistrées résonnent dans le foyer de la danse. Les adolescents se livrent un peu plus encore dans un film documentaire sur le thème "de l’esclavage, de la liberté et l’identité", diffusé pendant la représentation et tourné à la Toussaint lors la première partie de cette Chaillot colo en Martinique. Leur récit d’eux-mêmes se poursuit en vrai. Alors qu’ils dansent, ils s'immobilisent subitement et se confient un à un sur leur vie quotidienne en Martinique : "C’est très difficile de trouver des transports en commun", "Ça ne me dérangerait pas d’aller vivre ailleurs pour trouver du travail plus facilement"...
Puis, ils se taisent. Tour à tour, ils se déplacent sur la scène, se figent et forment ensemble une grande statue : les uns étendus sur le sol, d’autres agenouillés près d’eux, les derniers à l’écart les tiennent en joue. Immobiles, ils posent enfin leurs questions restées sans réponse : "D’où je viens vraiment ?", "Comment t’es-tu senti quand j’ai joué avec ton cœur ?", "Pourquoi m’avoir fait croire que ce que je pensais n’avait pas de sens ?" Deux jours plus tôt, leur jeu était encore timide. "Parlez plus fort", "gardez la posture", répétaient inlassablement les professeurs. Aujourd’hui, les corps sont ancrés, la voix porte et le public applaudit.
Après la représentation, Annalycka et Charlène ont le sourire aux lèvres. "Je suis heureuse. On a bien joué et bien dansé", se félicite la première, chanteuse et danseuse. "On a passé un bon moment, on s'est bien amusé et c'était très enrichissant", ajoute la seconde, musicienne. Gal Hurvitz sourit aussi : "Je suis vraiment émerveillée par ces jeunes. Ils ont fait découvrir leur monde avec beaucoup de générosité." Yannick Kamanzi s’en réjouit : "Ils ont enfin pris l'espace qu'ils devaient prendre. Ça m'a fait plaisir de les voir parler, parce que pendant longtemps, ils disaient que ça n'en valait pas la peine, que tout était déjà dit, que les plus grands devaient être ceux qui prenaient la parole. De leur manière, ils ont pu prendre position."
Vive les vacances !
Le directeur de la colonie observe lui aussi un changement dans le comportement de ces adolescents qu’il accompagne aux CEMEA Martinique, association qui intervient dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville : "Les jeunes ne sont pas les mêmes qu'au début du séjour. Ceux qui faisaient la moue ont donné une performance et se sont plus qu’impliqués", les félicite David Jean-Baptiste. Ce dernier les a aussi vus évoluer dans la vie quotidienne, se partageant les tâches ménagères à l’institut national des jeunes sourds où ils logent, ou en organisant leurs sorties dans la capitale.
Car les Chaillot colos, ce sont aussi des vacances. Après les ateliers artistiques le matin, les jeunes partent en vadrouille. "On a porté ce projet pour répondre à une réalité qu’on constatait cruellement : celle que certains enfants n’ont pas la possibilité de partir en vacances", relate Rachid Ouramdane. "Certains viennent pour la première fois à Paris, confirme David Jean-Baptiste. Il y a des choses qu’on ne voit que dans les livres à l'école en Martinique, ils ont découvert des endroits." De toutes les visites, Sarasvati a préféré le château de Versailles. "Depuis petite, j'ai toujours voulu le visiter. Je ne pensais pas que c'était aussi grand, ça m'a impressionnée", raconte l’adolescente de 14 ans.
Les Chaillot Colos ne se déroulent pas qu’à Paris. L’une s’est tenue en Charente avec des jeunes d’Angoulême, une autre en Guyane. Le projet s’étend même à l’étranger, au Rwanda et en République démocratique du Congo. "En tant que théâtre national, Chaillot a la responsabilité d’agir sur l’ensemble du territoire, explique Rachid Ouramdane. Son site est parisien, mais son action est nationale, ultramarine et internationale."
Le spectacle acte la fin de la colo. Et malgré l'euphorie de la performance, il y a un peu de tristesse dans l'air. "J’aurais aimé que ça dure un peu plus longtemps, souffle Annalycka. J’espère qu’il y aura une autre Chaillot colo." Sa camarade Charlène l’assure : "Ce n’est qu’un au revoir !"
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